Le 4 février 2019, le pape François a signé, avec le cheikh
Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar, considéré comme la plus
haute autorité de l’islam sunnite, une déclaration commune intitulée
« Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la
coexistence commune ». J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je
pense de ce texte, malgré ses lacunes et les erreurs qu’à mon avis il comporte,
puisque dans l’ensemble, il va clairement dans le sens de ce Tol Ardor et
moi-même disons depuis longtemps.
Le document a toutefois engendré de très nombreuses
critiques, en particulier dans les rangs des traditionalistes et des
conservateurs catholiques. Une phrase en particulier a soulevé leur
indignation : celle selon laquelle la diversité des religions serait
voulue par Dieu. Nous avons déjà eu l’occasion de démonter un de leurs
principaux arguments, celui selon lequel Dieu, étant Vérité, ne pourrait
vouloir ni l’erreur, ni le mensonge.
Mais les traditionalistes s’appuient également sur plusieurs
passages des Évangiles, que je vous propose à présent de commenter. Les deux
principaux sont extraits de l’Évangile de Jean. Le premier est en Jean 10,
7-9 :
« Jésus
reprit : “En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des
brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands,
mais les brebis ne les ont pas écoutés. Je suis la porte : si quelqu’un
entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se
nourrir.” »
Le
second, encore plus connu, est en Jean 14, 6 :
« Jésus lui dit : “Je
suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par
moi.” »
L’idée, à chaque fois, est la même : le Christ est le
passage obligé pour aller vers Dieu et vers le salut. Le premier passage, il
faut le noter, n’exclut pas la possibilité d’un salut hors du Christ. On peut
se demander à qui le Christ fait référence quand Il parle de « ceux qui
sont venus avant [Lui] » : certainement pas aux autres religions, à leurs
prophètes ou à leurs textes sacrés, en tout cas, puisque ceux-là, les hommes
les ont écoutés, et largement. Le second passage, en tout cas, exclut sans
ambiguïté la possibilité du salut pour qui ne passe pas par le Christ.
De cela, les traditionalistes tirent les conclusions les
plus délirantes. Et bien tristement, les paroles les plus choquantes ne viennent
pas de la FSSPX, mais d’un évêque en pleine communion avec Rome, le père
Athanasius Schneider. Pour lui, « les
hommes deviennent fils de Dieu non par nature, mais par adoption. […] Celui qui
est leur créateur devient aussi alors, par la grâce, leur Père ».
Comment se fait cette adoption ? Pour le père Schneider, qui suit Athanase
d’Alexandrie, « les hommes ne
peuvent devenir fils de Dieu que par la foi et le baptême […]. Par conséquent,
par nature, Dieu n’est pas au sens propre le Père de tous les êtres humains.
C’est seulement si une personne accepte consciemment le Christ et est baptisée
qu’elle pourra crier en vérité : “Abba, Père” ».
Le même cite également Cyprien de Carthage : « Il ne peut pas avoir Dieu pour père, celui qui n’a pas l’Église
pour mère ».
Est-il besoin d’argumenter contre une telle aberration, et
même une telle ignominie ? N’est-on pas instinctivement révolté rien qu’à
lire la phrase ? Que, dans les premiers siècles du christianisme, dans un
contexte bien particulier où cette religion encore jeune était menacée dans son
existence même, de grands penseurs aient pu écrire ces énormités, on le
comprend. Mais comment des gens un tant soit peu éduqués peuvent-ils faire de
même de nos jours, malgré les progrès spirituels et moraux censés avoir été
faits entretemps ?
Un Dieu d’Amour ne
peut qu’être le Père de ce qu’Il crée. J’ajouterais : le Père et la Mère, tant il est vrai que Dieu
est également masculin et féminin[1].
Créer dans l’amour, par amour et pour l’amour, c’est très exactement la
définition même de la paternité et de la maternité. Dieu est donc à l’évidence
Père et Mère non seulement de tous les hommes, mais encore de tous les êtres
vivants ; prétendre le contraire, c’est dire soit qu’Il n’est pas leur
créateur, soit qu’Il n’est pas un Dieu d’Amour ; toute autre proposition
serait illogique et incohérente[2].
Pour dire cela, faut-il renier l’Évangile de Jean ? À l’évidence non. Oui,
Jésus est la Porte. Oui, Il est le Chemin. Mais comment peut-on avoir
l’arrogance de s’imaginer que seuls ceux qui croient consciemment en Lui
passent par ce Chemin ? Comment peut-on se dire chrétien et prétendre
savoir où est le Christ et où Il n’est pas ? Ce que nous dit le Christ, ce
n’est de toute évidence pas que les non-baptisés ne peuvent pas entrer dans le
Royaume ; c’est que bien des gens passent par la Porte sans le savoir et
sans la reconnaître.
« Bien des gens », ai-je dit ? Plus
encore : chaque homme, chaque être vivant. Que ce soit avant sa mort ou
après, chacun passe par le Christ et vient au Père, parce que la bonne nouvelle
annoncée par le Christ, c’est justement l’amour absolu, infini et
inconditionnel de Dieu, et donc le salut universel. Cette idée n’est pas de
moi, c’est la théorie des « chrétiens anonymes ». Athanasius
Schneider l’exprime bien, même si c’est pour la condamner : selon elle,
« la mission de l’Église dans le monde consisterait […] à faire naître la
conscience que tous les hommes doivent avoir de leur salut en Jésus-Christ, et
par voie de conséquence, de leur adoption filiale en Jésus-Christ ». On
est évidemment aux antipodes de la vision de Schneider, conception d’exclusion,
fermée et finalement très humaine.
Une chose, et une seule, m’empêche finalement de dire que
nous sommes tous chrétiens, même si nous n’en avons pas tous conscience, et
c’est le respect que je voue aux convictions de chacun. Appelant
« chrétiens » des gens qui ne se revendiquent pas comme tels,
j’aurais l’impression de leur faire violence. Mais si nous ne sommes pas tous
chrétiens, nous sommes tous frères. Ne pas le voir est, je le crains, tout à
fait incompatible avec le christianisme.
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