samedi 30 mai 2020

La papesse Anne


Tolkien, dans une de ses lettres, affirme que seul celui qui s’écrit : « Nolo episcopari ! », « Je ne serai jamais évêque ! », peut faire un bon évêque. Saine logique, et qu’il applique à toute politique : si tout pouvoir corrompt, l’exercice du pouvoir corrompt moins celui qui n’a pas recherché le pouvoir, mais l’a reçu par hasard, par les circonstances, par la force des choses, et si possible malgré lui. C’est en suivant cette logique, foncièrement vraie, juste, bonne, que l’Église n’organise pas de candidatures pour le poste d’évêque. On ne « postule » pas au poste ou à la fonction d’évêque, on est censé être « appelé » à cette mission. Catholique, je ne dis pas qu’il n’y a pas du vrai là-dedans, mais il y a aussi une part de mythe : concrètement, d’ordinaire, lors de la vacance d’un siège épiscopal, c’est le nonce apostolique, c’est-à-dire l’ambassadeur du Saint-Siège dans chaque pays, qui propose une liste de noms, parmi lesquels le pape fait son choix. Ça laisse quand même le champ libre à pas mal de politique, avec des candidatures plus ou moins explicites et revendiquées.

On pourrait d’ores et déjà noter que ce mode de désignation, sur lequel les catholiques sont généralement muets (quand ils en ont connaissance, ce qui n’est pas toujours le cas), n’est pas forcément idéal. Il existerait certainement une marge de manœuvre entre la foire d’empoigne et l’affrontement des egos qu’implique une campagne électorale avec candidature déclarée d’une part, et ce fonctionnement secret et hyper-centralisé d’autre part. Le nonce est-il forcément le seul à avoir son mot à dire ? Ne pourrait-on pas imaginer, par exemple, une liste de trois noms proposés par le nonce pour l’un, par la conférence des évêques nationale pour l’autre, par les fidèles du diocèse pour le dernier, et entre lesquels le pape ferait son choix ? On m’objectera que le pape pourrait choisir systématiquement le nom proposé par le nonce. Certes ; au moins les choses seraient-elles claires. Et encore peut-on imaginer d’autres systèmes, ce n’est là qu’un exemple.

Mais je ne suis pas ici pour refaire le monde, ni même l’Église : l’important est que, telles que les choses sont organisées, il n’y a pas de candidatures : on ne postule pas pour devenir évêque. Et c’est ce sur quoi s’appuient les critiques, aussi acerbes que nombreux, de la démarche d’Anne Soupa.

Pour ceux qui ne sont pas au courant, suite à la démission du cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, primat des Gaules, Anne Soupa[1], théologienne, bibliste et essayiste, a décidé de présenter sa candidature à sa succession. Aussitôt les esprits chagrin de hurler à l’arrogance, au geste déplacé, à la provocation. Et tout lui est reproché. Certains ne la trouvent pas assez à gauche, et veulent lui faire payer un macronisme réel ou supposé. Anne Soupa est-elle macroniste ? Je suis assez porté à croire que oui, même si n’est pas de ça que j’ai pu parler avec elle ; et si c’est bien le cas, c’est effectivement un (gros) désaccord entre elle et moi.

Mais franchement, est-ce bien la question ? Choisit-on un évêque pour son positionnement politique ? Évidemment, je préférerais un évêque proche de Mélenchon à un autre proche de Macron ; je préférerais un évêque écologiste radical à un proche de Mélenchon ; et je préférerais encore un évêque ardorien à un simple écolo radical. Mais ce que je peux préférer à titre personnel n’a que peu d’importance ; il s’agit de choisir l’évêque de Lyon, pas son maire. Il aura un pouvoir spirituel, pas temporel ; partant, son positionnement idéologique est d’un poids infime par rapport à l’autre donnée, son sexe. Dans l’état actuel des choses, je préférerais infiniment que le prochain évêque de Lyon soit une femme macroniste ou lepéniste plutôt qu’un homme écolo radical.

