Au cœur de l’opposition entre royauté et démocratie se
trouve, entre autres, la question de la compétence. Le démocrate ne peut
qu’avoir foi en un postulat, la fameuse théorie de la « compétence des
incompétents ». En résumé, le politique, échappant à une règle par
ailleurs universelle, ne nécessiterait pas de compétence particulière et serait
donc légitimement exercé par l’ensemble des citoyens. Seuls peuvent jouer de la
harpe ceux qui ont appris à jouer de la harpe, seuls peuvent faire des
chaussures ceux qui ont appris à faire des chaussures ; mais tous les
citoyens seraient également aptes à décider de ce qui est bon pour la
communauté ; et c’est de la multiplicité des prises de position et
finalement de la décision majoritaire que viendrait le plus grand bien possible.
Ce postulat est la seule justification possible de la souveraineté populaire et
de son corollaire, le suffrage universel.
Évidemment, il est largement mis en échec par la
réalité : les régimes démocratiques n’ont pas su régler le très ancien
problème des inégalités – ils auraient même plutôt eu tendance à l’aggraver
– ; et ils ont donné naissance à la crise écologique. On me dira qu’ils ne
sont pas les seuls : la crise écologique vient de toutes les sociétés
industrielles, qu’elles soient ou non organisées démocratiquement. C’est
vrai ; mais il n’en reste pas moins que, dans la résolution de cette crise,
les démocraties n’ont pas su avancer.
Face à cette réalité, les partisans de la démocratie ont
deux réponses possibles. Les moins lucides affirment que si les choses vont
mal, c’est justement parce que nos sociétés ne seraient pas assez
démocratiques. Selon le vieux principe qui veut qu’on a les pieds mouillés tant
qu’on est au milieu du gué, ils affirment que davantage de démocratie réglerait
tous nos problèmes – et de proposer des évolutions institutionnelles comme le
tirage au sort, la proportionnelle ou la démocratie directe. Mais il s’agit là
d’un pur acte de foi : rien dans la réalité ne nous permet de croire que
donner réellement le pouvoir à la majorité nous sortirait les couilles des
ronces. Bien au contraire, les micros-trottoirs, les sondages d’opinion, les
audiences de Cyril Hanouna, tout est là pour nous rappeler que donner un vrai
pouvoir aux vraies gens serait sans doute une très mauvaise idée.
Arrive donc une seconde réponse, celle des démocrates les
plus lucides : mais c’est que le peuple n’est pas assez éduqué ! On
peut passer rapidement sur le côté amusant qu’il y a à considérer que le peuple
n’est pas éduqué dans la mesure où il ne vote pas comme nous. Le vrai problème
de cette réponse, c’est qu’on ne peut pas espérer éclairer les foules en moins
de quelques décennies. Or, si la question des inégalités, qui patiente depuis
des millénaires, peut bien attendre un siècle de plus, ce n’est pas le cas de
la crise écologique, dont l’urgence impose des mesures rapides.
Cela, il me semble que de plus en plus de gens s’en rendent
compte. Même si la démocratie reste évidemment défendue par une écrasante
majorité de la population, surtout dans les pays développés, on observe tout de
même une montée en puissance de l’idée que la Crise actuelle ne pourra être
réglée que par des régimes plus ou moins autoritaires.
Au sein de cette mouvance, Tol Ardor défend plus
particulièrement un système novateur, une royauté participative,
constitutionnelle mais non parlementaire. Un de nos arguments est que, le
peuple dans sa globalité étant incapable d’assumer le pouvoir, il doit être
détenu par ceux qui en ont la compétence. Ce qui ne nous empêche pas, par
ailleurs, de vouloir conserver les principaux acquis des démocraties : d’une
part parce qu’à l’échelle locale, il nous semble que la démocratie reste un
mode d’organisation pertinent ; d’autre part parce que le caractère participatif
du système que nous prévoyons n’est pas un vain mot – nous reconnaissons
parfaitement l’utilité de l’expression d’une pluralité d’opinions, nous ne
critiquons que le mode de décision à la majorité des voix ;
enfin et surtout par notre insistance sur les droits de l’homme.
Mais on nous fait souvent cette réponse : ceux qui
détiennent aujourd’hui le pouvoir ne sont pas réellement le peuple, mais des
technocrates formés à son exercice. Sortant des IEP, de l’ENA et consort, ils
devraient bien l’être, compétents ! Pour beaucoup, c’est la preuve que le
pouvoir ne s’apprend pas et n’a rien à voir avec aucune compétence.
Or, cette déduction apparemment logique vient d’une mauvaise
compréhension de la compétence nécessaire à l’exercice du pouvoir et donc de la
formation que requiert l’acquisition de cette compétence. Le pouvoir nécessite
en effet deux types de compétences. La première est d’ordre technique : il
s’agit de savoir comment on exerce le
pouvoir, c’est-à-dire ce qui fonctionne ou pas, la manière dont les hommes
réagissent à telle ou telle situation, les grandes lois de l’économie et de la
politique, la situation du monde etc. Cet aspect du pouvoir politique est
évidemment essentiel à son exercice.
