Dans sa correspondance, Tolkien écrit : « J’ai
parfois l’impression d’être enfermé dans un asile de fou. » Parfois ?
Il avait de la chance. Moi, j’ai parfois l’impression de ne pas y être enfermé, dans l’asile de fous.
La crise, comme de plus en plus souvent – et rien que cette
régularité devrait mettre certains en alerte –, vient de la liberté
d’expression. Et la séquence actuelle illustre parfaitement le danger qui nous
guette.
Il y a d’abord eu l’affaire des affiches du Ministère de la
santé visant à inciter les hommes à se protéger quand ils ont des relations
entre eux. Les restes de la Manif pour Tous, la droite versaillaise, les
électeurs de Fillon, tous se sont levés comme un seul homme pour exiger que le
gouvernement retire cette campagne « choquante »,
« provocante », « immorale », qui « faisait la
promotion de l’adultère », j’en passe et des meilleures (il y a même des
bouffons qui ont lancé le « homophobe » ! fallait oser).
À ce moment, je me suis dit qu’il faudrait quand même que je
me fende d’un billet pour expliquer à ces braves gens qu’il n’y avait rien de
choquant là-dedans, et encore moins de motif à retrait ou à interdiction ;
qu’il n’y avait rien de choquant dans la sexualité et rien d’impudique dans ces
affiches, et que les couples de même sexe n’étant pas plus choquants que les
couples hétéros, on ne pouvait réclamer le retrait de ces affiches – sauf à
réclamer aussi celui de toute image d’un couple enlacé ou de toute allusion à
la sexualité, ce qui semble un peu radical. Mais ça ne me semblait pas urgent,
plein de gens faisant le boulot aussi bien que j’aurais pu le faire.
Après, il y a eu l’affaire Sausage Party, pour laquelle on a eu droit à peu près au même topo.
De mon côté, après avoir vu la bande annonce et quelques extraits, je me suis
dit que ça avait l’air lourd et nul à chier, comme dessin animé, mais enfin,
pas de quoi interdire quand même. Je trouvais que ça allait bien avec l’affaire
des affiches de prévention des MST et que j’allais pouvoir faire un billet
commun.
Et là-dessus, patatras, est arrivée l’affaire de la loi
pénalisant les sites anti-IVG. Loi créant, je cite, un « délit d’entrave
numérique à l’avortement ». Elle traînait dans les cartons depuis un bail,
mais là, ce n’était pas la même chose : tout soudain, elle se trouvait
validée par l’Assemblée nationale, autrement dit aux portes de la promulgation.
Examinons les choses sereinement. Ce n’est pas simple, parce
que cette loi pue évidemment le piège et le calcul politique. Le gouvernement
cherche à renouveler le coup de la loi Taubira – loi que, je le rappelle pour
mes lecteurs occasionnels, j’ai approuvée sans la moindre réserve, et pour
laquelle je me suis même longuement battu – : diviser la droite et faire
apparaître ceux qui s’opposent à lui comme des réactionnaires antiféministes.
Et ça marche ! Je l’ai bien vu dans les quelques débats que j’ai pu avoir
là-dessus sur les réseaux sociaux : s’opposer à la loi vous catalogue immédiatement
comme adversaire de l’avortement.
Or, là encore, j’ai exprimé sur ce blog, depuis cinq ans (et
depuis bien plus longtemps ailleurs) une position constante en faveur de
l’avortement. On ne peut donc pas honnêtement prétendre que mon opposition à
cette loi relève de l’intégrisme catholique ou de la lutte contre cette pratique.
Seulement voilà : on peut être pour l’avortement et pour la liberté d’expression. Dans la
version votée par l’Assemblée, la loi prévoit non seulement des amendes, mais
encore de la prison, pour ceux qui se rendraient coupables de ce « délit
d’entrave numérique à l’avortement ». Envoyer des gens en prison ?
Pour avoir publié quelque chose sur Internet ?
On me dit que c’est déjà le cas, que la liberté d’expression
n’est pas sans limites. Certains m’invitent même à aller vivre aux États-Unis
si je ne suis pas content. Que la liberté d’expression doive être limitée, je
n’en disconviens pas : encore une fois, je n’ai pas dit autre chose sur ce
blog depuis cinq ans. Mais que ce droit fondamental puisse légitimement
connaître certaines limites ne suffit
clairement pas justifier n’importe quelle
limite. On interdit l’appel à la haine ou à la violence parce qu’ils sont
dangereux pour la sécurité physique des personnes ; on interdit la
diffamation parce qu’elle nuit à l’intégrité ou à la réputation de quelqu’un.
La question qu’il faut donc se poser est la suivante : l’existence de ces
sites présente-t-elle un danger tel que leur interdiction y soit la meilleure
réponse possible ?
Reprenons donc les arguments des défenseurs de la loi.