Car c’est bien là la question, évidemment : Anne Soupa est une femme. Et c’est là-dessus qu’on la renvoie au droit canonique, au Catéchisme, et tous les articles y passent, et le prêtre est à l’image du Christ, et le Christ était un homme, et, et alors ? Le Christ était aussi un juif, Il était sans doute brun et barbu, Il était fils de charpentier, Il était plein de choses, en fait ; pour être à Son image, le prêtre est-il forcément juif ?

Quant au Catéchisme et au droit canonique, vous êtes tous bien gentils, mais je pense qu’Anne Soupa les connaît, et à vrai dire je ne crois pas qu’elle s’attende à devenir le prochain archevêque de la bonne ville de Lyon. Alors quoi, provocation ? Volonté de faire le buzz ? Certainement en bonne partie, et voilà d’autres esprits chagrins pour le lui reprocher, avec l’habituel couplet selon lequel le-but-est-bon-mais-la-méthode-ça-craint, par des gens qui en général prônent le but et se gardent bien d’indiquer une autre méthode (qui marcherait, elle, forcément).

René Poujol, par exemple, lui oppose l’impossibilité de faire débattre entre eux les catholiques réformateurs d’une part, les conservateurs et les traditionalistes d’autre part : pour lui, l’écart entre ces groupes est trop important. C’est bien possible ; dans mes débats avec d’autres catholiques, j’ai souvent eu cette impression qu’en réalité nous ne partagions pas la même foi, que nous ne croyions pas en le même Dieu. Mais dans ce cas, comment peut-on s’arrêter à ce constat ? Si c’est vrai, qu’est-ce que ça dit de la réalité de notre Église ? Sommes-nous encore une Église, en fait ?

René Poujol fait un pas dans la réflexion, en reprochant à Anne Soupa de prendre le risque de déclencher le schisme : voyant qu’ils ne sont pas entendus, les réformateurs pourraient finir par partir. Possible, là encore ; mais est-ce que ce serait une si mauvaise chose ? Quand je milite pour la prêtrise des femmes, on me sort le même refrain trois fois sur quatre : eh-ben-si-t’es-pas-content-t’as-qu’à-te-faire-protestant-gnan-gnan ! Ben non, les gens. Prendre au sérieux l’idée de l’Église mystique, ça signifie que ce n’est pas un truc qu’on quitte comme on change de chemise, parce qu’on trouve que le noir ne nous va pas.

Par ailleurs, il y a partir et partir. On peut partir comme l’ont fait les protestants, justement, en acceptant la rupture, en se désintéressant de l’Église catholique et en construisant quelque chose à côté. Mais on peut aussi partir comme les traditionalistes de la FSSPX, qui ont accepté de se faire excommunier, mais se sont toujours revendiqués catholiques et n’ont jamais rompu le dialogue. Résultat des courses : quarante ans plus tard, les excommunications ont été levées, et alors qu’ils ne sont qu’une poignée, ils ont tiré toute l’Église dans leur sens. Moralité : René Poujol a probablement tort quand il affirme que le départ des catholiques d’ouverture laisserait le champ libre aux tenants de « l’Église de toujours » ; dans les années 1970 et 1980, lors du schisme lefebvriste, c’est la logique contraire qui s’est vérifiée. En partant, les intégristes n’ont pas du tout laissé tout l’espace aux réformateurs : bien au contraire, ils ont focalisé toute l’attention ecclésiastique et médiatique sur eux-mêmes.

Bref, là où René Poujol regrette « l’excès de la démarche », la seule chose que je regrette, pour ma part, c’est au contraire son excessive prudence. Car Anne Soupa ne demande pas pour elle le ministère ordonné ou la consécration épiscopale : dans un désir de lancer une réflexion sur « la différence entre sacrement, sacerdoce et pouvoir », elle ne propose sa candidature qu’à la direction temporelle du diocèse.

Or, à mon avis, si erreur il y a, c’est ici. Distinguer, au sein de l’Église, le pouvoir du sacerdoce, pourquoi pas ? Mais cela présente deux dangers majeurs.

