Thomas Robert Malthus |
L’économiste Thomas Malthus fait partie de ces
« penseurs maudits » au nom desquels colle, irrémédiablement
semble-t-il, et sans qu’ils en soient véritablement responsables, une image
détestable. De la même manière que beaucoup rattachent Nietzsche et Heidegger
au nazisme sans jamais les avoir lus, on associe Malthus à la haine de
l’humanité, au mépris des pauvres et à la castration forcée.
Pourtant, que dit-il ? Ses travaux portent sur le
rapport entre la production économique et la croissance de la population ;
pour faire vite, il affirme que la production alimentaire a tendance à croître moins
vite que la population si celle-ci n’est pas contrôlée ou régulée. L’idée n’est
d’ailleurs pas neuve à l’époque de Malthus, puisque des penseurs comme Platon,
Aristote, Confucius ou Machiavel avaient déjà posé des principes similaires.
Certains ont intenté à Malthus un procès en simplisme :
ils pointent un aspect marginal de son hypothèse, selon lequel la population croîtrait
de manière exponentielle ou géométrique (1, 2, 4, 8, 16…) alors que la production
alimentaire croîtrait de manière arithmétique (1, 2, 3, 4, 5…), et soulignent
que rien ne vient étayer concrètement cette hypothèse, qui demeure donc
allégorique. Mais cet argument élude la question véritable en se focalisant sur
un détail sans importance. Déjà, John Stuart Mill l’avait remarqué : « tout
lecteur honnête sait bien que M. Malthus ne met aucun accent sur cette
tentative malheureuse de donner une précision numérique à des choses qui ne la
supportent pas, et tous ceux qui sont capables de raisonner doivent bien voir
que cette remarque est un ajout superflu à son argument » (John Stuart
Mill, Principes d’économie politique,
II, XI, 6).
Ce point étant éclairci, reste le fond de la théorie
malthusienne, qu’on peut résumer par cette phrase : « le pouvoir de
la population humaine est infiniment supérieur au pouvoir qu’a la terre de
produire de quoi subvenir aux besoins de l’humanité » (Malthus, Essai sur le principe de population, 1798,
chapitre 1). Autrement dit, les ressources de la Terre ne sont pas infinies ou
illimitées, et elles ne peuvent croître infiniment ; par conséquent, la
croissance de la population ne saurait, elle non plus, être infinie, sous peine
d’aboutir à des situations de manque pouvant culminer dans des famines, des
guerres et des épidémies.
En ce sens, Malthus apparaît comme un économiste éminemment
moderne, précurseur même. Il ne s’agit pas, évidemment, de masquer ou de nier
les faces d’ombre du personnage. Certaines solutions que propose Malthus sont
aussi éloignées qu’il est possible de l’être de celles qu’envisage Tol Ardor.
Ainsi, nous ne prônons nullement la réduction des aides étatiques aux plus
pauvres ou la stricte abstinence sexuelle avant le mariage.
Mais il serait simpliste de réduire la pensée de Malthus à
ses errements sur ce qu’il convient de faire, et on peut partager l’essentiel
de ses constats sans forcément accepter toutes les solutions qu’il propose. C’est
à ce titre qu’il est un des penseurs de référence pour Tol Ardor, et au vrai il
devrait logiquement être un penseur de référence pour toute l’écologie radicale.
Au lieu de quoi le malthusianisme demeure largement tabou
pour une large frange de l’écologie politique, y compris de l’écologie radicale
et de l’objection de croissance. Beaucoup de décroissants n’évoquent la
question de la surpopulation qu’en répétant en boucle que « le problème n’est
pas qu’il y a trop d’êtres humains, le problème est qu’il y a trop d’automobilistes ».
Cette vision ne résiste pas à l’examen logique le plus
sommaire. Les hommes ont des besoins (se nourrir, se vêtir, se loger, se
soigner, mais aussi être éduqués, se divertir etc.) qu’ils ne peuvent satisfaire
qu’en prélevant des ressources dans leur environnement. Par conséquent, deux
facteurs influent sur la quantité de ressources prélevées dans la nature :
d’une part le niveau de vie de l’humanité (à l’évidence, un homme qui a trois
voitures, une piscine et autant d’appareils électriques que de paires de chaussettes
prélève davantage pour satisfaire ses « besoins » qu’un autre qui
vivrait en cultivant son jardin et ne sortirait jamais de chez lui) ; et d’autre
part le nombre d’êtres humains sur Terre (à l’évidence, et toutes choses égales
par ailleurs, 9 milliards d’hommes ont besoin de plus de ressources que 2
milliards).
Par conséquent, si on ne considère que les dommages commis
sur la nature par le fait de prélever et de transformer des ressources, on peut
choisir de jouer sur un de ces facteurs ou sur les deux. Naturellement, si les
hommes vivaient comme au temps de Cro-Magnon, l’humanité pourrait être passablement
plus nombreuse sans causer de dommage notable à son environnement. Inversement,
s’il n’y avait que 500 000 hommes sur Terre, chacun pourrait avoir autant
de piscines, de voitures ou même de jets privés qu’il le souhaiterait sans que
le total puisse altérer sensiblement la planète[1].