« Les sites anti-IVG mentent et manipulent leurs lecteurs ! »
Oui. Et alors ? Ni le mensonge, ni la manipulation ne sont interdits, que
je sache. Et surtout, ils ne peuvent pas l’être : si la liberté
d’expression consiste à ne pouvoir dire que la vérité, alors il n’y a plus de
liberté d’expression. Quant à la manipulation, tout le monde en fait en
permanence, de manière plus ou moins consciente, plus ou moins assumée. Dès
lors qu’on discute avec l’autre pour essayer de le rallier à un point de vue,
on le manipule, dans une certaine mesure. Souligner le danger présenté par
Jean-Marie Le Pen pour inciter les gens à voter Chirac, n’était-ce pas de la
manipulation ? Si nous devions mettre les manipulateurs derrière les
barreaux, nous y serions tous.
« Mais dans certains cas, on interdit le mensonge et la
manipulation : pour les publicités mensongères, les escroqueries, ou pour
les fonctionnaires dans le cadre de leur métier. » En effet ; mais les
sites anti-IVG entrent-ils dans ce cadre ? S’ils ne gagnent pas d’argent,
il n’y a pas escroquerie. Ce ne sont pas des fonctionnaires. On ne peut pas
soumettre au régime des fonctionnaires en service l’ensemble de la
population : là encore, ce serait la mort pure et simple de toute liberté
d’expression. De même, les comparaisons avec les interdictions de publier des
sondages dans les jours qui précèdent une élection, ou de tracter devant un
bureau de vote, ne tiennent pas la route : ces interdictions sont
parfaitement délimitées dans l’espace et dans le temps ; elles sont donc
proportionnées. Alors que là, on parle d’interdictions pures et simples, ad vitam aeternam. Ça n’a strictement
rien à voir. Restreindre légitimement un droit fondamental de manière
proportionnée est une chose ; le fouler aux pieds en est une autre.
« Mais ces sites sont dangereux ! On interdit bien
les pitbulls et les armes à feu. » Euh… Non. Certains chiens et certaines
armes sont soumis à un contrôle, c’est-à-dire que n’importe qui ne peut pas les
posséder, et que leurs propriétaires sont soumis à certaines règles. Rien à
voir, donc, avec une interdiction générale.
« Mais il y a ici un sujet de santé publique. »
Certes. Et alors ? Est-ce qu’on va aussi, dans la foulée, interdire les
sites qui entretiennent la méfiance face à la vaccination ? La pollution
et le réchauffement climatique vont nous entraîner, à moyen terme, dans des
problèmes de santé publique autrement plus importants que ceux que pose
l’avortement ; va-t-on aussi interdire les sites climatosceptiques ?
Combien de temps avant que les grands laboratoires ne fassent interdire les
sites des lanceurs d’alerte sur les possibles effets néfastes de leurs
médicaments, toujours au nom de la santé publique ?
« Mais les sites
anti-IVG se font passer pour des sites institutionnels ! C’est
interdit ! » Ben oui, banane : c’est déjà interdit. Pourquoi rajouter une loi ? S’ils se font
passer pour des sites de l’État, qu’on les punisse ! Les outils
législatifs existent déjà ;
pourquoi en faire d’autres ? Vous trouvez qu’en France on n’a pas assez de
lois ?
« Ah ben oui mais il y a des failles. Il faut une
nouvelle loi pour les boucher ! » D’accord. Mais pourquoi cette loi-là ? On peut très bien
mieux définir le fait de se faire passer pour un site institutionnel ou
gouvernemental sans pour autant créer de « délit d’entrave numérique à
l’IVG » : c’est dangereux et complètement disproportionné. Bien sûr,
si tu veux te débarrasser des termites dans ta maison, tu peux brûler ta maison. Ça va sûrement tuer les termites. Est-ce
que ce sera la meilleure solution pour autant ?
« Mais ils empêchent les femmes d’exercer un de leurs
droits ! » Ils empêchent ?
Maintenant quand on parle, quand on discute, quand on incite, on empêche ?
Mais enfin, les mots ont un sens ! On ne peut pas mettre sur le même plan
les pressions réelles (« Fais ça sinon, au choix : je te vire, je te
chasse de chez toi, je te frappe etc. ») et la simple incitation à faire
ou ne pas faire quelque chose.
« Ah mais non
parce que là c’est pas pareil ! Ils abusent de la faiblesse des
femmes ! Ça aussi, c’est interdit ! » Enfin. Ça, c’est le seul
argument un tant soit peu pertinent des partisans de la loi. Mais on doit lui
faire la même remarque que plus haut : si c’est déjà interdit, pas besoin
de le ré-interdire.
À ce stade, certains vont fatalement me dire : mais
s’il ne s’agit que de lutter contre l’inflation normative, est-ce vraiment si
important ? Est-ce vraiment grave de rajouter une loi pour redire ce que
d’autres lois disaient déjà ?
