Il y a longtemps, j’ai failli devenir végétarien[1].
Je faisais le marché avec mes grands-parents et, sur l’étal d’un poissonnier,
je suis tombé sur un panier de crabes. J’ai toujours adoré les crabes. À tous
les sens du terme, d’ailleurs ; j’adore ces animaux, je les trouve beaux
et fascinants ; et il se trouve que les crustacés sont aussi mon plat
préféré. Dans ce panier, entassés les uns sur les autres, tentant de s’échapper
sans y parvenir, loin de leur milieu naturel, leur souffrance était si palpable
que je me suis dit : « non, ce n’est pas possible, on ne peut pas
faire ça. »
Et cette souffrance devant la souffrance des animaux que
nous mangeons, je continue, évidemment, à la ressentir. Je la ressens devant
les animaux que je tue moi-même : devant le crabe, toujours lui, ou la
langouste, qui souffrent devant moi, dans le même étalage et le même panier,
puis qui souffrent encore quand je les plonge dans l’eau bouillante. J’ai beau
le faire avec le plus de respect possible, en atténuant et en abrégeant autant
que faire se peut leur douleur, je sais qu’elle demeure. Et j’en souffre aussi,
bien sûr, pour les animaux que je ne tue pas moi-même, mais dont je sais
comment ils ont été traités avant d’arriver dans mon assiette.
Si, en fin de compte, je ne suis pas devenu végétarien, ce n’est
donc pas par manque de sensibilité pour les animaux ; c’est par amour des
plantes. À l’époque, je n’avais pas lu le Quenta
Silmarillion, mais sans le savoir, je vivais déjà selon certains de ses principes.
Dans son deuxième chapitre, Tolkien raconte les inquiétudes de Yavanna, la déesse
qui a fait les plantes et les animaux, devant la venue des Elfes, des Hommes et
des Nains, qui menacent de les détruire. Lorsque Manwë, dieu du ciel, lui
demande : « De tout ce tien royaume, qu’est-ce qui t’est le plus cher ? »,
elle refuse de choisir et lui fait cette réponse :
« Tous ont leur
valeur, et chacun contribue à la valeur des autres. »
Tolkien avait un immense amour pour les plantes, particulièrement
pour les arbres qui ont une grande importance dans son Légendaire. Je partage
cet amour : les plantes m’ont toujours été chères. Je leur parle sans
complexes. Je les trouve la plupart du temps très belles, souvent bien plus
belles que beaucoup d’animaux. Leurs parfums, leurs formes, leurs couleurs,
tout en elles est un enchantement, et ce n’est pas seulement vrai pour les plus
grandes ou les plus élaborées. Je suis aussi fasciné par leur mode de
fonctionnement. Alors que nous autres animaux ne savons renouveler notre vie qu’en
tuant ce qui est vivant, les plantes, elles, ne font de mal à personne et ne se
nourrissent que de ce qui ne vit pas[2].
« Puissiez-vous vivre du parfum de la terre, et comme une plante vous
sustenter de lumière », écrivait Gibran. Puissions-nous, en effet. Même dans
la dégradation, les plantes nous sont supérieures. Quand nous mourrons, nous
devenons des charognes. Quand elles meurent, elles deviennent de l’humus. Les
déchets des plantes, ce sont l’oxygène et le bois. Comparez aux nôtres…
Bref, j’aime les plantes, je les aime au point de les
considérer comme les égales des animaux. J’ai quitté depuis longtemps l’anthropocentrisme
dominant dans notre culture, mais je ne suis pas devenu « animalo-centriste »
– pardon pour le néologisme – pour autant : je suis véritablement
biocentriste. Pour vivre véritablement selon cette éthique, je n’avais donc que
deux possibilités : soit me laisser mourir de faim, soit manger des
plantes et des animaux. Je ne condamnerais pas quelqu’un qui choisirait la
première option ; mais je pense qu’il est également légitime d’opter pour
la seconde. En revanche, toujours selon ce paradigme, ne manger que des
plantes, et pas des animaux, reviendrait à retomber dans l’animalo-centrisme des
végétariens, que je dénonce comme le dernier avatar du spécisme.
Ici, une petite précision sémantique s’impose. Les
végétariens, végétaliens et végans se considèrent en général comme « antispécistes ».
Leur analyse de base, avec laquelle je suis d’accord, est que, de la même manière
que les hommes se sont longtemps considérés comme supérieurs aux femmes et les
Blancs comme supérieurs aux Noirs, les êtres humains se sont longtemps, et tout
aussi à tort, considérés comme supérieurs aux autres espèces. Ils appellent ce
préjugé le « spécisme », néologisme construit de la même manière que
les mots « sexisme » ou « racisme », et promeuvent « l’antispécisme »,
de même qu’on peut être « antisexiste » ou « antiraciste ».
Jusque-là, je les suis.
Mais ce qu’ils semblent ne pas voir, c’est qu’eux-mêmes, loin
d’être véritablement antispécistes, sont en réalité l’avatar le plus récent du vieux
spécisme : en refusant de manger les animaux, ils accordent clairement aux
plantes une valeur morale intrinsèque qui, si elle n’est pas nulle, est
néanmoins nettement inférieure à celle qu’ils prêtent aux animaux. Ils ont donc
élargi le champ de l’égalité, en considérant tous les animaux, humains comme
non humains, comme des égaux ; mais ce faisant, ils n’ont aboli aucune
frontière, ils se sont contentés de les repousser. Est-on raciste si l’on
considère les Blancs et les Jaunes comme des égaux, mais qu’on continue à voir
en les Noirs des inférieurs ? De toute évidence, oui, même si on l’est peut-être
moins que si l’on met les seuls Blancs au sommet de la pyramide. De la même manière,
les végans sont peut-être moins spécistes que le commun des mortels, mais ils
sont clairement spécistes tout de même, car les plantes composent bel et bien
des espèces vivantes.
Tout leur argumentaire va d’ailleurs dans ce sens. Prenons par
exemple le blog (fort intéressant par ailleurs, et que je recommande chaudement
et sincèrement) Les questions composent.
Dans un billet intitulé « Pour en finir avec le cri de la carotte »,
l’auteur[3]
cherche à répondre à un argument récurrent contre les végans : « oui
mais vous, vous tuez aussi, puisque vous tuez des plantes. » Et ce
faisant, elle accumule pas mal de contradictions.
Le titre du billet, déjà, est en lui-même une réponse. L’expression
« cri de la carotte » a été forgé par ceux, végétariens au premier
rang, qui considèrent que tuer des plantes ne pose en soi aucun problème moral
particulier. Et c’est ce qu’elle commence à rappeler : contrairement aux
animaux, les carottes ne crient pas, ne fuient pas, ne se défendent pas. Ah.
Mais tous les animaux ne font pas cela non plus. Mon crabe de tout à l’heure ne
crie pas. Une moule ou un corail ne peuvent ni fuir, ni se défendre. Comme la
carotte, une moule « se laisse cueillir puis découper sans la moindre
protestation. »
À ce stade, le vegan sort l’argument de la souffrance. Je
reconnais à l’auteur du billet en question de ne pas traiter le sujet à la
légère : elle réfléchit de manière poussée sur ce qui fait d’un être vivant
un sujet de droit, et insiste sur l’importance de la conscience et de la
sensibilité, ce qui va dans le sens d’un traitement différencié des êtres vivants
selon leurs caractéristiques.
Là-dessus, disons-le tout de suite : oui, de toute
évidence, les caractéristiques des êtres vivants sont déterminantes dans l’établissement
de leurs droits et de la manière dont nous devons les traiter. Même moi, qui
suis biocentriste et considère que tous les êtres vivants ont la même valeur
morale intrinsèque, je ne peux pas dire le contraire. Ainsi, les humains, qui
ont des facultés dont ne dispose aucun autre être vivant connu, ont des droits
particuliers : il serait parfaitement ridicule de prétendre que les poules
ont droit à la liberté d’expression ou à la présomption d’innocence. De même,
la capacité à souffrir ou la conscience donnent des droits particuliers à ceux
qui en disposent. Mais plusieurs interrogations demeurent.
