mercredi 27 février 2019

Tous frères ; tous chrétiens ?


Le 4 février 2019, le pape François a signé, avec le cheikh Ahmed Mohamed el-Tayeb, imam de la mosquée Al Azhar, considéré comme la plus haute autorité de l’islam sunnite, une déclaration commune intitulée « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ». J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense de ce texte, malgré ses lacunes et les erreurs qu’à mon avis il comporte, puisque dans l’ensemble, il va clairement dans le sens de ce Tol Ardor et moi-même disons depuis longtemps.

Le document a toutefois engendré de très nombreuses critiques, en particulier dans les rangs des traditionalistes et des conservateurs catholiques. Une phrase en particulier a soulevé leur indignation : celle selon laquelle la diversité des religions serait voulue par Dieu. Nous avons déjà eu l’occasion de démonter un de leurs principaux arguments, celui selon lequel Dieu, étant Vérité, ne pourrait vouloir ni l’erreur, ni le mensonge.

Mais les traditionalistes s’appuient également sur plusieurs passages des Évangiles, que je vous propose à présent de commenter. Les deux principaux sont extraits de l’Évangile de Jean. Le premier est en Jean 10, 7-9 :

« Jésus reprit : “En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés. Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir.” »

Le second, encore plus connu, est en Jean 14, 6 :

« Jésus lui dit : “Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi.” »

L’idée, à chaque fois, est la même : le Christ est le passage obligé pour aller vers Dieu et vers le salut. Le premier passage, il faut le noter, n’exclut pas la possibilité d’un salut hors du Christ. On peut se demander à qui le Christ fait référence quand Il parle de « ceux qui sont venus avant [Lui] » : certainement pas aux autres religions, à leurs prophètes ou à leurs textes sacrés, en tout cas, puisque ceux-là, les hommes les ont écoutés, et largement. Le second passage, en tout cas, exclut sans ambiguïté la possibilité du salut pour qui ne passe pas par le Christ.

De cela, les traditionalistes tirent les conclusions les plus délirantes. Et bien tristement, les paroles les plus choquantes ne viennent pas de la FSSPX, mais d’un évêque en pleine communion avec Rome, le père Athanasius Schneider. Pour lui, « les hommes deviennent fils de Dieu non par nature, mais par adoption. […] Celui qui est leur créateur devient aussi alors, par la grâce, leur Père ». Comment se fait cette adoption ? Pour le père Schneider, qui suit Athanase d’Alexandrie, « les hommes ne peuvent devenir fils de Dieu que par la foi et le baptême […]. Par conséquent, par nature, Dieu n’est pas au sens propre le Père de tous les êtres humains. C’est seulement si une personne accepte consciemment le Christ et est baptisée qu’elle pourra crier en vérité : Abba, Père ». Le même cite également Cyprien de Carthage : « Il ne peut pas avoir Dieu pour père, celui qui n’a pas l’Église pour mère ».

Est-il besoin d’argumenter contre une telle aberration, et même une telle ignominie ? N’est-on pas instinctivement révolté rien qu’à lire la phrase ? Que, dans les premiers siècles du christianisme, dans un contexte bien particulier où cette religion encore jeune était menacée dans son existence même, de grands penseurs aient pu écrire ces énormités, on le comprend. Mais comment des gens un tant soit peu éduqués peuvent-ils faire de même de nos jours, malgré les progrès spirituels et moraux censés avoir été faits entretemps ?

Un Dieu d’Amour ne peut qu’être le Père de ce qu’Il crée. J’ajouterais : le Père et la Mère, tant il est vrai que Dieu est également masculin et féminin[1]. Créer dans l’amour, par amour et pour l’amour, c’est très exactement la définition même de la paternité et de la maternité. Dieu est donc à l’évidence Père et Mère non seulement de tous les hommes, mais encore de tous les êtres vivants ; prétendre le contraire, c’est dire soit qu’Il n’est pas leur créateur, soit qu’Il n’est pas un Dieu d’Amour ; toute autre proposition serait illogique et incohérente[2].

Pour dire cela, faut-il renier l’Évangile de Jean ? À l’évidence non. Oui, Jésus est la Porte. Oui, Il est le Chemin. Mais comment peut-on avoir l’arrogance de s’imaginer que seuls ceux qui croient consciemment en Lui passent par ce Chemin ? Comment peut-on se dire chrétien et prétendre savoir où est le Christ et où Il n’est pas ? Ce que nous dit le Christ, ce n’est de toute évidence pas que les non-baptisés ne peuvent pas entrer dans le Royaume ; c’est que bien des gens passent par la Porte sans le savoir et sans la reconnaître.

« Bien des gens », ai-je dit ? Plus encore : chaque homme, chaque être vivant. Que ce soit avant sa mort ou après, chacun passe par le Christ et vient au Père, parce que la bonne nouvelle annoncée par le Christ, c’est justement l’amour absolu, infini et inconditionnel de Dieu, et donc le salut universel. Cette idée n’est pas de moi, c’est la théorie des « chrétiens anonymes ». Athanasius Schneider l’exprime bien, même si c’est pour la condamner : selon elle, « la mission de l’Église dans le monde consisterait […] à faire naître la conscience que tous les hommes doivent avoir de leur salut en Jésus-Christ, et par voie de conséquence, de leur adoption filiale en Jésus-Christ ». On est évidemment aux antipodes de la vision de Schneider, conception d’exclusion, fermée et finalement très humaine.

Une chose, et une seule, m’empêche finalement de dire que nous sommes tous chrétiens, même si nous n’en avons pas tous conscience, et c’est le respect que je voue aux convictions de chacun. Appelant « chrétiens » des gens qui ne se revendiquent pas comme tels, j’aurais l’impression de leur faire violence. Mais si nous ne sommes pas tous chrétiens, nous sommes tous frères. Ne pas le voir est, je le crains, tout à fait incompatible avec le christianisme.


[1] Puisque « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Genèse 1, 27).
[2] Exactement de la même manière que l’idée de l’enfer ou de la damnation éternelle est contradictoire avec le caractère absolu et infini de l’Amour divin.

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