Elle fait fureur, ces temps-ci, la paille en bambou. On la
trouve un peu partout, et ses thuriféraires ne manquent jamais une occasion de
vanter ses mérites : pas en plastique, biodégradable… Bien sûr, elle n’est
pas tout à fait aussi agréable en bouche que la paille en plastique, mais ça
fait au fond partie du plaisir : on est bien content de faire ce petit sacrifice
pour la planète, on se dit qu’on accepte de renoncer à quelque chose pour la
nature et le bien commun, et on boit son mojito la conscience bien tranquille.
Par chez nous, à Mayotte, on en voit même qui prennent l’avion à chaque
vacances pour aller découvrir l’Inde, la Thaïlande ou Madagascar, mais qui ne
manquent pas de s’offusquer quand un patron de bar leur sert leur planteur avec
une paille conventionnelle.
En soi, la contradiction peut me faire sourire, mais ne me
gêne pas outre mesure ; je suis moi-même un homme à paradoxes, et mon mode
de vie ne me permet pas de m’ériger en donneur de leçons écologiques. Je suis
le premier à trahir quotidiennement mes idéaux, mes principes et mes valeurs
pour préserver très largement mes habitudes et mon mode de vie.
Je me pique en revanche de lucidité, et j’essaye de ne pas
tomber dans les attrape-nigauds de la croissance verte et du capitalisme greenwashé.
Or, de ce point de vue, la paille en bambou est-elle la panacée qu’on essaye de
nous vendre ? Il faut d’abord remarquer qu’en toute logique, elle doit
nécessiter du bambou pour sa fabrication. Il faut donc qu’on consacre de nouveaux
espaces à la production de ce bambou, ou qu’on coupe des bambous existant :
dans les deux cas, c’est très peu écologique. Ensuite, il faut transformer ces
bambous en pailles, ce qui nécessite forcément des usines, de l’énergie, des
ressources humaines, etc. Enfin il faut transporter les pailles vers les lieux
de consommation, puis les recycler. La paille en bambou n’est donc pas
écologiquement neutre : elle consomme d’autres
ressources et rejette d’autres déchets
que les pailles traditionnelles, moins nocifs peut-être, mais tout de même considérables.
Et tout ça pour quoi ? Tout ça pour un objet – et c’est
là le point fondamental – absolument, entièrement, complètement inutile, dont
on peut se passer sans la moindre
difficulté. Même le plus radical des écologistes peut reconnaître qu’il nous
serait difficile de nous passer des dispositifs qui nous permettent d’écouter
de la musique ou de regarder des films, sans parler des scanners médicaux. Mais
inversement, même le pire des consommateurs technophiles peut reconnaître que
la paille, en plastique ou en bambou, est un objet non seulement non
indispensable, mais qui n’ajoute qu’une dose infinitésimale de plaisir à celui
de la boisson qu’elle sert à aspirer. Le plaisir, c’est de boire son sex on the beach, pas d’avoir une paille
en bouche pour le faire ! À part quelques vieillards édentés et ne
supportant pas les dentiers, qui pourrait bien affirmer que la paille sert à
quoi que ce soit ? Si encore elle apportait le plaisir d’autres objets non
directement utiles, comme les bijoux par leur beauté, ce qui faisait dire à
Voltaire que le superflu était « chose très nécessaire » ; mais même
pas !
La conclusion est simple : la paille est l’exemple parfait, archétypique, de l’objet dont
nous pourrions parfaitement nous passer, sans en souffrir le moins du monde. La
solution écologique, ce n’est pas de transformer
les pailles pour qu’elles polluent moins
(en essayant de nous faire croire au passage qu’elles ne polluent plus) : ce serait de dire
clairement aux gens que la paille ne servant à rien, on cesse d’en fabriquer.
À l’inverse, le passage du plastique au bambou pour la
fabrication des pailles est l’exemple parfait,
archétypique, du refus catégorique de nos sociétés de changer quoi que ce soit à leur mode et à leur
niveau de vie. Ce nouveau produit illustre à merveille la vaste chimère, le rêve
de singe consistant à faire croire que nous pourrons sauver la planète et continuer à vivre exactement comme
avant, y compris dans les détails les plus insignifiants. Il est urgent de dégonfler
cette baudruche.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire