vendredi 4 octobre 2019

L’école des inégalités


Elle est en forme, en ce moment, l’école de la confiance, vous ne trouvez pas ? L’année dernière s’est achevée en balançant des notes de bac qui ne voulaient rien dire, attribuées au petit bonheur la chance ; les élèves n’ont pas tous été traités de la même manière, la loi a été piétinée par un arbitraire généralisé à tous les étages, bref on se dit que le ministre ne pouvait pas trouver plus rigolo comme appellation.

Je ne vais pas me fatiguer à dresser un constat déjà fait par tout le monde : l’éducation oscille entre cirque et garderie, le niveau des élèves est en chute libre, ils apprennent de moins en moins à l’école[1] ; partant, les inégalités se creusent dramatiquement entre ceux qui apprennent quand même quelque chose à la maison et ceux qui n’apprennent rien du tout ; conséquence, la place de la France dans tous les classements internationaux s’effondre. En trois mots, la maison brûle.

Comment en est-on arrivé là ? Je passe sur un certain nombre de facteurs à mon avis très réels de la baisse du niveau, mais qui ne sont pas spécifiques à notre pays : l’addiction aux écrans, en particulier, devant lesquels les jeunes passent de plus en plus de temps, avec tout ce que ça implique. Non que ce ne soit pas important – à mon avis, c’est même primordial –, mais concentrons-nous ici sur ce qui fait que chez nous, c’est encore pire qu’ailleurs.

À la racine du problème français, il y a deux erreurs.

Erreur numéro 1 : « Seuls les métiers à forte composante intellectuelle, ayant nécessité des études longues, sont intéressants et représentent un succès pour ceux qui les atteignent. »

Erreur numéro 2 : « Tous les hommes étant égaux, ils méritent tous d’accéder au meilleur possible, et ils en sont tous capables. »

Faites de ces deux erreurs un joli syllogisme, et vous arriverez forcément à cette conclusion : « Donc tous les élèves doivent être amenés à faire des études les plus longues possibles.[2] »

Que la première idée est une erreur, faut-il le démontrer ? À l’évidence, le métier de menuisier est aussi noble et aussi épanouissant que celui de professeur. Bien sûr, lire Baudelaire est infiniment utile à l’épanouissement de tout être humain ; mais bon, on peut le lire, ou ne pas le lire, aussi bien en étant forgeron qu’en étant médecin. Bien sûr aussi, il y a des métiers qui sont plus pénibles que d’autres, et quand on aborde le sujet, on pense plutôt à des métiers manuels : l’ouvrier à la chaîne dans son usine, le déménageur qui n’a plus de dos à 30 ans, etc. Mais c’est confondre les problèmes. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport au travail dans notre économie et notre société, pas le type de travail en question. Le cadre commercial qui bosse à peu près H24 et ne voit pas grandir ses gosses a une vie moins enviable que bien des artisans.

La seconde erreur est malheureusement plus répandue, et plus assumée. Que tous les hommes soient égaux en dignité et en droits, je n’en disconviens pas. Mais ça ne signifie pas qu’ils aient pour autant les mêmes capacités : ils ne les ont pas. Certains sont doués pour certaines choses, d’autres pas, ou moins.  De fait – et c’est ça, la dure réalité que l’administration de l’Éducation Nationale a tant de mal à accepter – tout le monde n’est pas constitué pour calculer des dérivées de fonctions, étudier l’histoire de l’Empire romain ou rédiger de longues analyses de Stendhal.

On peut discuter pendant des heures de l’origine de ces inégalités. Innées ou acquises ? Sociales ou biologiques ? Pour ma part, je pense qu’elles proviennent essentiellement des structures et des inégalités sociales – toute la littérature scientifique sur le sujet l’indique. Pour autant, je crois aussi – par expérience – qu’elles n’expliquent pas tout, et que même dans une société aussi égalitaire que possible, tous ne pourraient pas accéder aux études supérieures.

Mais au fond, on s’en moque. Qu’on soit d’accord avec moi ou pas, qu’on accorde plus ou moins d’importance que moi au biologique et à l’inné, pour la question qui me préoccupe ici, à savoir comment permettre à l’école de mieux remplir sa mission, ça ne change strictement rien : la société étant ce qu’elle est, les inégalités sont là.

Mon inspecteur me rétorquerait certainement : « Mais justement, notre mission consiste à les réduire, ces inégalités ! D’où l’idée de proposer la même chose à tous, de pousser tous les élèves à aller le plus haut possible. »

Que notre mission soit de réduire les inégalités, c’est une évidence. Mais à trois conditions.

La première, c’est de tenir compte du réel, et en particulier de ce que je viens de souligner : certaines inégalités, qu’elles soient innées ou acquises, ne sont pas rattrapables. La première conséquence de l’idéologie égalitariste, il est très important de le comprendre, c’est d’abord la souffrance infinie d’un très grand nombre d’élèves. Tous ceux qui, foncièrement, ne sont pas à leur place, souffrent une première fois parce qu’ils se font profondément chier dans nos cours, et une seconde fois, bien plus encore, parce qu’ils sont placés dans une spirale d’échec de près de quinze ans qui lamine leur joie de vivre et leur confiance en eux.

La seconde, c’est donc de prévoir les structures pour ceux-là, ceux qui n’y arrivent pas et qui, même avec la meilleure école du monde, même avec beaucoup de moyens, même si par ailleurs nous parvenions à réduire les inégalités sociales, n’y arriveront pas. Si on veut les sortir de la spirale d’échec et donc de malheur dont je parlais plus haut, il faut prévoir quelque chose qui leur soit adapté.

La troisième, enfin, c’est de ne pas non plus oublier ou sacrifier les bons élèves, ceux qui sont à leur place dans l’enseignement secondaire, justement. Depuis 30 ans au moins, bien consciente, au fond, du premier problème, l’Éducation Nationale répond par l’orchestration de la baisse du niveau : « Puisqu’on voit bien que, au fur et à mesure que l’enseignement se démocratise, on a de plus en plus d’élèves qui échouent, et que par ailleurs on ne veut pas renoncer à envoyer 80% des élèves dans le supérieur, il n’y a qu’à baisser le niveau du secondaire et du bac ! » Logique imparable.

Sauf que ça ne marche pas. On baisse en effet le niveau scolaire, on exige de moins en moins de choses, on balance l’orthographe par-dessus bord, on oublie l’électricité en physique au lycée, la chronologie en histoire, on fait des programmes et des manuels « cool », on parle aux élèves de sport, de télé, de sexe, de santé ; et ce faisant, on sacrifie les bons élèves, qui apprennent de moins en moins à l’école, car l’école transmet de moins en moins de connaissances, de savoirs. Mais on n’aide pas les mauvais, car en réalité on ne va jamais assez bas pour eux. Résultat des courses : on renonce à faire lire Phèdre aux meilleurs élèves, mais ceux qui sont fragiles ne lisent pas Les Chroniques de Narnia pour autant ; on renonce à faire étudier des systèmes électriques aux élèves solides, mais les autres ne savent pas pour autant pourquoi il y a des saisons.

Parallèlement à la baisse tragique du niveau et des exigences, l’école française souffre d’une autre erreur d’appréciation, motivée par les mêmes principes idéologiques : le refus des classes de niveau. Le dogme qui règne à peu près sans partage à tous les échelons de notre administration, et même sur un certain nombre d’enseignants, veut en effet que, dans une classe hétérogène, « les bons tirent les mauvais vers le haut ». Le prof, de toute manière, n’a qu’à faire de la « pédagogie différenciée », c’est-à-dire proposer, dans une même classe et sur une même heure, un enseignement et un travail différents aux élèves en fonction de leurs capacités.