Le premier est celui d’une récupération et en fin de compte d’un durcissement des positions actuelles ; ça l’Église catholique, comme le capitalisme, est très douée pour récupérer les oppositions récupérables. La gouvernance politique des diocèses par des laïcs, et pourquoi pas des femmes, c’est typiquement le genre de choses que l’Église pourrait accepter ; mais à condition de ne surtout pas toucher au sacerdoce. Et une fois cette distinction établie, le piège se refermera d’un coup : les honneurs, les fonctions, les responsabilités, tout cela fera paraître les femmes importantes et dégagera une fausse impression d’égalité, de leur avoir redonné toute leur place ; mais les hommes seront toujours les seuls à être admis au sacerdoce, et on ne pourra plus rien dire, car on nous renverra toujours à « mais de quoi elles se plaignent encore puisqu’elles gouvernent ? »

Or, contrairement à ce que pense Anne Soupa, c’est bien la question du sacerdoce qui est essentielle, parce qu’elle est, bien plus que le gouvernement temporel, au cœur de la vie de l’Église. Ce qui entretient la misogynie catholique, ce n’est pas que les femmes ne puissent pas diriger la Banque du Vatican, c’est qu’elles ne puissent pas consacrer l’Eucharistie. Tant que cela n’aura pas été changé, une fausse vision de l’humanité et du rapport entre les sexes perdurera dans l’Église.

D’autant que – et c’est le second danger de la démarche – de quel pouvoir parle-t-on ? « Gouvernance » : rien que le mot me laisse dubitatif. Si elles ne revendiquent pas la prêtrise, qu’est-ce qui reste aux femmes ? Sur les trois missions de l’évêque – d’enseignement, de sanctification et de gouvernement –, les deux premières sont intimement liées au sacerdoce. Reste la mission de gouvernement ; mais le pouvoir temporel de l’Église a heureusement diminué, il ne reste donc pas grand-chose de concret. La gestion des finances ? Mais l’Église devrait de toute manière être pauvre. Alors quoi ? L’intendance ? Les affaires courantes ? Belle victoire, s’il s’agissait de gagner un travail administratif !

C’est un désaccord ; mais il va sans dire que, malgré cette réserve, je soutiens la candidature d’Anne Soupa. Parce que je soutiens tout ce qui peut secouer un peu cette énorme fourmilière, tout ce qui peut aider à faire tourner cet énorme paquebot, l’Église visible.




[1] Que, je dois le dire par honnêteté et transparence, je connais personnellement.

11 commentaires:

  1. Mon cher Meneldil, je ne "reproche" pas à Anne de "pendre le risque d'un schisme"… j'observe simplement qu’un risque de rupture existe. Par ailleurs je ne trouve pas que la comparaison avec le FSSPX soit pertinente. Si le Vatican a courtisé les Lefebvristes, les faisant du même coup exister, c'est qu'ils avaient quelques évêques et cinq cents prêtres dissidents… et que c'est ça - et ça seulement - aux yeux du Vatican, qui fait exister le schisme. Concernant les prêtres qui, dans les années soixante-dix ont accepté leur réduction à l'état laïc, et les millions de catholiques qui sont partis sur la pointe des pieds faute de pouvoir se faire entendre, Rome parle d'apostasie ! C'est tellement plus simple ! Si les cathos d'ouverture prennent la tangente, sans structure ecclésiastique - qu'ils ne souhaitent d'ailleurs peut-être pas - ils risquent de passer dans les oubliettes de l'Histoire. Voilà ce que je veux dire ! Dans l’Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar fait dire à l’un de ses personnages : « Non mon ami, je crains que vous n’ayez pas assez de foi pour être hérétique. » Les « amis » d’Anne auront-ils assez de foi pour devenir réellement schismatiques ?

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    1. Cher René,

      Nous sommes d'accord sur une chose : l'Eglise n'accordera de crédit à un schisme que s'il se fait avec des prêtres et des évêques. Pas forcément très nombreux : Marcel Lefèbvre n'avait pas tant d'évêques que ça avec lui, au départ ; il y a remédié en ordonnant les siens. Mais on est d'accord : il faut des prêtres, et il faut au moins UN évêque.

      Est-ce perdu pour autant ? Pour ma part, je ne crois pas. Je pense au contraire que de nombreux clercs seraient prêts à franchir ce pas. Ce qui se passe en Allemagne, par exemple, m'incite (une fois n'est pas coutume) à l'optimisme sur ce point.

      Pour ta question finale, pour ma part, oui, j'ai largement la foi qu'il faut pour être hérétique et schismatique...