Cependant, il n’est pas celui qui est le plus essentiel. Le plus essentiel, c’est l’aspect moral du
pouvoir politique : il s’agit de savoir pourquoi et dans quel but
on exerce le pouvoir politique, et ce qui peut mener à ce but. Ce qui implique
de multiples exigences : une rigueur morale consistant à préférer
l’intérêt général à son intérêt particulier, mais également une compréhension
intellectuelle des raisons qui font que ce bien commun doit être recherché,
ainsi que des moyens qui permettent de l’atteindre. Pour être apte à gouverner,
il ne faut pas seulement avoir la passion du bien commun ; encore faut-il
comprendre pourquoi la surveillance généralisée des citoyens ou la course à la
croissance ne sauraient être des moyens pour l’accomplir.
Finalement, on voit que la formation nécessaire à une bonne
action politique n’est pas d’abord d’ordre technique mais moral et donc
philosophique, comme l’a très bien montré Platon dans La République. Et c’est précisément cela qui manque aux politiciens
de nos jours : ils sont formés à la technique de la politique, mais pas à
sa philosophie. Ce qui explique que, malgré leurs titres et leurs diplômes, ils
soient totalement incompétents : n’ayant que le volet technique de la
formation politique, et pas son volet philosophique, ils n’ont finalement pas
véritablement de formation de décideurs, mais seulement d’exécutants. Ce sont
donc des exécutants qu’on a mis aux manettes : un peu comme un pilote de
navire qu’on aurait propulsé capitaine. Or, ce n’est pas du tout le même métier.
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas seulement de
faire appel à la vertu des hommes politiques. D’abord parce que dans ce
domaine, la vertu est nécessaire, mais aussi dangereuse. Durant la Révolution
française, le très-vertueux Robespierre, l’ascète, l’Incorruptible comme on le surnommait
à l’époque, mit en place un régime qui, sans être totalitaire – il n’en avait
pas les moyens technologiques – avait cependant une volonté totalitaire ;
alors que dans le même temps, Danton, le viveur, le corrompu, l’homme qui maîtrisait
à la perfection l’art de faire coïncider ses idéaux avec ses intérêts, condamna
les excès de la Terreur et finalement donna sa vie pour ce combat.
Ce qui explique cela, c’est que le pouvoir comporte toujours
un risque corrupteur, et que même la vertu peut être corrompue. La vertu
corrompue, dévoyée de Robespierre s’est révélée plus dangereuse pour le pays
que les calculs en partie égoïste de Danton. La vertu personnelle d’un individu
n’est donc pas, à elle seule, le garant de ses qualités de décideur. C’est
pourquoi il ne faut pas se reposer uniquement sur elle : comme l’ont très
bien compris Montesquieu, puis d’autres philosophes comme Mirabeau ou Alain, ce
n’est pas d’abord dans la vertu personnelle des dirigeants que se trouve le
salut en politique, mais dans l’équilibre des pouvoirs.
Cette idée, complexe, est souvent mal comprise. En
particulier, nombreux sont ceux qui confondent équilibre des pouvoirs et
démocratie. Pour continuer sur la période révolutionnaire, on pourrait citer
Camille Desmoulins, ami de Danton et de Robespierre, qui avait proposé de
confier un pouvoir absolu à une Assemblée nationale élue. Mirabeau, au
contraire (encore un homme assez vénal et corrompu, d’ailleurs), avait bien
compris que, même élue, une Assemblée sans contre-pouvoir ne pourrait que
devenir despotique. Comme Montesquieu, il promouvait non pas une véritable
démocratie, mais une monarchie constitutionnelle qui, tout en donnant un
véritable pouvoir politique au roi, ne le laisserait pas sans contre-pouvoirs.
Cela étant, même si la vertu ne saurait être le tout du
politique, elle n’est pas non plus rien ; on ne peut pas s’en remettre à
elle seule pour penser un système politique un peu moins mauvais que le nôtre,
mais on ne peut pas non plus faire comme si elle n’avait aucune importance. Or,
c’est précisément ce qui est en train de se passer : le triomphe des
valeurs capitalistes et libérales en économie légitime tous les égoïsmes, alors
même que les valeurs portées par les religions, qui auraient pu faire
contrepoids, sont en chute libre. Les élites ont bien sûr toujours profité des
systèmes politiques pour faire leur beurre ; mais il y a une soixantaine
d’années, elles avaient conscience que c’était mal, ou du moins illégitime et
donc répréhensible. Aujourd’hui, on a l’impression que la disparition de la
vertu en politique est telle que ceux qui refusent de payer leurs impôts ou
détournent l’argent public n’ont même plus conscience de mal faire.
On retombe, en fin de compte, sur la question de leur
incompétence politique, c’est-à-dire de l’absence totale de formation et de
pensée philosophique et morale chez eux. La vertu qu’il leur manque, ce n’est
pas une qualité personnelle innée qu’on aurait ou pas, c’est une véritable formation
de philosophes.
Est-il possible de remonter la pente de l’intérieur du
système démocratique ? Cela me semble malheureusement improbable. Comme
l’a montré Platon – encore lui –, la démocratie ne porte pas au pouvoir ceux
qui ont les compétences philosophiques et morales qui leur permettraient de
l’assumer, mais plutôt ceux qui ont les compétences techniques et la richesse
personnelle qui leur permettent de subjuguer le peuple et de se faire élire. Le
système politique proposé par Tol Ardor n’est pas parfait – il n’existe de
toute manière rien de tel. Mais il est probablement plus adapté à la Crise
contemporaine que les démocraties.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire