Quand j’allais, enfant, en vacances chez mes grands-parents,
je regardais La Cuisine des mousquetaires.
C’était mon émission de 11h. – mes journées, là-bas, étant largement rythmées
par les émissions de télé auxquelles je n’avais pas accès le reste de l’année.
J’y prenais des recettes et des idées de cuisine, bien sûr – j’ai toujours
adoré cuisiner ; et puis, ça me mettait agréablement en appétit pour le
repas de midi.
Pour ceux de mes lecteurs qui sont nés après la présidence
de Mitterrand, tout ça risque de ne pas évoquer grand-chose. L’émission était
animée par la cuisinière Maïté, assistée de Micheline. Ces deux dames
semblaient deux bonnes grand-mères ; elles souffraient d’un surpoids
notable, ce qui n’avait rien d’étonnant quand on voyait ce qu’elles préparaient
– et mangeaient. Elles officiaient dans une cuisine qui sentait bon la
tradition et aurait pu être celle de n’importe quelle femme au foyer bien
équipée ; et Maïté parlait avec un accent des Landes qui rajoutait à sa
bonhomie.
Je ne regarde plus ce qui tient lieu aujourd’hui d’émissions
culinaires. Mais j’en ai un petit aperçu grâce à ce que je regarde d’émissions
comme Quotidien, et je suis atterré
par ce que je vois.
Je ne veux pas verser sans nuances dans le « C’était
mieux avant ». Maïté et Micheline préparaient une cuisine qui, consommée
sans modération, ne peut mener qu’à des problèmes cardio-vasculaires ou de
diabète préjudiciables aussi bien à leurs convives qu’à la Sécu. Elles ne se
préoccupaient guère du bien-être des animaux qu’elles avaient sur leur table
dans leurs derniers instants. Et pour laisser mijoter un plat pendant deux
heures comme elles ne rechignaient pas à le faire, mieux vaut être (femme) au
foyer. Bon.
Mais à côté de ça, aujourd’hui, on a quoi ? Non plus
des cuisiniers, mais des candidats à quelque chose. Il ne s’agit plus de faire
de la cuisine, il s’agit de gagner, gagner une course, gagner une
compétition ; non plus de faire un bon plat, mais d’être le meilleur. Il
s’agit de décrocher un prix, de l’argent, la notoriété. Les postulants,
pressés, stressés, se font gueuler dessus et harceler par des chefs pleins de
morgue qui tiennent bien davantage du flic ou du kapo que du
grand-père-gâteaux. Tout ce beau monde utilise un vocabulaire technicien,
hypersophistiqué, et évolue dans des cuisines nues, blanches et aseptisées qui
ne peuvent être que celles d’un restaurant, forcément aux normes, où les chefs traquent
la moindre trace de crasse.
Les noms des émissions eux-mêmes révèlent le naufrage. La Cuisine des mousquetaires n’avait pas
peur de parler de « cuisine » : on savait où on allait. Quant
aux mousquetaires, ils renvoyaient à une figure traditionnelle, un homme du
passé à la fois brave et bon vivant, incarnant un certain art de vivre, une
certaine idée de la France, avec un clin d’œil spécial au Sud-ouest – on pense
à D’Artagnan. De nos jours, Top Chef
résume en deux mots toute l’émission et, en fait, toute notre époque :
« top », parce qu’il faut être le premier dans la grande compétition
de la vie et de la société, faire partie des gagnants de la start-up nation,
pas des losers attachés aux forces du passé ; et « chef » parce
que nous remplaçons avec acharnement toute autorité légitime non par une liberté
nouvelle mais par un caporalisme au fond bien plus dur. Et ne parlons même pas
de Cauchemar en cuisine : là,
carrément, on assume de chercher la douleur.
Les émissions culinaires sont donc à l’image du temps. Il ne
s’agit plus de préparer des plats, de donner des idées aux gens ou de leur
apprendre des recettes de cuisine. Le vocabulaire technique est là pour
démontrer que la cuisine, ce n’est pas notre affaire, c’est celle de
professionnels. On avance ainsi dans l’hyperspécialisation des tâches qui veut
que chacun, dans la société, soit à son poste, rentable et efficace : les
winners du macronisme n’ont pas besoin de faire des courses, la cuisine ou la
vaisselle, et encore moins de faire pousser leur nourriture. Pour qu’ils
quittent le moins possible le poste où ils travaillent à l’augmentation du PIB
en faisant la course à la croissance, on va faire à manger pour eux.
Et comme ces grands gagnants du néo-libéralisme ont droit au
meilleur, on va leur sélectionner leurs cuisiniers par les mêmes méthodes qui
les ont sélectionnés, eux, et qui ont fait leurs preuves : la compétition,
la lutte pour la première place qui est la seule au soleil, la mise en
concurrence de gens qui vont souffrir, en baver, pour mériter le droit de se
hisser sur le dernier dixième de l’échelle et d’en faire voir à leur tour à
ceux qui sont restés en-dessous.
En fin de compte, dans les émissions culinaires
d’aujourd’hui, la cuisine n’est plus rien d’autre qu’un prétexte : on est
en réalité entre la compétition sportive et la téléréalité. Il ne s’agit plus
de manger, mais de faire gagner quelqu’un et perdre tous les autres.
Finalement, vous êtes sûrs que certaines choses n’étaient
pas mieux avant ? Maïté et Micheline, revenez, ils sont devenus fous.
J'ai beau essayer de faire la même cuisine qu'il y a 50 ans, je n'y arrive pas: les denrées ne sont plus les mêmes.
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