Les Français entretiennent à leurs médias une relation
d’amour-haine assez fascinante. Les journalistes sont une des catégories
socio-professionnelles dont ils se méfient le plus, voire qu’ils détestent le
plus, juste derrière les politiciens ; ils ne cessent de dénoncer des
médias aux ordres du gouvernement ou des grands groupes qui les
possèdent ; et pourtant, ils continuent de les suivre massivement.
Pour ma part, j’essaye d’éviter le média-bashing, pour
plusieurs raisons. D’abord parce que je déteste les généralisations, et que de
très nombreux journalistes sont sincères, ou intelligents, parfois même les
deux. Beaucoup font bien leur travail (merci, Yann Barthès). Ensuite parce que
taper sur les journalistes me semble toujours un moyen bien facile de ne pas
réfléchir aux véritables responsabilités. Mélenchon ne passe pas le cap du
premier tour de la présidentielle ? C’est la faute des médias !
Impossible de se dire que sa campagne n’a pas été si formidable que ça, ou que
ses idées ne convainquent pas tant de monde que ça. Le peuple demande à ce que
les prix de l’essence baissent pour qu’on puisse rouler plus facilement en
bagnole ? ou à ce qu’on refoule les immigrés à la mer ? Ce n’est pas
qu’ils sont racistes ou sans conscience écologique, les pauvres chéris :
c’est la faute des médias !
Cela étant, force est de constater que les médias posent
plusieurs problèmes structurels dans la société d’aujourd’hui. Il y a d’abord,
chez beaucoup de journalistes, un manque de rigueur intellectuelle, pour ne pas
dire d’intelligence. J’ai entendu cet hiver une journaliste politique réputée,
sur une grande radio du service public, demander à son invité si ça ne le gênait
pas de défendre le RIC, au motif que cette réforme était défendue depuis
longtemps par Étienne Chouard, qui lui-même refusait de ne dire que du mal d’Alain Soral, antisémite
notoire. Je suis moi-même un fervent opposant au RIC ; mais quand on en
arrive à ce niveau de bêtise dans l’argumentation et le questionnement… Vous me
direz que nous avons tous nos moments creux, qu’il nous arrive à tous de
manquer d’à-propos, voire de dire une belle connerie. Certes. Mais les
journalistes, par les répercussions que donne à leurs propos la nature même de
leur métier, ont un devoir d’exemplarité. Ils ne sont pas les seuls : je
suis aussi choqué quand je vois, chez mes collègues, des bulletins scolaires
remplis dans un français plus qu’approximatif.
C’est encore plus vrai de nos jours, car l’impact des médias
est démultiplié par la formidable caisse de résonance de leur
omniprésence : les chaînes d’info en continu, par exemple, et surtout,
bien sûr, les réseaux sociaux, font que les mêmes informations tournent en
boucle. Cela fait du bruit ; et face à ce bruit, les politiciens se
croient obligés de réagir, immédiatement, et bruyamment, eux aussi. De là les
lois de circonstances qui alourdissent à chaque fait divers, donc chaque
semaine un peu plus, notre arsenal législatif pourtant déjà obèse. Proposer une
nouvelle loi devient chez eux un véritable réflexe, faute d’autres idées. On en
arrive à une société du spectacle ou les politiciens croient avoir fait leur
travail quand, après le vacarme d’un fait divers bien choquant, ils ont fait un
vacarme équivalent dans la direction apparemment opposée. Rien n’avance, car
comme le dit Léodagan, deux trous du cul ne sont pas plus efficaces qu’un seul,
et deux lois qui disent la même chose ne seront pas plus respectées qu’une
seule. Mais les politiciens peuvent ainsi dire : j’ai réagi.
Je viens d’avoir un nouvel exemple de la manière dont les
médias peuvent, d’une manière apparemment tout à fait anodine, adopter un
comportement en réalité très pervers. Sur une chaîne d’information en continu,
un des analystes présents sur le plateau pour parler de l’affaire Tapie a été
interrompu en pleine phrase pour une « priorité au direct » : on
voyait vaguement Bernard Tapie arriver au tribunal derrière les vitres d’une
voiture. Bon, rien de bien grave, me direz-vous. Eh bien si, c’est grave. Je l’ai
déjà dit : les journalistes, comme les professeurs ou les politiciens,
sont un exemple pour le peuple, qu’ils le veuillent ou non, et même parfois – souvent
– sans que le peuple en ait conscience.
