Et voilà, Trump est élu. Je dois bien dire que même moi, je
ne m’y attendais pas vraiment. Je n’y croyais pas, au fond, comme je ne croyais
pas vraiment au Brexit il y a quelques mois. Et pourtant, ça colle tellement
bien avec mes idées ; ça me donne tellement raison ! Qu’est-ce qu’on
dit, à Tol Ardor ? Que le peuple, dans sa globalité, n’a malheureusement
pas les moyens de gouverner de manière intelligente pour faire face à la Crise
actuelle ; qu’étant donné l’urgence de cette Crise et en particulier de
son volet écologique, nous n’avons pas le temps de l’éduquer ; et qu’en
conséquence, il est nécessaire de mettre en place un régime autoritaire (certes
très particulier et très différent de ceux dont notre histoire nous donne des
exemples) pour faire face à la Crise.
Vous me pardonnerez de me répéter, mais franchement, si les
populations des pays développés s’étaient toutes passé le mot pour nous donner
raison sur toute la ligne, elles ne s’y seraient pas prises autrement. Le
joyeux combo Sarko-FN en France, Orban en Hongrie, le Brexit au Royaume-Uni, et
maintenant Trump aux États-Unis… Faut arrêter, les gars ! C’est bon, vous
nous avez enlevé le peu de foi qui pouvait nous rester en la démocratie – moi,
j’avoue qu’il ne m’en restait guère.
Bien sûr, j’exagère. Pas sur la bêtise populaire,
hein ! Là-dessus, comme le prouve ma surprise devant ce résultat, j’aurais
même plutôt tendance à en enlever. En revanche, les partisans de la démocratie
ne comprennent toujours pas. On a beau leur demander, à chaque élection,
« mais enfin, il vous en faut encore combien, des résultats comme ça, pour
comprendre ? », il faut croire qu’il leur en faut toujours un de
plus. Ils ont toujours les mêmes excuses : c’est la faute des politiciens
– des médias – des institutions – de l’abstention, barrez les mentions
inutiles. Ou alors, la bonne vieille « c’est parce que le peuple n’est pas
encore éduqué ». Ben oui, mais s’il ne l’est pas encore, qu’on ne lui
donne pas encore le pouvoir ! Bref. Pas la peine de continuer, je pisse
dans un violoncelle.
En soi, j’avoue que je j’aurais assez envie de vous laisser
là-dessus. Sur cette idée toute simple que si, après ça, vous y croyez encore,
à la démocratie, ben tant pis pour vous. Que si vous pensez encore qu’elle peut
résoudre la crise de notre époque (car je ne nie pas qu’elle ait été bonne pour
résoudre les crises d’autres
époques ; je dis seulement qu’on n’est plus en 1940 et que la démocratie
n’est plus adaptée aux problèmes auxquels nous,
on doit faire face), eh bien vous n’avez qu’à continuer à ne rien faire contre,
à pleurnicher à chaque résultat électoral qui ne vous convient pas, et à ne
rien comprendre à rien. Et j’ai envie d’ajouter qu’il ne faudra pas pleurer
quand le prochain connard élu par des connards vous enverra dans un camp, ou
devant un peloton d’exécution, ou tout bêtement réduira vos libertés à néant.
Bien sûr, ça me fait gavé-chier que moi, moi qui vous aurai pourtant averti, je
sois moi aussi destiné à finir avec vous dans le camp ; mais bon, sauf à
partir au Canada, je n’y peux pas grand-chose (parfois j’y pense, à fonder Tol Ardor au Canada plutôt qu’en France).
Mais comme je suis bon prince et que je vous aime bien, je
vais quand même essayer d’aller un peu plus loin. On va essayer de comprendre
un peu mieux, d’y voir un peu plus clair. Parce qu’il y a quand même une nouveauté
dans le fait qu’on dégringole à ce point dans l’échelle de l’intelligence
humaine.
Que la démocratie, depuis qu’elle a triomphé, ait porté au
pouvoir des gens qui nous ont fait passablement de mal, c’est assez clair.
