lundi 18 avril 2022

Deux conseils aux écolos suite à la présidentielle - N°2 : repensons le fond

Il y a deux catégories de démocrates. Les premiers m’amusent. Ils n’en démordent pas, la démocratie est le meilleur système possible, et pourtant le résultat des élections ne leur convient pas. Ils accusent alors les médias, les politiques, le Système, qui tous conspirent pour faire mal voter le peuple. Eh ! sans doute. Mais si les chiffres d’audience de CNews et BFM suffisent à faire passer Le Pen et Macron avant Mélenchon, est-ce vraiment un si bon système ? Ils en appellent à l’éducation des masses, pour les libérer de ces aliénations. D’accord encore ! Mais comme ça ne va pas se faire du jour au lendemain, en attendant, ne peut-on vraiment pas imaginer mieux ?

Les autres forcent mon respect. Je ne les comprends pas vraiment, mais je les admire : ce sont ceux qui, cohérents jusqu’au bout avec leurs idées, en acceptent les conséquences, même tragiques, même quand elles les dérangent. Je n’en ai pas rencontré beaucoup. Au tout début de ma carrière de professeur, une de mes collègues, fermement de gauche, trouvait normal que nous ayons Sarkozy comme président ; elle reconnaissait qu’un homme comme Mitterrand aurait été complètement inaudible à l’époque où nous parlions, et que Sarkozy représentait mieux les idées majoritaires que les candidats pour lesquels elle pouvait, elle, voter. Elle n’avait pas donc pas d’amertume, et jugeait que les choses étaient comme elles devaient être.

De manière similaire, après le premier tour de l’élection présidentielle, François Gemenne, ancien conseiller de Benoît Hamon, directeur du conseil scientifique de Yannick Jadot, co-auteur du sixième rapport du GIEC, bref un homme qui, s’il n’est à l’évidence pas un révolutionnaire, est peu suspect de méconnaître la gravité de la crise écologique, faisait sur Twitter des commentaires stupéfiants. Pour lui, « trois Français sur quatre [ayant] […] voté pour un programme incompatible avec les objectifs de l’Accord de Paris […], il est normal de s’interroger sur la légitimité démocratique de cet Accord. […] Peut-on vraiment reprocher aux gouvernements de ne pas en faire assez pour le climat alors qu’ils n’ont aucun mandat pour cela ? […] Ce n’est pas spécifique à la France : dans tous les pays industrialisés, les électeurs ne souhaitent pas donner la priorité au climat, c’est tout. C’est un choix de civilisation. Ce choix me désespère, mais c’est la démocratie. »

Voilà. C’est aux antipodes de ma manière de voir les choses, mais je reconnais qu’il y a quelque chose d’admirable dans cette défense envers et contre tout – contre la vie, contre la planète, contre la survie de l’humanité dans des conditions dignes ­– de l’avis majoritaire. Voir que la majorité nous envoie dans le gouffre, et continuer à vouloir le suivre, je ne comprends pas, mais ça ne manque pas de grandeur, de panache, et – paradoxalement – d’humilité. Bref, c’est beau. François Gemenne n’est pas le seul à penser ainsi : il y a des années, j’avais déjà été sidéré par une double page du journal La Décroissance qui titrait : « Sauver la terre, oui, mais d’abord la démocratie ! »

C’est beau, mais entendons-nous bien, ce n’est pas mon choix. Je suis entièrement d’accord avec le sous-entendu de son propos, même s’il ne l’assume jamais sous cette forme : la lutte contre la crise écologique est incompatible avec la démocratie. Je l’ai compris il y a longtemps – 30 ans, à peu près ­– ; seulement, j’en ai tiré la conclusion inverse : il faut renoncer à la démocratie.

Ce choix fondamental – la défense de la démocratie ou la défense de la planète – se pose à chaque écologiste, avec un peu plus d’acuité à chaque élection. Les données scientifiques sont claires depuis 50 ans ; il y a un demi-siècle qu’on sait ce qu’il faut faire. Plus encore : on le sait de plus en plus, de manière de plus en plus claire et de plus en plus certaine. Tout est à portée de main, il suffit de lire les études, les rapports du GIEC, leurs résumés à destination des décideurs. Si la démocratie fonctionnait bien, il y a 50 ans que l’écologie, l’écologie réelle, serait au pouvoir.

Certains se berceront d’illusions en rappelant qu’après tout, l’écologie progresse. Oui. Il y a 50 ans, elle ne pesait rien électoralement. En 2022, si on considère que tous les électeurs de Mélenchon avaient l’écologie en tête au moment de voter (ce qui est très, très généreux), moins de 20% des inscrits ont choisi de voter pour un programme d’écologie. Mesurons l’ampleur de la catastrophe, la force du symbole : quelques jours seulement après la publication d’un rapport du GIEC affirmant qu’il ne nous reste que trois ans pour infléchir la courbe, moins d’un électeur sur cinq choisit de voter dans ce sens.