Or, en agissant ainsi, que dit-on ? D’abord, qu’on peut
couper la parole à quelqu’un en pleine phrase pour faire complètement autre
chose, alors que dans une discussion qui se veut sérieuse et de fond, la
première chose à faire pour montrer l’exemple serait de respecter les règles élémentaires
de la politesse. On accroît aussi la dangereuse habitude du zapping, déjà bien
ancrée par la pratique d’Internet et des liens hypertextes, qui nuit
considérablement à la faculté de se concentrer plus de dix minutes sur un même sujet.
Enfin, on affirme clairement qu’une mauvaise image d’un moment mineur de l’événement
est plus importante qu’une analyse dudit événement. Quoi qu’on puisse penser de
la qualité de cette analyse, faire primer l’image sur elle n’est pas un bon
message.
À l’heure de la démocratie d’opinion, de la société du
spectacle, à l’heure où la rue, les sondages et les réseaux sociaux cherchent de
plus en plus à faire la loi, et pire, y parviennent, les médias ne peuvent pas
se dispenser de repenser leur rôle et donc leurs pratiques. Et comme je ne veux
pas être que critique, il y a des
pistes d’amélioration évidentes :
1. Séparer clairement ce qui est de l’ordre du divertissement,
du loisir, de l’amusement, et ce qui est de l’ordre de la réflexion de fond, et
agir en conséquence. Je ne demande pas à Cyril Hanouna de ne jamais couper la
parole à ses invités dans son émission, parce qu’elle n’a pas de prétentions de
fond (pas trop, du moins). En revanche, cela implique que dans une émission où
on prétend informer ou réfléchir, et non pas divertir, on s’interdise les
raccourcis faciles, les images avant le fond, bref tout ce qui va faire le buzz
plutôt que faire penser.
2. Réserver à la réflexion de fond une place suffisante, y compris
en privilégiant les émissions de longue durée, et revoir les priorités des sujets
abordés. Moins reprendre les sujets déjà traités cent fois en long, en large et
en travers par tous les journalistes. L’affaire Benalla, même si elle est importante,
ne méritait pas le traitement qu’elle a reçu. En revanche, accorder une plus grande
place aux sujets de long terme. Il est inconcevable que l’écologie, dont dépend
l’intégralité de notre avenir à tous, bénéficie d’un traitement aussi faible et
surtout aussi peu diversifié dans les médias.
3. Mettre en avant les journalistes qui ont une formation
intellectuelle solide et qui font la preuve qu’ils travaillent leurs dossiers
et qu’ils essayent d’aller au bout des questions. Quand un syndicat de
gynécologues appelle à faire une grève des IVG, on ne peut pas se contenter de
rappeler que juridiquement, une IVG n’est pas un homicide : il est nécessaire
de se poser la question de savoir quand commence la vie humaine, dans quelle
conditions on peut supprimer une vie humaine, etc. Bref, il faut une réflexion
qui aille au bout des choses et ne se contente pas d’être superficielle. Pas
forcément pour apporter une réponse, et pas forcément la même réponse que moi,
mais pour aider les gens à se poser les bonnes questions. Un journaliste ne
fait pas son travail s’il se contente de rappeler ce que tout un chacun est
capable de dire dans une discussion de comptoir.
Évidemment, en écrivant tout cela, j’ai bien conscience de
la vacuité de mes mots. Ça s’oppose en effet frontalement à la logique
capitaliste et libérale de médias qui sont des entreprises, recherchent donc avant
tout un profit qu’ils n’ont à peu près que par le biais de la publicité, donc
par l’audience, et sont de ce point de vue en concurrence les uns avec les
autres. Dans ces conditions, évidemment que chacun cède à la facilité, au buzz,
à RIC = Chouard = Soral = antisémite = caca boudin ; ce n’est pas mon
billet qui va changer les choses. Mais j’aurais, au moins, nommé le mal.
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