Prenons les deux problèmes fondamentaux de notre temps, les inégalités entre
les hommes et la destruction généralisée de la nature. Bien rares ont été les
épisodes où la démocratie a contribué à réduire les inégalités : le Front
populaire chez nous, le New Deal aux États-Unis, une progression,
ponctuellement, des droits sociaux – encore a-t-elle la plupart du temps été au
moins autant le fruit de la lutte des travailleurs que du véritable
fonctionnement démocratique des institutions ; et encore a-t-elle été bien
souvent grignotée et détricotée par les patrons et les actionnaires. Bref, l’immense
majorité des élus de tous les pays développés a sciemment aggravé le premier
problème – il faut dire qu’eux et leurs potes en étaient les premiers
bénéficiaires ; qui ne leur pardonnerait pas ?
Quant au second, qui a bétonné la France et relancé
l’industrialisation à outrance si ce n’est le gaullisme démocratiquement
élu ? Il est assez amusant de constater à quel point de Gaulle a été un
grand homme quand il a lutté contre le nazisme, c’est-à-dire quand il n’avait
aucune légitimité démocratique, mais seulement celle des circonstances ;
et comme, dès qu’il a été élu, il est devenu l’architecte d’une société
sclérosée et perfusée au pétrole. Bref, là encore, nos démocraties ont pavé la
voie à tout ce que nous connaissons aujourd’hui : la sixième extinction
massive, le réchauffement climatique, la destruction des écosystèmes – bref les
joies de l’anthropocène.
Mais alors finalement, qu’est-ce qui a changé ? Quelle
différence entre Trump qui nie le réchauffement climatique et de Gaulle qui
bétonne la France ? La différence, c’est le contexte. À l’époque de de
Gaulle, il fallait une lucidité exceptionnelle pour comprendre les dangers que
présentait la civilisation techno-industrielle ; alors qu’aujourd’hui, il
faut un aveuglement exceptionnel pour ne pas les voir. De Gaulle était un homme
d’une grande intelligence et d’une grande culture, mais c’était un homme de son
temps. Alors que Trump est tout simplement un crétin, un imbécile, un arriéré,
un abruti.
Et ça, c’est un changement. Pendant longtemps, les
démocraties ont porté au pouvoir des gens pas forcément exceptionnels, pas
forcément des génies visionnaires ou des monstres de lucidité et de
clairvoyance, mais des gens qui, tout de même, faisaient le boulot avec une
certaine intelligence. Il y avait des filtres qui faisaient qu’on n’arrivait
pas au pouvoir sans une certaine culture, une certaine intelligence, qui, même
si elles ne suffisent certainement pas à garantir une bonne action politique –
j’entends déjà ceux qui vont me rappeler que nombre de médecins des camps de la
mort étaient des gens qu’on pressentait pour le Nobel avant la guerre –,
restent quand même préférables à leur absence.
Aujourd’hui, ce sont ces filtres qui ne fonctionnent plus.
Pire encore, ils se sont inversés : non seulement la culture n’est plus un
prérequis pour accéder au pouvoir, mais elle est devenue un handicap. Un homme
comme Mitterrand serait complètement inaudible aujourd’hui ; après lui,
Chirac, autre homme de culture, a dû se faire passer pour un crétin toute sa
vie pour se faire élire et garder sa popularité. Quant aux suivants, sans être
aussi stupides que Trump, ce sont clairement des gens qui ouvrent un livre tous
les vendredi premier du mois et qui ne mettent jamais les pieds à l’opéra.
Qu’est-ce qui a fait tomber ces filtres ? Une réponse
précise et approfondie nécessiterait sans doute un livre entier, mais je crois
qu’on peut oser une piste avec le déclassement et la peur du déclassement. La
mondialisation a, clairement, accru les inégalités et renforcé la pauvreté dans
les pays développés. Pour schématiser très sommairement, on pourrait dire que,
dans ce contexte de globalisation de l’économie, les machines et les Chinois
ont récupéré les emplois dont bénéficiaient auparavant les habitants des pays
riches ; que la raréfaction des ressources a parallèlement fait diminuer
leur pouvoir d’achat ; et que, face à cette double crise, les élites ont
catégoriquement refusé de partager le fardeau, et se sont débrouillées pour en
faire porter tout le poids, intégralement tout
le poids, sur les catégories populaires.