Ne nous voilons donc pas la face : il y a un gouffre entre nos connaissances et l’imminence du danger d’une part, les résultats électoraux des écologistes d’autre part – résultats qui, comme le reconnaît François Gemenne, ne permettent jamais et nulle part à l’écologie réelle d’accéder au pouvoir. Tout au plus voit-on des écologistes sincères, voire qui évoluent vers une vision plus radicale de l’écologie – comme Nicolas Hulot –, accéder à des postes prestigieux, mais finalement dénués de tout pouvoir réel, comme on s’en aperçoit aux arbitrages qu’ils perdent lamentablement les uns après les autres.

Entendons-nous bien : je reconnais une multitude d’avantages à la démocratie. Elle a permis des avancées prodigieuses de l’humanité dans de nombreux domaines. Elle a, très clairement, été le régime dont l’humanité a eu besoin pendant 200 ans. Mais les écologistes doivent se poser trois questions :

1. Un régime qui a été le meilleur possible pour l’humanité pendant deux siècles est-il nécessairement, forcément, mécaniquement le meilleur régime possible pour tous les humains, toujours et partout ?

2. La démocratie est-elle un moyen d’atteindre un objectif, ou bien est-elle une fin en soi, un objectif en elle-même ?

3. Si elle n’est qu’un moyen, quels objectifs doit-elle permettre d’atteindre ? le plus grand bonheur possible, la préservation de la nature et de la vie telles que nous les connaissons, la réduction des inégalités, la préservation des droits fondamentaux ? Enfin, et surtout, aujourd’hui, est-elle le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs ? Les hommes qu’elle porte au pouvoir défendent-ils la vie, réduisent-ils les inégalités, protègent-ils les libertés fondamentales ?

Attention : même pour ceux qui, comme moi, pensent que la démocratie n’est qu’un moyen, et pas une fin en soi, et même pour ceux qui pensent qu’elle n’est plus forcément le meilleur moyen d’atteindre aujourd’hui l’objectif du combat politique écologiste, il ne s’agit pas de la remplacer par n’importe quoi. La démocratie n’est pas l’idéal, mais on peut faire bien pire. La tentation pourrait notamment être grande pour certains écologistes de mettre au pouvoir des gens apparemment compétents, mais dont la compétence serait seulement technique, et pas morale, notamment des scientifiques. Ça ne réglerait rien, et ça pourrait rendre les choses bien pires.

Enfin, il va falloir savoir dans quoi mettre notre énergie, et sous quelle forme nous devons lutter. À cet égard, Le Monde a publié le 8 avril dernier un entretien extrêmement intéressant avec Dennis Meadows – pour ceux qui ne le connaissent pas, un des co-auteurs, il y a 50 ans, du célèbre rapport remis au Club de Rome, « Les limites à la croissance », et par ailleurs ancien professeur au MIT, bref pas le premier crétin venu.

Cet article, pour déprimant qu’il soit, m’apporte une toute petite consolation, en ce qu’il me confirme dans les combats qui ont été les miens, mais aussi dans leur évolution. Que dit Meadows ? Commençons par les constats : « Pendant cinquante ans, nous n’avons pas agi. Nous sommes donc au-delà de la capacité de la Terre à nous soutenir, de sorte que le déclin de notre civilisation à forte intensité énergétique et matérielle est inévitable. Le niveau de vie moyen va baisser, la mortalité va augmenter ou la natalité être réduite et les ressources diminueront. » Tol Ardor ne dit pas autre chose.

Que pouvions-nous faire ? « Lors de la réédition de notre ouvrage, en 2004, il était encore possible de ralentir par une action humaine. » En 2004, Tol Ardor existait comme groupe informel ; elle lançait son site Internet deux ans plus tard et se constituait en association en 2008. À cette époque, nous visions une action collective d’ampleur.

Et maintenant ? « Maintenant, je pense que c’est trop tard. Il n’y a aucune possibilité de maintenir la consommation d’énergie aux niveaux actuels ni de ramener la planète dans ses limites. Cela signifie-t-il l’effondrement ? Si vous allez aujourd’hui en Haïti, au Soudan du Sud, au Yémen ou en Afghanistan, vous pourriez conclure qu’il a en fait déjà commencé. […] » C’est aussi le constat que fait Tol Ardor, qui a changé d’orientation stratégique en conséquence en 2015. Et d’ajouter : « Le développement durable n’est plus possible. Le terme de croissance verte est utilisé par les industriels pour continuer leurs activités à l’identique. Ils ne modifient pas leurs politiques mais changent de slogan. C’est un oxymore. Nous ne pouvons pas avoir de croissance physique sans entraîner des dégâts à la planète. » Encore comme nous.

