dimanche 4 septembre 2022

Ce qui me sépare de Sandrine Rousseau

 Je ne considère pas Sandrine Rousseau comme une ennemie politique. Sur bien des choses, elle a parfaitement raison ; son exigence de radicalité, notamment, est évidemment fondée : je ne vais pas dire le contraire, moi qui le crie dans le désert depuis vingt ans. Oui, pour espérer survivre dans des conditions un tout petit peu décentes et dignes, il faut changer de société. Sur ce chapitre de la radicalité, je peux seulement regretter qu’elle ait complètement éclipsé, pendant la primaire d’Europe-Écologie-les-Verts (EELV) et depuis, l’autre radicale, Delphine Batho ; et comprendre pourquoi l’une a ainsi effacé l’autre commencera à éclairer ce qui me sépare de la première.

Parce que quand même, ça interroge. Sandrine Rousseau n’est certes pas tout à fait sans parcours : outre son profil d’universitaire, elle avait été porte-parole nationale d’EELV, conjointement avec Julien Bayou, de 2013 à 2016, et surtout vice-présidente du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais de 2010 à 2015. Mais enfin à côté de cela, au moment de la primaire, elle n’était à peu près rien d’autre ; Delphine Batho, quant à elle, était députée des Deux-Sèvres sans interruption depuis 2012, et avait été ministre de l’Écologie pendant un an, de 2012 à 2013 : bref, sur le parcours politique, on était à un autre niveau.

C’est donc sur les idées défendues, et pas sur la visibilité politique, que Sandrine Rousseau a dépassé Delphine Batho. Ce qui, là encore, mérite analyse. La primaire écologiste départageait cinq candidats. Deux d’entre eux, Jadot et Governatori, étaient de purs représentants de ce qu’on peut appeler « l’écologie de Système », que d’autres appellent l’écologie modérée ou moins tendrement l’écologie molle, celle en tout cas qui affirme qu’on peut améliorer en profondeur notre situation, voir régler l’essentiel de la crise écologique, en restant peu ou prou dans le Système actuel, qui n’aurait à subir que des aménagements cosmétiques et pour tout dire marginaux. C’est ainsi que Jadot a toujours refusé le concept de décroissance pour parler de « croissance verte », concept parfaitement vide et creux qui n’a pas le moindre sérieux intellectuel – ce qui lui a permis d’être en première position à l’issue du premier tour, puis d’emporter la primaire : ça en dit long sur les militants d’EELV. Piolle, quant à lui, a gardé le cul inconfortablement entre deux chaises dans un « ni-ni » à peine moins coupable, en disant qu’il n’était ni pour la croissance, ni pour la décroissance, ce qu’il a payé par sa quatrième place sur cinq (sachant que la candidature de Governatori ne comptait pas vraiment, pour des raisons qu’on pourrait développer).

Les candidates arrivées en deuxième et troisième position, respectivement Rousseau et Batho, assumaient au contraire très clairement la « radicalité » de leur positionnement, affirmant toutes les deux que l’ampleur de la crise écologique imposait cette radicalité et qu’il n’était pas possible d’améliorer sensiblement les choses sans remettre en cause les fondements même du Système. Toutes les deux, notamment, assumaient une ambition de décroissance – qui est, répétons-le, l’unique voie possible d’un quelconque salut.

Quelle différence, donc, entre les deux ? Qu’est-ce qui a coûté à Delphine Batho 3000 voix de moins qu’à sa concurrente ? La différence, elle est très nette : pour Delphine Batho, la décroissance est le cœur de son engagement. Elle en fait le nerf de la guerre : pour elle, la décroissance est le moyen premier et principal pour parvenir à faire ralentir la crise. Tout le reste est second, accessoire, et s’organise autour de ce concept-phare.

Pour Sandrine Rousseau, au contraire, c’est la décroissance qui est seconde. Le concept-phare de sa campagne n’a jamais été celui de décroissance, mais d’éco-féminisme, et c’est autour de lui que Rousseau articule le reste. En soi, le terme est déjà fascinant : c’est une manière d’une part de mettre sur un pied d’égalité le combat féministe et le combat écologiste, d’autre part de conditionner l’un à l’autre. Ce qui, à mon sens, est une double erreur, qui est précisément ce qui me sépare de Mme Rousseau.

Parler d’éco-féminisme comme si le combat écologiste et le combat féministe étaient d’égale importance est nécessairement une erreur et une faute logique et politique. Le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes, le combat pour faire cesser les discriminations et les souffrances supplémentaires imposées aux femmes, est à l’évidence d’une extrême importance ; mais il ne peut pas être aussi important, loin s’en faut, qu’un combat qui conditionne la survie dans des conditions dignes non seulement de toute l’humanité (y compris bien sûr des femmes), mais encore de l’ensemble des espèces vivantes et des biotopes tels que nous les connaissons. Les violences faites aux femmes pourraient être bien pires encore qu’elles ne sont aujourd’hui – et elles sont immenses et innombrables, je n’en disconviens pas – elles seraient toujours incommensurablement moins urgentes et importantes qu’une crise qui menace l’existence de l’humanité et la vie telle que nous la connaissons

Par ailleurs, conditionner le combat écologiste au combat féministe est également une erreur, dont l’affaire du barbecue est révélatrice. Sandrine Rousseau est persuadée que pour résorber la crise écologique, il faut d’abord lutter contre le patriarcat. C’est complètement absurde : le combat contre les inégalités hommes-femmes, pour urgent qu’il soit, est, comme elle le reconnaît d’ailleurs elle-même, un combat culturel qui s’inscrit donc forcément sur le très long terme : on ne fait pas évoluer en quelques années, ni même en quelques dizaines d’années, un système de représentations et de mentalités plusieurs fois millénaire. Comment Sandrine Rousseau peut-elle répéter partout que nous avons quelques mois pour agir, puis dire que le premier combat à mener est le combat féministe ?