Sauf que rien de tout cela ne fonctionne. La pédagogie différenciée, déjà critiquable dans des conditions optimales – elle est inapplicable pour tout ce qui concerne l’enseignement magistral –, est tout simplement impossible à mettre en œuvre dans des classes qui aujourd’hui peuvent aller jusqu’à 38 élèves. L’expérience montre que, loin de tirer les autres vers le haut, ce sont les élèves les plus solides qui sont tirés vers le bas : sentant qu’ils n’ont pas besoin de beaucoup se fatiguer pour réussir, qu’ils apparaîtront forcément brillants, ne serait-ce que relativement et par comparaison, ils assurent massivement le minimum syndical nécessaire pour avoir des notes correctes.

Enfin, troisième aspect de ce sacrifice des bons élèves, l’école française d’aujourd’hui met la charrue avant les bœufs : pensant occuper les élèves fragiles à quelque chose, elle cherche à les mettre « en autonomie », « en interdisciplinarité », mais ce bien avant qu’ils aient les moyens d’en tirer profit. TPE au lycée (qui ont disparu mais sont remplacés par le « grand oral » du baccalauréat, oral auquel les professeurs doivent préparer les élèves alors qu’aucune heure n’est prévue pour), EPI au collège procèdent de la même logique : permettre aux élèves de tracer des ponts entre les disciplines. Dans le même ordre d’idée, les nouvelles spécialités du lycée (« Humanités, lettre et philosophie », ou encore « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques[3] ») sont censées être transdisciplinaires et permettre aux élèves d’élargir leurs horizons.

Sur l’objectif recherché, évidemment, rien à dire. Mais c’est beaucoup trop tôt. En licence d’histoire, j’ai suivi un cours passionnant, qui mettait en relation les colonisations de l’Afrique du Nord par Rome dans l’Antiquité et par la France à l’époque contemporaine. C’est ce qu’essaient de faire les nouvelles spécialités du lycée. Mais ce cours durait six mois, et surtout, j’avais déjà les repères, en particulier chronologiques, qui me permettaient de le comprendre, de lui donner un sens. Que vont comprendre les élèves à une mise en relation de la démocratie athénienne et de Benjamin Constant, quand la plupart ne broncheraient pas si on leur disait que le second a été stratège au sein de la première ? De la même manière, les TPE n’ont que très rarement permis aux élèves de faire une première approche de la recherche scientifique et universitaire : la plupart se sont surtout adonnés aux joies du copié-collé, le plus souvent très mal fait, et on peut prédire à peu près le même destin au fameux « grand oral ». Ouvrons les yeux : faire des recherches est certes un prélude à faire de la recherche, mais avant même ce premier pas, il faut avoir accumulé des connaissances déjà solides. Faire des recherches, des exposés, etc., est une démarche qui ne serait profitable dans le secondaire qu’employée avec beaucoup de parcimonie. Tant qu’on n’a pas un solide socle de connaissances et de méthode, faire des recherches, c’est simplement tâtonner dans une pièce complétement obscure.

Ce portrait de l’école est peut-être un peu déprimant, mais malheureusement je crois qu’il est fidèle. Dans mon prochain billet, je vous mettrai un peu de baume au cœur en vous expliquant comment on pourrait, même sans dépenser plus (vous voyez, MM. Blanquer et Macron, je pense à vous !), construire une école un peu moins inégalitaire.


[1] Comme régulièrement, un nouveau classement international, l’été dernier, vient encore de confirmer la baisse du niveau des élèves français, en lecture cette fois-ci.
[2] Il faut noter que ce syllogisme, bien que complètement faux, est fait par les gens qui, au moins, pensent vraiment à l’intérêt des élèves. Mais on peut arriver exactement à la même conclusion politique par un raisonnement tout différent (plus cynique, plus immoral, mais factuellement plus exact) : « Seuls les métiers à forte composante intellectuelle, ayant nécessité des études longues, permettent à un pays de s’enrichir dans le cadre d’une économie financiarisée et mondialisée ; le sort de ceux que le système éducatif va broyer ne nous intéresse pas ; donc, poussons le plus d’élèves possible à faire des études longues, il en restera toujours quelque chose. »
[3] J’ai consacré récemment un billet à l’analyse de cette nouvelle spécialité et à la manière dont elle signe, à mon sens, l’arrêt de mort de l’histoire et de la géographie au lycée.

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