Du coup, elles souffrent, les catégories populaires. Je
crois que beaucoup de gens ont du mal à réaliser à quel point les pauvres
galèrent pour vivre, tout simplement. La polémique sur le prix du pain au
chocolat de Copé en était révélatrice : ceux qui se moquaient ignoraient
que les pauvres n’achètent pas leur pain au chocolat en boulangerie à 1,50€,
mais chez Lidl, en boîte, à 15 centimes l’unité. Copé l’ignorait aussi, bien
sûr, mais ce n’est pas la question. C’est cet écart entre la classe moyenne et
les catégories vraiment populaires dont on n’a pas toujours conscience.
Or, les classes populaires, elles, le ressentent très
violemment. Les commentateurs s’indignent généralement de ce que leur colère
trouve son exutoire dans un vote pour un milliardaire comme Trump ou une
héritière comme Marine Le Pen ; mais c’est qu’ils n’ont pas compris qu’il
n’y a aucune ignorance là-dedans. Seulement, les pauvres en veulent infiniment moins
aux ulra-riches qu’aux classes moyennes qui ont réussi, plus ou moins
modestement bien sûr, mais qui mènent tout de même la vie agréable qu’elles n’ont
pas.
Cela peut sembler curieux, mais s’explique en réalité assez
bien. D’abord parce que les ultra-riches sont trop loin des pauvres, trop
inaccessibles ; ils vivent trop dans une tour, pour ne pas dire sur une
autre planète. En outre, les plus pauvres peuvent facilement se reconnaître
dans leurs propos : cette élite économique, puisque très riche, mais qui
n’a jamais accédé aux responsabilités, donc qui peut se présenter comme
l’outsider anti-Système, joue facilement sur la peur du déclassement qui trouve
ses boucs émissaires dans des catégories perçues comme des privilégiés, parfois
avec une part de vrai (comme pour les fonctionnaires), parfois de manière
délirante (comme pour les migrants).
Inversement, les classes moyennes sont proches des pauvres,
donc accessibles à leur colère, à leur rage. C’est particulièrement vrai pour
la moyenne bourgeoisie intellectuelle, nourrie d’une culture que les classes
populaires ont dans leur immense majorité toujours perçue comme étrangère et
les excluant par nature. Alors forcément, quand cette classe moyenne
intellectuelle – les journalistes, les profs… –, qui représente tout ce que les
pauvres détestent, conchie à longueur d’émission télé un type qui représente
tout ce que les pauvres envient, et qui en plus tient les propos qu’ils ont
envie d’entendre, un pont se construit entre les pauvres et le riche populiste.
Y a-t-il une issue ? Un sondage IPSOS réalisé du 21 au
25 octobre 2016 révèle que les Français commencent à se rendre compte que la
démocratie est grippée. 57% pensent qu’elle fonctionne mal, 77% pensent qu’elle
fonctionne de plus en plus mal. Entre février 2014 et octobre 2016, la part des
gens qui affirment que « le régime démocratique est irremplaçable, c’est
le meilleur possible » est passé de 76 à 68% ; parallèlement, la part
de ceux qui pensent que « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi
bons que la démocratie » est passée de 24 à 32%. Un tiers des Français qui
pensent que d’autres régimes pourraient être aussi bons que la démocratie, ce n’est
pas rien. 33% se montrent même favorables à un régime autoritaire dont la
description n’est pas si éloignée de ce que propose Tol Ardor.
C’est, indéniablement, un signe que certaines de nos idées
progressent dans la société. Est-ce pour autant un signe d’espoir ? Assez faible,
il faut le reconnaître : pour l’instant, ce désir d’autorité est justement
capté par les incompétents du style de Trump ou de Le Pen. Les mentalités
changent, mais il est probable que ce ne sera pas suffisant pour arrêter le train
fou qui nous envoie dans le mur et conduit notre civilisation à son
écroulement.
