lundi 2 novembre 2020

Parlons des caricatures (puisqu'il le faut)

Quand Samuel Paty a été décapité pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Muhammad, j’ai d’abord pensé ne rien en écrire ici. J’étais touché, bien sûr : j’ai moi-même travaillé avec mes élèves sur le même support, des années de suite, dans un département très majoritairement musulman. Mais j’estimais être, une fois n’est pas coutume, d’accord avec la vox populi, et n’avoir rien à ajouter à ce que j’entendais sur le sujet. Il me semblait que, par rapport aux attentats de Charlie Hebdo, on entendait nettement moins les tenants du « oui mais quand même ils l’ont bien cherché », « non aux meurtres mais quand même non aussi aux caricatures » et autres propos de caniveau. Pourquoi ? Peut-être, me disais-je, parce que les gens acceptent facilement l’idée que journaliste est un métier dangereux, qu’on risque sa vie en l’exerçant, tandis qu’ils considèrent que professeur ne devrait pas vous exposer physiquement, parce qu’ils voient l’école comme une sorte de sanctuaire. Je me doutais bien que beaucoup de gens pensaient que Samuel Paty l’avait bien cherché, voire se réjouissaient de sa mort, mais qu’ils n’osaient pas le dire, parce qu’ils sentaient qu’ils allaient retourner l’opinion contre eux (alors que, jusqu’ici, il n’y a finalement pas tant de gens que ça pour défendre vraiment la liberté d’expression – le discours selon lequel les caricatures ça craint est très répandu, même parmi les non-croyants).

Puis, Macron a rendu son hommage, et j’étais encore d’accord avec ce qu’il disait, je n’avais toujours rien à dire. Les réactions du monde musulman ne me semblaient pas non plus mériter de réaction, c’était prévisible, et pour tout dire un peu réchauffé – inquiétant, bien sûr, mais réchauffé. J’ai commencé à changer d’avis en découvrant que Mahathir bin Mohamad, qui, jusqu’en mars dernier, était premier ministre de la Malaisie, affirmait sur Twitter, en faisant référence au passé colonial, que « les musulmans ont le droit d’être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres commis dans le passé » (avouez que ça laisse songeur).

Mais ce qui m’a fait me dire que, décidément, il fallait réagir, ça a été certaines réactions en France. Une en particulier, celle de Mohammed Moussaoui, président du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), qui a affirmé sur RMC, le mardi 27 octobre, certes  sans « appeler à l’interdiction » des caricatures de Muhammad, qu’il fallait que les artistes s’autocensurent : « pour préserver l’ordre public, parfois on est obligé de renoncer à certains droits ». Et de donner la covid en exemple, ce qui décidément confirme l’intuition que j’exprimais dans mon dernier billet. Puis d’enfoncer le clou : « il faudrait mesurer l’usage de ce droit pour que celui qui est en face ne se sente pas comme provoqué, comme offensé ».

Pour moi, il y a là une ligne rouge. Déjà, j’aurais voulu que l’hommage national à Samuel Paty fasse une bien plus grande place aux caricatures : à mon sens, en complément de la cérémonie elle-même, on aurait dû les montrer à tous les élèves, dans tous les établissements, pour mettre pratique l’idée qu’on ne cède rien, et sur le principe que, si tout le monde les montre, ils ne pourront pas tous nous décapiter. J’ai donc décidé, à ma bien modeste échelle, de partager ces caricatures sur ma page Facebook. L’avalanche de réactions, donc beaucoup allaient exactement dans le sens de ce que disait le président du CFCM, m’a décidé à écrire.

La rhétorique est bien rodée, on l’a entendue mille fois à l’époque des attentats de 2015 : la loi doit laisser le droit de caricaturer, mais personne ne doit utiliser ce droit, à cause du « contexte » : les musulmans sont discriminés, l’islamophobie est partout, les terroristes et les extrémistes utilisent les caricatures pour attiser la haine et la colère des musulmans de France, et donc il faudrait s’autocensurer par fraternité, pour préserver l’ordre public et éviter une guerre civile intercommunautaire.

Évidemment, il y a du vrai là-dedans ; l’argument de la fraternité me touche, je le reconnais, et le « contexte » ici décrit l’est avec assez de vérité. Cela étant, ce que les partisans de ce discours oublient de dire, c’est que le racisme et les discriminations, pour être très réels, n’en soit pas moins seulement un aspect du contexte global. Un autre élément à prendre en compte, en France et à peu près partout dans le monde, ce sont les atteintes permanentes et extrêmement violentes envers la liberté d’expression. Alexandre Astier fait dire à Arthur qu’on « peut douter de tout, sauf de la nécessité de se trouver du côté des opprimés ». Le problème ici est que les opprimés sont justement des deux côtés : certes, les musulmans de France sont indéniablement victimes de graves discriminations ; mais enfin, le même principe commande aussi de se mettre du côté des journalistes de Charlie Hebdo, de Samuel Paty et d’Asia Bibi.

Chacun doit faire son choix en conscience : qu’est-ce qui, dans la société actuelle, représente la plus grande menace, le plus grand danger, le plus grand mal ? À mon sens, et sans nier la gravité des discriminations, les atteintes à la liberté d’expression me semblent, sur le long terme, plus dangereuses encore. C’est pourquoi je partage, et continuerai à partager, les caricatures controversées. Si la haine intercommunautaire est le prix à payer pour la défense de ce principe, je le regrette, mais ma foi, je suis prêt à le payer.

Certains pourront être choqués par ce choix. Il me semble pourtant évident qu’une société dans laquelle la liberté d’expression serait moindre que celle dont nous jouissons serait infiniment pire que la nôtre. Admettons qu’on interdise les caricatures parce qu’elles blessent, heurtent, font souffrir les croyants (car les musulmans ne sont pas, loin de là, les seuls à réclamer le retour du délit de blasphème). On n’aurait alors que deux possibilités.

La première serait d’être juste et d’interdire tout ce qui peut choquer les croyances de chacun. Mais alors, tout va être interdit. Les hindous pourraient demander à ce que jamais une vache ou un éléphant ne soit représenté sur un dessin comique, les animistes pourraient être choqués par la représentation des arbres et des rochers, les néo-païens pourraient demander l’interdiction de tout dessin se moquant de Zeus, de Wotan ou d’Osiris. Et si on veut pousser la logique à bout, il faudrait faire place à la moindre croyance individuelle, pas seulement pour les caricatures, mais pour toute forme d’expression. Car si certains sont fondés à demander l’interdiction d’un dessin ou d’une œuvre d’art parce qu’il les choque, pourquoi ne serait-on pas fondé à demander l’interdiction des textes choquants ? Cette première solution finirait donc par tout interdire, et ceux qui la réclament aujourd’hui se retrouveraient pris à leur propre piège : beaucoup de gens sont très, très choqués par de nombreux passages de la Bible et du Cora ; les polythéistes et les associations de défense des droits des homosexuels seraient, dans cette première optique, tout à fait fondés à demander leur interdiction.

Seconde possibilité : de manière parfaitement injuste et largement arbitraire, on choisirait quelles croyances sont dignes de respect et de considération, et quelles croyances peuvent aller se faire foutre. Les croyances « respectables » seraient inévitablement les monothéismes occidentaux, c’est-à-dire les religions dites « du Livre » : le judaïsme, le christianisme, l’islam. C’est systématiquement l’option choisie par les partisans de l’autocensure ou du délit de blasphème, même s’ils ne l’assument évidemment jamais. Écoutez les discours des autorités religieuses, en particulier musulmanes : quand elles sont plus ou moins tolérantes, elles réclament en effet le respect des prophètes de ces trois religions, mais vous ne les entendrez jamais exiger le même « respect » pour Shiva, Ganesh ou Aphrodite. Et pourtant, il y a 14 à 20 millions de Juifs à travers le monde, pour 1,1 milliard d’hindous, soit 55 fois plus. Même parmi ceux qui défendent les caricatures, de nombreux croyants tombent dans cette injustice. Ainsi, dans une récente tribune au Monde, un « collectif d’intellectuels musulmans » écrivait : « De fait, tout citoyen est libre de faire appel à la justice s’il estime que ces limites sont franchies, non pas au nom du droit au blasphème, mais au nom du respect de la dignité humaine, et ce quelle que soit la religion concernée, catholique, protestante, juive ou musulmane ». Comme si les monothéismes étaient seuls au monde ! Ce qui n’a rien de surprenant, le Coran contenant effectivement des versets tolérants envers les chrétiens et les juifs (même si d’autres le sont nettement moins), mais appelant sans la moindre ambiguïté au massacre des polythéistes qui refuseraient la conversion.