Je ne m’attarderai pas sur la question de savoir si les
plantes souffrent. Des recherches scientifiques récentes semblent indiquer que
leur sensibilité ne se réduit pas à la lumière. Est-ce qu’elles peuvent pour
autant ressentir de la douleur ? Je crois sincèrement que personne n’en
sait rien. Dans le même billet, notre auteur estime que les plantes n’ont pas
de conscience et « ne ressentent pas » car il serait impossible de
dire où se trouve le siège d’une telle conscience. À mon avis, elle va un peu
vite en besogne. Les plantes ont été nettement moins étudiées que les animaux,
et il est hasardeux de prétendre tirer des conclusions définitives de nos connaissances
actuelles. À tout le moins, il ne serait pas idiot de leur laisser le bénéfice
du doute. Mais admettons, pour la facilité du débat, que les plantes ne
souffrent pas ; est-ce une raison suffisante pour les manger ?
Dire cela, ce serait prétendre baser notre comportement vis-à-vis
des êtres vivants principalement sur la souffrance qu’ils éprouvent ou n’éprouvent
pas. Or, c’est extrêmement discutable. Bien sûr, encore une fois, le fait de
souffrir donne des droits particuliers. Quand il est prouvé ou même probable qu’une
créature est capable de souffrance, nous avons l’obligation morale de la faire
souffrir le moins possible. De là à en faire l’alpha et l’oméga de la morale,
il y a un pas que je ne franchirais pas. Ainsi, si on élève une vache dans un
joli pré fleuri, et qu’une fois adulte, on s’approche silencieusement d’elle dans
son sommeil pour l’abattre d’une balle dans la tête, elle n’éprouvera pas la
moindre souffrance. Si j’élève puis abats une vache de cette manière, et que j’invite
un végan à venir déguster un steak ainsi produit, acceptera-t-il ou
refusera-t-il ?
S’il accepte, la notion même de « véganisme » perd
de sa pertinence, puisque le refus de la consommation de viande cesserait d’être
un impératif catégorique. S’il refuse, c’est qu’il ne fonde pas son éthique sur
la souffrance mais sur autre chose, cette autre chose ne pouvant alors être que
le simple respect de la vie animale pour elle-même. Mais alors pourquoi de la
seule vie animale ? En d’autres termes, si c’est la souffrance qui compte,
pourquoi refuser de tuer des animaux pour autant qu’on leur épargne la
souffrance ? Et si c’est la vie qui compte, pourquoi privilégier la vie
animale sur la vie végétale ?
Contrairement à ce que voudraient faire croire les végans, mon
biocentrisme n’est donc pas seulement le résultat d’une sensibilité personnelle
et irrationnelle qui me porte à aimer les plantes autant que les animaux ;
il est également le fruit d’une réflexion logique qui me pousse à considérer ladistinction entre ce qui vit et ce qui ne vit pas comme bien plus fondamentale,
bien plus profonde que toutes les autres distinctions, y compris celles basées
sur la raison, sur la conscience ou sur la capacité à ressentir la douleur, et
ce même si ces distinctions, je le répète, existent aussi et doivent toutes être
prises en compte.
Naturellement, mon biocentrisme théorique ainsi que l’ensemble
des positions morales que j’en déduis sont, comme tout système philosophique ou
métaphysique, au-delà du champ expérimental et donc du démontrable. Autrement
dit, il est purement et simplement impossible de prouver que le biocentrisme est la meilleure position théorique possible ;
mais c’est également vrai de tous les autres principes métaphysiques et de
toutes les autres positions morales, du véganisme à l’anthropocentrisme. Et
surtout, on peut en revanche se battre pour un usage rationnel des mots et des
concepts. Ainsi, les végans devraient cesser de se prévaloir de l’antispécisme,
sauf à nous expliquer en quoi la vie de la vache, ou la leur, vaut davantage
que celle du chêne. Leur éthique fondée sur la souffrance plutôt que sur la vie
a de bons arguments pour elle ; mais qu’au moins ils assument d’être une nouvelle
variante du spécisme.