Quelles perspectives d’avenir ? « Le changement climatique, l’épuisement des combustibles fossiles ou encore la pollution de l’eau vont entraîner des désordres, des chocs, des désastres et catastrophes. Or si les gens doivent choisir entre l’ordre et la liberté, ils abandonnent la seconde pour le premier. Je pense que nous allons assister à une dérive vers des formes de gouvernement autoritaires ou dictatoriales. Actuellement déjà, l’influence ou la prévalence de la démocratie diminue et dans les pays dits démocratiques comme les États-Unis, la vraie liberté diminue. » Nous ne disons pas autre chose, c’est précisément le risque qui nous menace : abandonner la démocratie pour quelque chose d’encore pire.

Alors que peut-on faire ? À la question du Monde, qui lui demande si les solutions technologiques peuvent nous aider, Meadows répond : « Même en étant un technologue, et en ayant été un professeur d’ingénierie pendant quarante ans, je suis sceptique. […] Les technologies ont […] un coût (en énergie, argent, etc.) et viendra un moment où il sera trop élevé. » Alors que nous reste-t-il ? Meadows explique l’objectif de résilience à l’échelle locale : « C’est la capacité à absorber les chocs et continuer à vivre, sans cesser de pourvoir aux besoins essentiels en matière de nourriture, de logement, de santé ou de travail. […] On peut le faire par soi-même, contrairement à la durabilité : on ne peut pas adopter un mode de vie durable dans un monde non durable. À l’inverse, à chaque fois que quelqu’un est plus résilient, le système le devient davantage. Il faut maintenant l’appliquer à chaque niveau, mondial, régional, communautaire, familial et personnel. » C’est exactement la réorientation stratégique de Tol Ardor décidée en 2015 autour de la Haute Haie.

Deux détails peuvent retenir notre attention. Le premier concerne le nucléaire. À l’heure où certains écologistes sincères peuvent être tentés par cette option qui permettrait à la fois, selon eux, de lutter contre le changement climatique et de préserver nos modes de vie, Dennis Meadows rappelle l’évidence : « Le nucléaire est une idée terrible. À court terme, car il y a un risque d’accident catastrophique : puisqu’on ne peut pas éviter à 100 % les erreurs humaines, on ne devrait pas prendre un tel pari. À long terme, car nous allons laisser les générations futures gérer le problème des déchets pendant des milliers d’années. » On pourrait ajouter que précisément dans le cas de figure d’un effondrement de civilisation, l’humanité pourrait tout simplement ne plus être en mesure d’entretenir les centrales existantes, ce qui entraînerait des accidents nucléaires en cascade : là encore, c’est un pari qu’il est irresponsable de faire. Et d’ajouter : « L’énergie renouvelable est formidable, mais il n’y a aucune chance qu’elle nous procure autant d’énergie que ce que nous obtenons actuellement des fossiles. Il n’y a pas de solution sans une réduction drastique de nos besoins en énergie. » On est en plein dans ce qu’on répète depuis 20 ans.

Le second détail concerne justement la démocratie. Quand on lui demande pourquoi nous ne réagissons pas, Meadows donne quatre raisons. Les deux premières concernent notre nature : nous sommes génétiquement programmés pour penser sur le court terme, nous sommes égoïstes. On n’y peut pas grand-chose, en tout cas pas rapidement. Les deux suivantes sont politiques, et Meadows note en particulier que « notre système politique ne récompense pas les politiciens qui auraient le courage de faire des sacrifices maintenant pour obtenir des bénéfices plus tard. Ils risquent de ne pas être réélus. » Il ne va pas au bout de la logique, mais ce constat est le socle de la critique ardorienne de la démocratie. Et de pointer, comme nous, l’importance des valeurs, donc du développement moral de l’humanité : « Actuellement, tous les systèmes politiques – démocraties, dictatures, anarchies – échouent à résoudre les problèmes de long terme, comme le changement climatique, la hausse de la pollution ou des inégalités. Ils ne le peuvent pas, à moins qu’il y ait un changement dans les perceptions et valeurs personnelles. Si les gens se souciaient vraiment les uns des autres, des impacts sur le long terme et dans des endroits éloignés d’eux-mêmes, alors n’importe quelle forme de gouvernement pourrait créer un avenir meilleur. »

Personne n’entendra peut-être, mais au moins tout est dit, et pas par moi.
 

 

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