Il me semble clair qu’aucune de ces deux propositions n’étant moralement acceptable, la seule solution rationnelle est que chacun accepte d’être blessé, heurté, choqué dans ses croyances par ce que peuvent dire les autres. Le célèbre principe selon lequel la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres est souvent dévoyé de nos jours, et sournoisement transformé en « la liberté des uns s’arrête là où commence le respect d’autrui ». Mais le « respect » est malheureusement bien trop flou pour servir de socle à un tel principe politique. Une liberté ainsi définie serait complètement vidée de sa substance.

Ayant mis en garde contre les ennemis de la liberté d’expression, il faut malheureusement faire de même contre tous ceux qui les instrumentalisent pour faire avancer un agenda politique qui n’est pas moins liberticide. Les ténors des Républicains et du FN, sans surprise, appellent à balancer l’état de droit par-dessus bord au nom de la situation de « guerre » que nous vivrions. Éric Ciotti réclame un « Guantanamo à la française ». Pour mémoire, le camp de Guantanamo enferme, en-dehors de tout cadre légal, des gens sans procès, parfois depuis 15 ans. Voilà ce que veut M. Ciotti pour la France : un enfermement sans passer devant un juge. Au Moyen-âge, la monarchie anglaise était plus avancée que cela. Christian Estrosi, quant à lui, se hausse sur ses ergots : « aucun droit pour les ennemis du droit ». On s’étonne de le voir ainsi faire une référence à Saint-Just, personnage d’extrême-gauche s’il en est, mais qui a surtout mis sur pied ce que j’appelle un régime à volonté totalitaire[1].

Ces politiciens sont la honte de notre pays, et ils ne sont que trop écoutés. Sur les 60 derniers mois, nous en avons passé 31 en état d’urgence ; pendant la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, il n’y en a eu que 27. Au prétexte de défendre une liberté d’expression dont ils n’ont en réalité que faire, ils cherchent uniquement à faire avancer leur programme sécuritaire et liberticide. Jouant sur la peur des Français, ils leur font oublier la triste réalité : face à la menace terroriste, et face à toute menace d’ailleurs, le risque zéro n’existe pas. Oui, il y a des attentats. Que faire ? Rien, ou rien dans l’immédiat. Notre justice et notre police sont armées pour se battre, et font ce qu’elles peuvent ; il faut accepter que parfois elles échouent. Je sais que c’est dur à avaler, mais c’est, là encore, la seule position raisonnable : le remède proposé serait pire que le mal. S’il y a un travail à faire, c’est un travail de très long terme : éduquer d’une part, réduire les inégalités de l’autre. Ainsi, nous nous attaquerons aux racines du terrorisme. Des lois sécuritaires en plus ne nous protègeront pas contre les attentats, mais nous feront faire un pas de plus vers une autre forme de totalitarisme.












[1] Pour ceux que ça intéresse, les historiens estiment qu’il n’y a pas de totalitarisme avant le XXe siècle. En effet, le contrôle et la surveillance totale par l’État de tous les individus, dans leur vie privée aussi bien que publique, mais aussi des institutions, des entreprises et des autres groupes humains, constitue le cœur de la notion de totalitarisme. Cette surveillance et ce contrôle nécessitent des moyens techniques qui n’étaient pas disponibles avant la Révolution industrielle. Certains régimes, toutefois, manifestaient une volonté de contrôle et de surveillance qui les apparente aux totalitarismes contemporains.

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