[1]
Je ne faisais pas alors la distinction entre les végétariens (qui ne mangent ni
viande ni poisson, mais s’autorisent les œufs et le lait), les végétaliens (qui
refusent aussi ces produits) et les végans (qui, en plus de la viande, des œufs
et du lait, rejettent aussi tous les produits issus d’animaux, comme le cuir,
la cire d’abeille, la laine etc.).
[2]
En général, à ce stade, le végétarien lambda parle des plantes carnivores. Oui,
il y a des plantes carnivores. Mais d’une part, c’est très marginal dans le
règne végétal ; et d’autre part, même les plantes dites carnivores se
nourrissent essentiellement d’eau, de lumière et de sels minéraux. Les insectes
n’entrent que pour une très petite proportion dans leur alimentation, et d’ailleurs
elles en mangent très peu.
[3]
Si elle lit ça, elle ne va pas aimer, elle semble tenir au -e pour « auteure ».
Qu’elle me pardonne si je suis l’Académie (choix certes toujours discutable,
mais mon choix néanmoins).
D'abord, sache que je t'en veux de dire tout haut ce que j'aurais bien aimé penser tout bas.
RépondreSupprimeril reste néanmoins un point qu'elle aborde , même si j ai du mal à trouver des statistiques fiables à ce sujet, selon lequel il faudrait dans les 10 Kg de vegetal pour produire un kilo de viande, l'apport nutritionnel étant loin d'équilibrer cet écart. Considérant toutes les formes de vie sur un pied d'égalité, est-ce que l'argument quantitatif (butter un 5 poireaux plutot que 50 pour un repas) ne prendrait pas alors le pas sur la vision qualitative ?
Désolé, Raphaël, je reviens très tard sur ton commentaire.
SupprimerEffectivement, j'ai plusieurs fois envisagé cet argument "quantitatif". Il s'applique très bien, comme tu le remarques, au rapport entre plantes et animaux : ainsi, si tu veux des chiffres, il faut grosso modo 4 calories végétales pour produire une calorie de porc, et 11 calories végétales pour en produire une de bœuf ou de mouton.
Mais l'argument s'applique aussi à l'intérieur même du règne animal : si je mange un plat de moules, je tue quelques dizaines d'individus, alors que si je mange un steak de bœuf, l'animal qu'on a tué fait de très nombreux repas. A partir de là, il serait plus moral de ne manger que de très gros animaux : du bœuf, d'accord, mais pourquoi pas de l'éléphant, du rhinocéros ou de la baleine ? Et paf, nous voilà retombés dans d'autres questions éthiques, car au-delà de la valeur de la vie individuelle, vient se mêler la question de la valeur de la survie d'une espèce : il semble plus moral de préserver l'espèce des baleines bleues, par exemple, même si ça implique de tuer beaucoup plus d'individus végétaux ou animaux d'espèces non menacées en compensation.
Je pense que tu vois où je veux en venir : l'argument quantitatif ne pourrait, pour être appliqué concrètement, que reposer sur des calculs extrêmement complexes qui feraient entrer en ligne de compte le nombre de repas (donc in fine de calories) que fournit un être vivant, la quantité d'êtres vivants qu'il a fallu élever puis tuer pour le nourrir, la rareté de l'espèce etc. Je crains que ces calculs, concrètement, soient en fait trop complexes pour être faisables.
D'autant que même cela ne règlerait pas tout. Ainsi, la vache, pour arriver au stade où nous allons la manger, va effectivement tuer des plantes pour se nourrir. Écologiquement, l'argument est parfaitement recevable : ces plantes, on aurait peut-être mieux fait de les manger nous-mêmes. C'est pourquoi je pense qu'il faut en effet réduire notre consommation de viande. Mais du point de vue de la valeur individuelle intrinsèque des êtres vivants, c'est plus complexe : les plantes que la vache a mangées, est-ce nous qui les avons sacrifiées, ou est-ce seulement la vache qui n'a fait que vivre sa vie de vache et respecter son régime alimentaire de vache ? Si on prend la première réponse, on peut se dire que pour manger le steak, on a aussi tué toutes les plantes que la vache a tuées ; mais si on prend la seconde, la mort de ces plantes est de l'unique responsabilité de la vache, qui n'a fait que persévérer dans son être.