lundi 25 mars 2019

Le totalitarisme, ce sera aussi pour les enfants


Sur la question de la natalité, mes positions sont très claires. Assumant mon malthusianisme, je trouve la Terre déjà trop peuplée eu égard aux ressources qu’elle contient. Je suis favorable à la limitation des naissances, à la décroissance démographique, donc évidemment à la contraception. Sur la question plus complexe de l’avortement, j’ai déjà eu l’occasion sur ce blog de rappeler que, considérant que la vie humaine commençait non pas au moment de la fécondation, mais bien après, je ne voyais rien d’immoral à l’IVG pratiquée dans les douze premières semaines de grossesse. Bref, on ne peut pas m’accuser de faire partie des tenants du « croissez et multipliez-vous », ni même de cultiver l’ambiguïté sur le sujet.

Je suis donc d’autant plus affligé quand je vois des gens qui, à partir des mêmes présupposés que moi, développent les idées les plus folles, les plus absurdes, les plus aberrantes et même les plus abjectes.

Ainsi, Antoine Bueno, de son état chargé de mission et secrétaire général du groupe centriste au Sénat, excusez-moi du peu, vient-il de publier un essai intitulé Permis de procréer et consacré à la question de la limitation des naissances. Et comme diraient les Dupondt, il n’y va pas de main morte avec le dos de la cuillère à pot. Constatant l’urgence écologique, il affirme d’abord qu’il faut accepter que le fait de procréer et de donner naissance à des enfants n’est pas seulement un acte individuel, mais engage le couple dans son rapport à la société.

 Jusque-là, franchement, rien de bien nouveau sous le soleil. Que faire des enfants soit un acte qui a une dimension collective, et qui par conséquent ne concerne pas seulement les parents, c’est une évidence. Évidence appliquée concrètement d’ailleurs, puisque tant que l’État a estimé devoir mener une politique nataliste, il l’a fait sans que personne n’y trouve à redire, par exemple en favorisant les familles nombreuses (par les allocations familiales, entre autres).

À l’heure de l’urgence écologique, il me semble à moi aussi clair comme de l’eau de roche qu’il faut renverser la vapeur. Oui, de nos jours, les couples doivent être incités, en particulier financièrement, à faire moins d’enfants. A minima, il faudrait taxer plus lourdement les couples à partir du troisième enfant ; mais pour être franc, vu l’urgence de la situation, il me semblerait bien préférable de taper au portefeuille dès le second. Par ailleurs, il faudrait mener, sur le long terme, une large politique éducative informant les couples du danger que représente pour la planète le poids démographique actuel de l’humanité.

Seulement, pour ma part, je m’arrête à ces mesures incitatives : impôts et éducation. Je ne conçois pas de politique coercitive en la matière, et ce pour deux raisons. La première, c’est qu’on ne peut pas empêcher les couples de faire autant d’enfants qu’ils le souhaitent. Le remède serait forcément pire que le mal ; car les empêcher comment ? On ne va pas les stériliser, ni leur retirer leurs enfants à la naissance, ni les tuer. Or, il ne faut pas interdire ce qu’on ne peut pas empêcher, c’est forcément contre-productif.

La seconde, c’est que quand bien même il serait possible d’empêcher les couples d’avoir plus de, mettons, un ou deux enfants, je ne crois pas que l’État devrait le faire : certes, la procréation a une dimension collective ; mais il est fondamental de comprendre qu’elle est un acte individuel avant que d’être un acte collectif ; que sa dimension personnelle prime, et de loin, sa dimension sociale. Je ne crois donc pas que l’État ait la moindre légitimité pour interdire aux familles de dépasser un certain nombre d’enfants. Inciter, oui, c’est non seulement nécessaire, mais même franchement urgent ; interdire, non, c’est une ligne rouge à ne pas franchir.

Antoine Bueno la franchit, lui, et allègrement. Pour lui, les futurs parents doivent signer un « contrat de parentalité », défini par la société (concrètement, par l’État) ; et en cas de refus, pas de problème : ils sont déchus de leur autorité parentale, on leur prend le bébé à la naissance, et on le place dans une famille plus docile.

Antoine Bueno nous explique par ailleurs que cette proposition est « humaniste », ce qui, selon lui, prouve qu’on peut concilier humanisme et écologie, et prétend que ça ne pose pas de problème, puisque de toute manière, des parents motivés par le fait d’avoir un enfant ne refuseront jamais de signer le contrat.

