La vie vous offre parfois de ces coïncidences troublantes et
inattendues qui vous poussent à écrire un billet de blog. Ainsi, il y a quelques
semaines, j’ai reçu un message de la Banque postale (qui se trouve être ma
banque, et dont, ordinairement, je suis fort satisfait) m’invitant à adhérer
gratuitement à un nouveau service appelé « La Banque postale chez soi ».
Notez l’accrocheur de la dénomination : « chez soi » égale
confort, pratique, simplicité ; ils n’ont pas appelé ça « La Banque
postale qui vous empêche de faire une petite marche par une jolie matinée
ensoleillée », ni « La Banque postale qui vous cloue devant votre
écran et vous fait prendre du bide » ; c’eût été nettement moins
porteur.
Ils n’ont pas non plus appelé ça « La Banque postale
qui licencie pour augmenter les marges de ses actionnaires ». Et pourtant,
c’est bien de cela qu’il s’agit, non ? En me renseignant un peu, j’ai
ainsi appris que ce service allait me permettre de « bénéficier d’un
conseil personnalisé à distance » et que je n’aurais « plus besoin de
[me] déplacer en bureau de poste » ; tout ça, bien sûr, « au même
tarif ». Ben tiens : si je n’ai plus à me déplacer en bureau, eux
peuvent de leur côté supprimer un poste ou deux dans ce même bureau ; ils
se font des couilles en or en virant leurs employés, ils seraient quand même gonflés
de passer au platine en augmentant en plus les tarifs pour les clients.
Bref, vous vous en doutez, ayant habilement flairé leur
petite combine (qu’ils m’avaient pourtant présentée avec des sabots à peine
gros), et préférant en outre toujours un « conseil personnalisé pas à
distance » à un « conseil personnalisé à distance », je n’ai pas
adhéré, et l’affaire aurait pu s’arrêter là.
Mais je suis actuellement en train de regarder la série Downton Abbey. Je viens de finir la
première saison, et je suis conquis ; je ne saurais trop la recommander à ceux
qui savent apprécier le charme exquis, subtil et raffiné de la haute
aristocratie anglaise à la veille de la Première Guerre mondiale.
L’intrigue commence en 1912, alors que lord Grantham, père
de trois filles et propriétaire de la somptueuse demeure qui donne son nom à la
série, perd son héritier, un cousin, dans le naufrage du Titanic. Panique à
bord, si j’ose dire : le suivant dans la ligne de l’héritage est un autre
cousin éloigné, Matthew Crawley, avocat appartenant à la middle class. Upper middle
class, certes, mais middle class quand
même. Or, non seulement le titre de Earl
of Grantham va passer à ce roturier – ce qui, convenez-en, est déjà une
souffrance –, mais comme le titre nobiliaire est lié par un entail à la fortune et à la demeure
familiales, les filles du comte vont tout perdre à la mort de papa, le hobereau
touchant, lui, le méga-pactole : le titre, le château et ce qu’il faut
pour l’entretenir.
Je passe sur les rebondissements de cette tragique saga pour
me focaliser sur un petit détail. Quand il débarque dans le monde de la nobility anglaise, Matthew Crawley est
stupéfait, méprisant, et ne veut surtout pas se couler dans ce moule. Aussi,
lorsque qu’un certain Molesley est mis à sa disposition en tant que majordome
et valet de chambre – comme quoi les domestiques ne sont pas plus vertueux que
les élus de la République française quand on en vient au cumul des mandats –,
il ne le laisse rien faire : il continue à s’habiller seul, à nouer sa
cravate seul, à choisir ses boutons de manchette seul ; et il finit,
constatant l’inutilité à laquelle il l’a lui-même poussé, par proposer au comte
de le renvoyer.
Vous commencez à voir le lien avec la Banque postale ? Des
gens qu’on renvoie parce qu’ils sont devenus inutiles, ou plutôt parce qu’on les a rendus inutiles. Parce qu’il faut
bien le dire, à la base, un valet de chambre est inutile. Autant on peut
comprendre qu’un homme très occupé, par exemple impliqué dans la vie politique
avec un fort degré de responsabilité, ne trouve plus le temps de faire ses
courses, sa cuisine, sa vaisselle ou son ménage, toutes activités fort
chronophages, autant il ne perdra pas plus de temps à s’habiller lui-même qu’à
laisser un valet le faire à sa place.
Cela m’a fait penser à d’autres situations similaires.