Mais si l’on refuse ces deux extrêmes, il faut jouer sur les deux facteurs à la
fois, et trouver un équilibre entre eux. Ce qui implique un contrôle de la population :
on retombe, inéluctablement, sur les théories de Malthus.
Certains ont prétendu néanmoins qu’elles étaient démenties
par les faits et par l’histoire ultérieure. Ils ont montré que, depuis l’époque
de Malthus, la population mondiale a été multipliée par 7,5 sans que se
réalisent ses prévisions de famines générales : les progrès techniques,
les engrais, le machinisme agricole, les pesticides, aujourd’hui les OGM, ont
permis une augmentation des rendements agricoles, donc des quantités
alimentaires disponibles, dans des proportions que Malthus n’avait évidemment
pas imaginées.
Est-ce à dire qu’il s’est trompé, ou l’accomplissement de
ses prévisions n’a-t-il été que retardé ? À entendre les contempteurs de
Malthus, on a l’impression que la hausse des rendements agricoles depuis 200
ans nous est tombée du ciel. À moi, Anaxagore et Lavoisier ! Ce qu’ils ne
comprennent visiblement pas, c’est qu’en accroissant les rendements, nous n’avons
rien créé du tout : nous avons seulement transféré de la matière d’un
endroit à un autre. Sortir du métal et du pétrole de la terre, puis transformer
ces matières premières, nous a permis de faire des tracteurs et des
moissonneuses-batteuses qui ont accru les rendements : rien ne s’est créé,
rien ne s’est perdu, tout s’est transformé. Ce qui entraîne trois remarques :
1/ D’une part, que le progrès des rendements ait été continu
depuis 200 ans ne signifie pas qu’il sera éternel. Malthus prend l’image de la
croissance des plantes et écrit : « Personne ne peut prétendre
avoir vu le plus gros épi de blé possible […] ; mais on peut facilement,
et sans aucun risque de se tromper, désigner une limite qu’il ne pourra jamais atteindre.
[…] Il faut opérer soigneusement la distinction entre un progrès sans limite et
un progrès dont la limite n’est simplement pas définie. »
2/ D’autre part, les matières qui assurent les forts
rendements agricoles ne sont elles-mêmes pas infinies. Ainsi, le pétrole, dont
on voit mal comment l’agriculture contemporaine pourrait se passer, sera devenu
inaccessible au commun des mortels d’ici à une cinquantaine d’années au plus. Quand
il n’y en aura plus, les rendements diminueront, à moins de trouver une nouvelle
ressource, mais elle aussi sera finie.
3/ Enfin, les déplacements et transformations en question n’ont
pas pour seule conséquence l’augmentation
des rendements agricoles : elles ont aussi des suites éminemment néfastes.
Ainsi, l’utilisation de pétrole contribue au réchauffement climatique, les
pesticides polluent l’eau et les sols, entraînent une réduction de la
biodiversité etc., sans même parler des conséquences sur la santé humaine.
De ces deux remarques, on peut aisément déduire que le
modèle de croissance des rendements agricoles qui a permis jusqu’à présent de mettre
Malthus en échec est tout sauf durable et, pour tout dire, arrive à sa fin.
Engels critiquait Malthus et affirmait que la science résoudrait le problème des
besoins alimentaires. Dans une certaine mesure, il a eu raison, encore que plus
d’un milliard de personnes – soit un septième de l’humanité – souffre encore de
la faim aujourd’hui, et que 14 enfants meurent de malnutrition chaque minute.
Mais cette « solution » scientifique n’en est en réalité pas une, car
elle n’a pas trouvé les moyens de s’établir dans la durée.
Il reste évidemment à situer, plus ou moins précisément, le
nombre maximum d’êtres humains que la Terre peut durablement nourrir, « durablement »
signifiant principalement « de manière à n’affecter en mal ni la nature ni
la santé humaine » ; c’est le travail des scientifiques. À toutes les
échelles, des politiques devront ensuite être menées pour que ce nombre ne soit
pas dépassé ; mais comme il est probable que nous l’ayons déjà dépassé, il faudra commencer par y
revenir.
Vaste programme ; mais nécessaire programme.
[1]
J’insiste au passage sur le fait qu’on ne considère ici que les dommages à l’encontre
de l’environnement. Il se pourrait bien, et c’est la thèse de Tol Ardor et de
la décroissance, que même si l’humanité
pouvait sans dommage pour la planète continuer à vivre comme vivent les pays
riches aujourd’hui, elle aurait malgré tout intérêt, pour des raisons que
nous exposons ailleurs, à réduire son niveau technologique.
Vos remarques sont justes. D'ailleurs, Malthus n'avait pas tort, il avait au contraire raison avant les autres. Sur un monde de surface finie la population doit cesser de croître. Voyez ce que dit sur ce point l'association Démographie Responsable
RépondreSupprimerC'est aussi la question d'une répartition juste et équitable des ressources. Et si on ajoute à la démarche de Malthus des critères comme l'empreinte écologique, il devient d'une modernité très pertinente.
RépondreSupprimerEt pour les non convaincus, avec une démographie "sauvage" ou "policée", on voit ce que sont devenus des pays comme Haïti, et son contre exemple, la Chine. Or la terre n'est rien d'autre qu'une très grande île...