Oui, c’est grave ; c’est grave, parce que la nouvelle
loi ne dit pas tout à fait la même chose que les anciennes. L’usurpation
d’identité, le fait de se faire passer pour des sites institutionnels, l’abus
de faiblesse, tout cela est déjà puni, ce qui rend la nouvelle loi inutile. Mais
ce qui la rend dangereuse, et pas seulement inutile, c’est que sur le fond, il
ne s’agit pas de ça : il s’agit d’interdire des publications parce
qu’elles ne vont pas dans le sens de ce que pense le gouvernement.
Ça, c’est plus que dangereux, c’est dramatique. Nous ouvrons
une porte (ou plutôt nous continuons à ouvrir, parce que ça fait longtemps
qu’on l’a déverrouillée, celle-là) que nous ne pourrons plus refermer ensuite.
Comment croire, après ça, qu’on ne verra pas fleurir des délits d’entrave à
tout un tas d’autres choses ? La même logique est déjà à l’œuvre. C’est ainsi, par exemple, qu’on limite férocement
l’activité des lanceurs d’alerte parce qu’ils entravent le bon fonctionnement
des entreprises et de l’économie.
Comment les gens peuvent-ils être assez bêtes pour croire
que les choses vont en rester là ? Comment ceux qui demandaient hier la
liberté de montrer deux hommes s’embrasser peuvent-ils aujourd’hui prétendre
interdire à d’autres de publier leur opposition à l’IVG ? Comment
peuvent-ils être assez stupides pour s’imaginer que ça n’ira pas plus loin et
qu’ils n’en seront pas victimes à leur tour demain ?
Les outils du totalitarisme sont déjà là, tous, et il ne se passe pas un mois sans que nous en
rajoutions encore à la panoplie. Comment croyez-vous qu’ils seront utilisés demain ?
Quand ce sera Valls qui sera président ? Et quand ce sera Fillon ? Et
quand ce sera Marine Le Pen ? Et vous croyez peut-être que Marine Le Pen
est le pire que l’avenir puisse nous réserver ? Mais vous n’avez été ni au
collège, ni au lycée, ou quoi ? Ou alors vous avez séché l’histoire ?
Le fait que des associations ou des groupes comme La quadrature du Net, Rue 89 ou Charlie Hebdo se soient opposés à cette loi, ça ne nous met pas la
puce à l’oreille ?
L’apathie des gens sur ce sujet est plus que sidérante :
elle fait froid dans le dos. On peut déjà parier que personne ne descendra dans
la rue pour lutter contre cette loi, même ceux qui s’opposent à elle. Pour
lutter contre (ou pour) le mariage pour tous, ou contre la loi travail, ça oui,
on est bons. Mais pour la liberté d’expression, il n’y a plus personne. C’est
logique, et tout colle ! Les gens, finalement, ne veulent pas la liberté
d’expression en soi ; ils la
veulent pour eux ; mais pour
ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, c’est immédiatement la demande
d’interdiction qui ressort. Autant dire que l’attachement à la liberté
d’expression, chez nous, est proche de zéro, et que la majorité des gens n’a
finalement aucune idée de ce que signifie cette notion. Ils en ont une vision à
la Saint-Just (« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! »),
qui en est la négation même, alors qu’il faudrait qu’ils en aient la vision de
Voltaire (je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai
jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire[1]).
Encore une fois, lutter contre ces sites, souvent infects
et dangereux, est évidemment une nécessité. Mais pas à n’importe quel prix. La
loi nous offre déjà les moyens de les sanctionner quand ils abusent des droits
fondamentaux : utilisons-la. Argumentons, discutons, expliquons,
informons. Faisons comme Aurore Bergé : révélons grand jour le discours qu’ils
tiennent aux femmes qui les appellent. Mais de grâce, n’enfonçons pas un nouveau
coin dans une liberté parmi les plus précieuses, qui est déjà, et de plus en
plus, attaquée de toutes parts.
[1]
Je sais, je sais, la citation n’est pas authentique, c’est pour ça que je n’ai
pas mis de guillemets. Mais elle exprime quand même bien la pensée de Voltaire.
Un grand merci ! Je suis catholique, et même prêtre. Mais votre texte me fait penser positivement à cette citation du pasteur Niemöller, à propos de l'Allemagne nazie : "
RépondreSupprimerQuand ils sont venus chercher les socialistes, je n'ai rien dit parce que je n'étais pas socialiste. Alors ils sont venus chercher les syndicalistes, et je n'ai rien dit parce que je n'étais pas syndicaliste. Puis ils sont venus chercher les Juifs, et je n'ai rien dit parce que je n'étais pas juif. Enfin ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour me défendre.
« L’apathie des gens sur ce sujet est plus que sidérante … »
RépondreSupprimerEt pas seulement sur ce sujet !
En particulier, l’apathie des gens à adopter – sans réflexion critique – des coutumes n’ayant aucun intérêt, contrairement à l’attitude que Bertold Brecht conseille d’adopter ci-dessous :
« N'acceptez pas comme telle la coutume reçue, cherchez-en la nécessité... Ne dites jamais c'est naturel afin que rien de passe pour immuable. » (Bertold Brecht, 1929)