Pour ma part, j’hésite : cette proposition débile et abjecte est-elle surtout débile ou surtout abjecte ? Débile, elle l’est parce que notre joyeux conseiller au Sénat ne comprend pas qu’un contrat signé sous la menace de se voir retirer son enfant n’a aucune valeur. Platon avait déjà compris que les serments d’amour n’engageaient pas moralement ceux qui les faisaient ; c’est pareil pour n’importe quel serment ou contrat fait avec un tel pistolet sur la tempe.

Mais la proposition est à mon avis surtout abjecte, et incroyablement dangereuse par le seul fait qu’elle soit formulée. Et comme souvent, devant l’évidence, on est à court d’arguments. Pourquoi est-elle abjecte ? Parce que le lien du parent à son enfant est une des choses les plus fortes au monde ; parce que ce lien d’amour réciproque est une des composantes les plus essentielles de notre humanité. Une relation personnelle aussi puissante, aussi fondamentale, aussi première ne peut légitimement être cassée par la société que pour un motif des plus graves : si la vie, la santé ou le développement de l’enfant sont sérieusement compromis par le fait qu’il reste chez ses parents, alors oui, la société et l’État sont légitimes pour les déchoir de leur autorité parentale et placer les enfants ailleurs, en privilégiant des proches. Mais si un couple refuse de signer un papier, non, ça ne peut en aucun cas légitimer une sanction aussi extrême.

Comme très souvent, les hommes de notre temps, y compris nos dirigeants, prouvent qu’ils ont complètement perdu tout repère moral. Face à un problème réel, ils ne savent plus répondre que par des solutions démentielles. Il y a du racisme ? Piétinons la liberté d’expression. Les femmes sont harcelées par les hommes ? Balançons des noms sans preuve sur les réseaux sociaux. Des terroristes font sauter des bombes ? Mettons des gens en prison sans procès. Des manifestants pillent des magasins ? Laissons l’administration leur interdire de manifester sans passer devant un juge. Et je ne parle ici que de ce qui a été appliqué ! Si on s’engage dans la longue liste de ce qui se voit proposé, il y a de quoi glacer le sang. Quand on entend tant de responsables réclamer qu’on enferme sans procès des gens seulement parce qu’ils sont surveillés par les services secrets, peut-on vraiment être surpris par les délires d’Antoine Bueno ?

Et comme souvent, on assiste à une marche vers le totalitarisme, l’État trouvant de plus en plus normal de s’immiscer au cœur même de la vie privée des individus.

À chaque fois, le mal a les deux mêmes racines. La première, c’est qu’à l’heure des médias de masse, tout prend des proportions sociales dantesques : le fait divers devient insupportable, chacun fantasmant sur une société du risque zéro, et chacun pouvant réagir et ajouter sa voix à la vaste grogne. La seconde, c’est l’effondrement des valeurs morales : l’école a beaucoup perdu en autorité, et de toute manière elle échoue à transmettre le peu de valeurs qu’elle met encore en avant. Je ne sais pas si le peuple a jamais eu réellement conscience du rôle et de l’importance des libertés fondamentales, de la hiérarchie des vérités et des valeurs, de ne pas faire passer la fin avant les moyens, mais s’il l’a eue, il l’a perdue depuis longtemps. Et à présent, on trouve jusqu’au sommet de l’État des gens qui n’ont plus une once de culture ou d’humanité ; pour reprendre les termes de Heidegger, les gens qui nous dirigent n’ont plus aucune « pensée méditante », ils n’ont plus qu’une « pensée calculante ». Et qu’on ne s’y trompe pas : en cela, ils représentent bien ceux qui les ont portés au pouvoir.

Antoine Bueno voulait prouver qu’on pouvait concilier écologie et humanisme. Que ce soit possible, je le crois ! Tol Ardor et la Haute Haie en sont la preuve vivante – bien qu’inconnue. Mais ce triste personnage prouve surtout, à son corps défendant, qu’on peut très facilement concilier écologie et totalitarisme. Ça ne fera pas de moi autre chose que ce que je suis, et je reste évidemment un écologiste radical jusqu’à la moelle de mes os. Mais c’est un danger dont nous, écologistes radicaux, devons tenir compte. N’oublions pas que si la fin ne justifie pas les moyens, c’est parce qu’en réalité, il n’y a pas de fins, il n’y a que des moyens.

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