Je ne prétends donc ni qu’il faille la fortune, ni qu’il faille des
diplômes pour bien gouverner. Tous cela, nos dirigeants les ont, et ils nous
mènent droit dans le mur. Mais il faut de l’intelligence, et il faut de la
culture. Elles seules donnent à un homme le recul, la hauteur de vue
nécessaires au gouvernement des hommes.
Ce qui nous amène à un dernier point : la culture et l’intelligence ne rendent aucunement « supérieur ». Cela n’aurait aucun sens, car je crois très profondément que les hommes naissent et demeurent égaux en dignité. Elles sont seulement – je pèse chaque mot – nécessaires – et non pas suffisantes – au gouvernement des hommes. Celui qui sait se battre n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à assurer la défense de la Cité. Celui qui sait jouer de la harpe n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à jouer de la harpe dans un orchestre. De la même manière, certains, sans être supérieurs aux autres, sont plus aptes à gouverner.
*** EDIT ***
Je crains de m’être, avec cet article, bien mal fait
comprendre, voire attiré quelques inimitiés. Je vais donc revenir sur deux
séries de critiques récurrentes.
1/ On me reproche de n’avoir pas vu que le vote Trump est
avant tout un vote des classes moyennes. À cela, je réponds deux choses.
La première, c’est que je n’ai jamais dit que le vote Trump
était d’abord celui des classes
populaires ; j’ai dit qu’il était aussi
celui des classes populaires, ce qui est indéniable.
La seconde, c’est que le terme « classe moyenne »
est un générique très vague qui recouvre énormément de situations différentes.
Le vote Trump est en effet un vote des classes moyennes, mais avant tout des
classes moyennes inférieures, les moins riches donc, qui sont aussi les moins
éduquées. Surtout, les électeurs de Trump sont des gens qui, à tort ou à
raison, se voient comme déclassés, c’est-à-dire vivant moins bien que leurs
parents, ou menacés par le déclassement. C’est un vote des campagnes, des
petites villes, des banlieues des villes moyennes, bref un vote des périphéries ;
un vote des agriculteurs, des ouvriers, des petits entrepreneurs etc.
Il faut donc se méfier de la distinction un peu simpliste
entre « catégories populaires » et « classes moyennes » sur
le seul critère du revenu. Elles sont parfois sociologiquement très proches.
2/ Sans surprise, on me reproche mon élitisme. Dans une
certaine mesure, je l’assume. Mais je voudrais tout de même préciser un point
essentiel. J’ai parlé de l’importance de l’intelligence et de la culture pour
mener une action politique qui soit la meilleure possible. Je persiste et
signe ; mais ceux qui m’accusent de mépriser le peuple et les petites gens
n’ont pas compris mon propos.
En effet, ni l’intelligence, ni la culture n’ont grand-chose
à voir ni avec le milieu social d’origine, ni avec les diplômes. Ludovine de la
Rochère ou Donald Trump sont issus des élites économiques de la société, et ce
sont des crétins. Hollande est bardé de diplômes, et il ne vaut guère mieux.
Inversement, François Cavanna, ancien maçon qui n’avait que le brevet en poche,
était un homme d’une immense culture et d’une intelligence lumineuse.
Ce qui nous amène à un dernier point : la culture et l’intelligence ne rendent aucunement « supérieur ». Cela n’aurait aucun sens, car je crois très profondément que les hommes naissent et demeurent égaux en dignité. Elles sont seulement – je pèse chaque mot – nécessaires – et non pas suffisantes – au gouvernement des hommes. Celui qui sait se battre n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à assurer la défense de la Cité. Celui qui sait jouer de la harpe n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à jouer de la harpe dans un orchestre. De la même manière, certains, sans être supérieurs aux autres, sont plus aptes à gouverner.
Petite parenthèse: cela me rappelle une prof de philo quand j'étais en term qui nous disait :" le garagiste est plus intelligent que moi, prof de philo... quand il s'agit de réparer une voiture. "
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