Ainsi, il y a quinze ou vingt ans – je ne sais pas si c’est toujours vrai
aujourd’hui – les grands hôtels japonais employaient des gens parfaitement
inutiles, et il n’était pas rare d’avoir un domestique pour vous ouvrir la
porte de l’ascenseur et un autre pour appuyer sur le bouton de l’étage. Deux
emplois dont l’hôtel peut se passer, me direz-vous. Certes ; mais ces
gens, il faudra bien les payer : par des allocations et à ne rien faire s’ils
sont chômeurs, ou par un salaire et à faire un travail inutile, qu’est-ce qui
est préférable ? Bien entendu, la seconde option : elle n’est pas
plus coûteuse pour l’État, et elle est infiniment préférable pour l’estime de
soi de la personne concernée.
Avant d’aller plus loin, dissipons les malentendus qui
pourraient germer en vos esprits retors. Je ne propose nullement de retourner à
la fin du XIXe siècle. Les inégalités extrêmes entre l’extrême richesse
et l’extrême pauvreté n’ont rien pour me séduire, et on connaît ma position –
et celle de Tol Ardor – sur le nécessaire encadrement de l’écart maximal entre
les plus hauts et les plus bas revenus. Il n’est donc pas question de remettre
des majordomes et des femmes de chambre au service des riches – d’ailleurs, ils
ne les emploieraient plus, pour la plupart d’entre eux.
De même, je sais bien que les jeunes diplômés ne veulent pas
seulement avoir un travail ; ils veulent avoir un travail à la hauteur de
leurs diplômes. Mais l’un dans l’autre, il est préférable d’avoir des petits
boulots, ou des boulots pour lesquels les gens sont surqualifiés, que pas de
boulot du tout. Plutôt que de faire la chasse aux employés de bureaux de poste
inutiles, nous aurions donc tout intérêt à multiplier
les employés inutiles. D’abord parce qu’ils ne seraient jamais complètement
inutiles, et que les services fonctionneraient mieux avec davantage de bras, de
jambes et de têtes. Ensuite parce que ce ne serait pas plus coûteux pour la
société : ces gens seraient davantage payés que des chômeurs, certes, mais
ils paieraient aussi plus d’impôts et consommeraient davantage. Enfin parce que
ce serait infiniment préférable pour eux.
Naturellement, cela ne se fera pas tout seul : comme je
l’ai dit, de nos jours, les plus riches ont, dans leur très grande majorité,
perdu ce qu’il leur restait d’esprit de charité et de solidarité, et ils
préfèrent augmenter encore des profits dont ils ne savent même plus quoi faire plutôt
que d’en redistribuer la moindre parcelle au reste du monde. D’où la nécessité d’une
très forte implication de l’État dans l’économie : non seulement il doit
employer ces gens, mais il doit également contraindre les entreprises privées,
puisqu’on tolère leur existence, à faire de même.
Vous voyez ? Je ne m’appesantis pas non plus sur
la solution ardorienne. Et pourtant, elle est bonne ! Acceptons de revenir
sur une technique que de toute façon nous ne contrôlons pas et qui nous fait
plus de mal que de bien, et vous verrez que, pour compenser le travail que les
machines ne feront plus, le chômage n’aura pas d’autre solution que d’aller
voir ailleurs si on y est. Mais même sans aller jusqu’à cette radicalité que
nous prônons, la société moderne aurait intérêt à revoir sérieusement les
préceptes sur lesquels elle a fondé son économie.
Et le travail doit avoir un sens. C'est fondamental dans le cadre de la "montée de l'insignifiance."
RépondreSupprimerDeux observations, mon cher Meneldil:
RépondreSupprimer- contrairement à ce que tu penses, il y a des riches qui emploient toujours des femmes de chambre: DSK par exemple...
- ton observation concernant les emplois "inutiles" est d'autant plus pertinente que j'ai connu l'époque où les collectivités locales, les communes en particulier, avaient bien compris l'utilité des emplois "sociaux", pour l'entretien de la voie publique par exemple, préférant avoir des citoyens "intégrés" par un emploi (même s'ils ne foutaient pas grand chose quelques fois) plutôt que des citoyens chômeurs désœuvrés avec tout ce que cela implique. Aujourd'hui, on préfère sous-traiter ces prestations et payer le chômage ou le RSA aux gens peu qualifiés, et les dégâts collatéraux sur la santé, la vie de famille, la délinquance etc.
Navrant, cette approche économique!
Jean-Christian Hervé