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    2. « assez de foi pour être hérétique et schismatique » : tout comme vous, Meneldil, j’affirme avoir suffisamment de foi pour être l’un et l’autre.
      Mais la plupart d’entre nous n’osent s’exprimer librement et gardent frileusement « le silence », cet allié insidieux de la majorité silencieuse.

      Or les silences demandent à être examinés de plus près.
      En effet, les silences sont généralement révélateurs de sentiments sous-jacents – tels que désinvolture, connivence ou condescendance.
      Et c’est précisément en relation directe avec ces sentiments sous-jacents que les silences observés doivent être perçus comme autant de preuves d’égoïsme, de violence ou de mépris : égoïsme en cas de désinvolture, violence en cas de connivence et mépris en cas de condescendance
      (la preuve d’égoïsme, de violence et de mépris étant proportionnelle à l’intensité du sentiment sous-jacent correspondant).

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    3. Certes, mais il y a d'autres silences possibles : de paresse, de lâcheté, de lassitude... Je serais peut-être moins sévère que vous, du coup. ^^

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    4. Dans les débats autour de sujets sensibles de société, le silence est souvent la stratégie utilisée en dernier recours par celui qui n’a plus aucun autre moyen de défense.

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  3. Votre parallèle entre le schisme luthérien et le schisme lefebvriste est pertinent, mais sa conclusion est plutôt inquiétante : si l’on s’en va en assumant la rupture, clairement et en reconstruisant une Église à côté comme la Réforme ou sur la pointe des pieds sans rien reconstruire comme beaucoup de progressistes de ces dernières décennies, en acceptant dans tous les cas de renoncer à l’héritage, on disparaît ou au mieux on se marginalise ; si l’on claque la porte bruyamment en proclamant qu’on est l’Église et que le siège de Pierre est vide, on réussit à tirer l’Église dans son sens. L’arrogance, l’orgueil, l’intolérance sont plus payantes que l’humilité.

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    1. Meneldil Palantir13 juin 2020 à 16:31

      De toute évidence. Cela dit, attention, tous les traditionalistes ne disent pas que le siège de Pierre est vide : les sédévacantistes sont même plutôt minoritaires en leur sein.

      En tout cas, sans aller jusqu'à proclamer la vacance du Saint-Siège, oui, foncièrement, il s'agirait pour moi de "claquer la porte" en affirmant haut et fort que nous sommes, certainement pas toute l’Église, mais aussi l’Église. "Nous sommes aussi l’Église", le slogan n'est d'ailleurs pas de moi.

      Il n'y a donc pas besoin d'être intolérant pour réussir à se faire entendre. En revanche, oui, je crois en effet qu'il faut une part d'orgueil. C'est sans doute triste et inquiétant, mais c'est malheureusement vrai face à une institution encore plus arrogante et surtout très sourde.

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  4. OK, mais bon, moi qui oppose depuis 40 ans l'humilité des progressistes à l'arrogance des intégristes, il faudra que je trouve d'autres arguments... Il faudra peut-être se résoudre à devenir un peu moins humbles et un peu plus arrogants. Pour comparer à un autre sujet d'actualité, c'est comme les Noirs américains à qui on reproche leur violence et qui répondent "quand on dit qu'il y a un problème, si on n'est pas entendu, on parle plus fort, puis on crie, puis on gueule" (voir https://www.youtube.com/watch?v=h8jUA7JBkF4). C'est vrai qu'il faut peut-être crier avec les sourds - sauf peut-être s'ils sont totalement sourds; dans ce cas cela ne sert à rien et il faut trouver autre chose.

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    1. Il faut les deux ! Crier plus fort pour ceux qui ne sont pas encore tout à fait sourds, ET construire autre chose face à ceux qui le sont devenus tout à fait.

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  5. Je me demande si ces silences égoïstes – de paresse, de lâcheté, de lassitude, … – ne doivent pas tous être rangés sous une même dénomination, à savoir « désinvolture » au sens de Véronique Margron, voir lien ci-dessous
    http://www.aquarelles-expert.be/DESINVOLTURE.pdf

    Et pourquoi, dans ce cas, serais-je trop sévère ?

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