Sans la musique, dit Nietzsche, la vie serait une erreur. C’est
vrai aussi de la danse, de la peinture, de la sculpture, de la littérature, de
l’architecture ; sans l’art, la vie serait une erreur. À la grande question :
pourquoi sommes-nous ici ? qu’est-ce qu’on fait là ? que doit être
notre but sur la Terre, et dans la vie ?, je crois qu’il y a plusieurs réponses,
mais qu’elles sont finalement assez peu nombreuses, et que l’art en est une.
Produire de l’art, quand on peut, et quand on ne peut pas, en profiter, vivre dans
la contemplation des œuvres des autres, m’a toujours semblé un des buts suprêmes
de la vie humaine, et partant une des conditions du bonheur. À qui n’aime pas
la musique – ou la littérature, ou la danse –, il manque quelque chose, souvent
sans même qu’il en ait conscience ; inversement, celui qui écoute plus,
lit plus, danse ou regarde danser, celui-là vit plus, et vit mieux, et vit plus
heureux.
Je crois que c’est vrai pour tous les hommes, parce que cela
tient à notre nature, et doublement. D’abord, parce que nous sommes par nature liés
à la beauté, que la beauté est une des valeurs fondamentales autour desquelles
notre vie devrait toujours être ordonnée, et qu’il y a toujours du beau dans les
œuvres d’art de qualité, fût-ce la beauté de bien parler d’une charogne. Pour
une vie pleinement heureuse, ou la plus heureuse possible, il nous faudrait
vivre entourés de beauté : si l’on pouvait, comme le dit Alain, « boire
son café dans une belle tasse ; […] s’asseoir et appuyer sa main sur une
noble chimère sculptée dans le bois, et usée déjà un peu par tant d’autres
mains. Sortir, regarder l’heure à une belle horloge. […] Lever le nez en l’air
pour voir s’il pleuvra et apercevoir une gargouille monstrueuse qui semble rire ;
[…] se plaire à tout cela, mais n’y point penser ; au contraire, en faire
comme un fond et une trame pour d’autres pensées ».
La seconde raison, c’est, je crois, qu’étant des êtres
créés, nous sommes également par nature créateurs – sous-créateurs, pour
reprendre les termes de Tolkien –, et que donc nous ne pouvons pleinement nous
réaliser, accomplir notre nature, qu’en créant, ou au moins en jouissant de la
création des autres.
J’ai donc une reconnaissance infinie, et nous avons tous une
dette particulière, envers ceux qui nous font ainsi « la vie en beau » :
compositeurs, musiciens, chanteurs, danseurs, peintres, sculpteurs, acteurs,
réalisateurs, auteurs, poètes, sans oublier tous les autres, ceux qui ne sont
pas dans la lumière, les invisibles qui travaillent autour de ceux-là, dans l’ombre :
costumiers, décorateurs, éclairagistes, perchistes, cadreurs, j’en oublie tant.
Or, pour beaucoup, la vie n’est pas facile. Michel Piccoli, qui vient de
mourir, dénonçait cette erreur : « le public croit toujours qu’un
artiste travaille dans l’aisance, dans la facilité et dans le luxe. »
À quelques exceptions près, non ; « intermittent »,
ça veut avant tout dire au chômage une bonne partie de sa vie. Leur système de
retraites, contrairement à ce qu’on entend ici ou là, n’a rien d’une avalanche
de privilèges, et la réforme de Macron, si elle arrive à terme, empirera
considérablement les choses pour eux. J’ai été profondément choqué (à défaut d’être
surpris), l’hiver dernier, en entendant des bourgeois du XVIIe
arrondissement, de leur propre aveu habitués de l’Opéra et du Ballet de Paris, parler
avec une morgue et un mépris insupportables des grèves et des revendications
des danseurs et des musiciens. Comment peut-on, surtout quand on en profite, ne
pas avoir plus d’égards envers ceux qui rendent notre vie si belle et si riche,
si digne d’être vécue ? Pour nous offrir la magie du Lac des cygnes, les danseurs brisent leur corps, et ont bien souvent
du mal à marcher à quarante ans.
Ce désengagement de l’État envers la culture ne saurait nous
surprendre : il n’est que la réplique du même désengagement sur la santé,
l’éducation ou la justice. Mais il est d’une certaine manière plus inquiétant
encore, parce qu’il passe plus inaperçu, et qu’il est mieux accepté. Churchill
aurait dit, à quelqu’un qui lui proposait de réduire le budget de la culture :
« Mais alors, pourquoi nous battons-nous ? » Aujourd’hui, ceux
qui considèrent la culture comme secondaire sont au pouvoir, mais ils sont
aussi dans la rue.
Pour les privilégiés qui, comme moi, ont bien vécu ce confinement, ont eu globalement plus de temps que d’habitude pour leur loisir, il a été une bonne occasion de lire, d’écouter de la musique, de regarder des films. C’est le conseil que j’ai donné à mes élèves, et en fin de compte, je leur aurai proposé davantage d’heures de lecture littéraire que de cours d’histoire, et plus de morceaux de musique que d’exercices de géographie. C’est un choix que j’assume : à période exceptionnelle, comportement exceptionnel ; et s’ils m’ont écouté, ils auront à mon avis plus gagné à découvrir « Casta diva » ou « Les oiseaux dans la charmille » qu’à faire une énième étude de document sur la Guerre froide.
Les artistes, eux, ont continué à travailler. Les chœurs, l’orchestre
et le ballet de l’Opéra national de Paris ont chacun publié une vidéo dans laquelle,
confinés, ils continuent de chanter, de jouer, de danser. Intitulées « Dire
merci », elles étaient destinées aux soignants. Merci à eux, bien sûr :
merci à ceux qui se sont battus, et qui se battent encore, contre cette
maladie, et surtout contre toutes les autres, et qui auraient bien besoin d’autres
choses que de médailles et d’applaudissements.
Mais merci aussi à ceux qui ont dit merci : merci aux
artistes. Car si permettre à nos corps de survivre et de ne pas trop souffrir
est essentiel, nourrir nos âmes et rendre nos vies vraiment humaines ne l’est
pas moins. Artistes, vos œuvres sont nos vitres magiques, nos vitres de
paradis.
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