Bien sûr, Sandrine Rousseau a raison quand elle souligne que les hommes mangent globalement plus de viande que les femmes, ou qu’ils sont dans leur majorité plus sensibles au fait de posséder une grosse voiture – la publicité en est une illustration lumineuse. Mais dans l’état actuel des choses, commencer par lutter contre un construit social (indéniable) qui pousse les hommes à vouloir acheter des grosses voitures n’aboutirait pas à ce qu’ils achètent moins de voitures : ça aboutirait seulement à ce que les femmes en achètent plus !

Pourquoi ? Parce que le problème n’est pas d’abord les discriminations entre les hommes et les femmes ; le problème est d’abord un Système industriel et technicien fondé sur la croissance. Donnez aux vendeurs de voiture la moindre raison de se mettre à cibler autant les femmes que les hommes pour vendre leurs 4x4, ils vous remercieront chaleureusement.

Sandrine Rousseau est donc l’image d’une personne obsédée par une grille de lecture unique et qui finit par être incapable de voir quoi que ce soit à travers d’autres lunettes. La comparaison la ferait hurler, mais en cela, elle me fait penser à Alain Finkielkraut, qui, quand il anime une émission intitulée « Penser l’écologie », finit quand même par arriver à parler d’écriture inclusive. Or, même si je suis entièrement d’accord avec Alain Finkielkraut sur la question de l’écriture inclusive, force m’est de reconnaître que si on veut penser l’écologie, ce n’est pas l’essentiel, ce n’est pas le sujet.

Exactement de la même manière, Sandrine Rousseau voit tout à travers les lunettes du féminisme. On mange trop de viande ? C’est la faute des hommes qui veulent faire virils en allumant des barbecues. La première ministre finlandaise se prend une volée de bois vert parce qu’elle a fait une fête entre amis et dansé un peu serré avec un homme qui n’était pas son mari ? « Ça poursuit un but, c’est d’affaiblir et de déstabiliser les femmes pour qu’elles soient en position d’infériorité.[1] » Paaaaardon ? Je suis désolé, mais ça n’a absolument rien à voir : c’est uniquement l’éternelle armada des fouille-culotte et des pères (et mères !) la morale, les mêmes qui ne supportaient pas que Bill Clinton se soit fait sucer par Monica Lewinsky (sans pour autant vouloir déstabiliser les hommes pour qu’ils soient en position d’infériorité). Rousseau est très exactement un marteau pour qui tous les problèmes sont des clous ; si elle était honnête, elle ne se dirait pas éco-féministe, elle se dirait éco-FÉMINISTE.

L’inquiétant, le très inquiétant, c’est que ça plaît. C’est parce qu’elle fait passer le féminisme avant l’écologie qu’elle plaît à une toute une frange de la gauche pour laquelle les combats dits « sociétaux » sont effectivement devenus plus importants que le combat écologiste ou le combat social. Il n’y a qu’à voir le traitement réservé par Médiapart, le chien de guerre de cette gauche, aux deux candidates : pour eux, Sandrine Rousseau « creuse le sillon des luttes contemporaines émanant de la société civile » et « épouse le renouvellement du militantisme antiraciste[2] », tandis que Delphine Batho « se targue [sic !] de porter la ligne la plus radicale » et « se distingue aussi par sa raideur sur les questions dites “républicaines”[3] » – eh oui, elle a osé participer à une manif organisée en mai 2021 par un syndicat de police.

Et parce que ça plaît, Rousseau peut partir en roue libre et dire les stupidités les plus terrifiantes, ça passe. Dans l’émission « Quotidien » déjà citée, elle affirme que liker ou retweeter les posts du compte parodique @SardineRuisso revient à soutenir le harcèlement en ligne. À un journaliste qui lui oppose le droit à la caricature, elle a le front de répondre : « le droit à la caricature, il se moque pas des personnes noires, il se moque pas des personnes LGBT, il a pas une attitude qui est une attitude discriminante » ; et d’ajouter que quand on rit, il faut le faire « sans être humiliant » pour « les personnes discriminées dans la société ». Yann Barthès lui rétorquant qu’on rit chacun à notre façon, le marteau enfonce le clou : « Ben ça fait partie des transformations que nous devons faire[4] ».

Je ne vous fais pas un dessin : refuser par principe une caricature parce qu’elle viserait un membre d’une catégorie de la population qui par ailleurs subirait des discriminations, c’est exactement ce que faisaient la horde de ceux qui condamnaient Charlie Hebdo après la publication des caricatures de Muhammad. Répétons-le donc : oui, on a le droit de se moquer d’une personne noire, d’une personne LGBT, d’un musulman, d’une femme. Face à cette attitude qui consiste, encore et toujours, et de manière de plus en plus assumée, à vouloir faire taire, pour ne pas dire invisibiliser et faire disparaître, ceux qui ne pensent pas comme nous, qui ne rient pas des mêmes choses que nous, il est plus essentiel que jamais de remettre la priorité sur les vrais combats et de construire une écologie aussi radicale – et même plus ! – que celle de Sandrine Rousseau, mais qui parvienne à articuler la décroissance avec les droits de l’homme.


[1] Propos tenus dans l’émission « Quotidien », TMC, 31 août 2022.

[2] Pauline Graulle, « Primaire des écologistes : quatre candidats entre décroissance et “13e mois écologiste” », 13 juillet 2021.

[3] Idem. On voit bien à qui va la préférence de la journaliste.

[4] « Quotidien », op. cit.

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