Dans plusieurs billets récents, je rappelais le risque
totalitaire que présentent les technologies qui seront prochainement le fruit
des neurosciences, et qui pourraient ouvrir la porte à un contrôle accru des
esprits. Je ne renie rien de ce que j’ai écrit : la forme finale, aboutie
du totalitarisme est bien celle dans laquelle, par le contrôle mental, l’État aura
réussi à faire en sorte que les individus aiment l’esclavage auquel ils seront
soumis ; et la technique moderne est en train de mettre ce totalitarisme
suprêmement efficace, donc suprêmement dangereux, à notre portée. Mais il ne
suffit pas de se pencher sur les risques prévisibles, il faut également parler
des dangers qui existent déjà.
Le totalitarisme se définit avant tout comme la volonté, de
la part de l’État, de contrôler entièrement à la fois la société et chacun des
individus qui la composent, tant dans leur vie publique que dans leur vie
privée (qui, puisqu’elle est surveillée en permanence, cesse justement d’être « privée »).
Il est donc évident qu’avant d’en arriver à leur forme finale, les prochains
totalitarismes s’établiront par une surveillance de nos vies privées beaucoup plus
classique. Là-dessus, on fait couler beaucoup d’encre depuis les révélations d’Edward
Snowden sur PRISM et le scandale qui en a découlé. Et cependant, il me semble
que beaucoup de commentateurs manquent l’essentiel.
Commençons par un rapide rappel des faits. Le 6 juin
dernier, un ancien employé de sous-traitants de la CIA et la NSA[1],
Edward Snowden, a publiquement révélé un programme de surveillance mené par
cette dernière et nommé PRISM. Ce programme, créé en 2007 par l’administration Bush
et maintenu par l’administration Obama, permet à la NSA de collecter en secret
des données hébergées par les géants américains des nouvelles technologies comme
Google, Facebook, Apple, YouTube etc. Le président américain a bien certifié
que « personne n’écoute nos conversations téléphoniques » et que les
gens qui se trouvent sur le territoire américain ne sont pas concernés (c’est
censé nous rassurer ?). Selon un congressman
américain cependant, la NSA peut utiliser PRISM pour mettre sur écoute un
citoyen sans avoir obtenu de mandat judiciaire. En outre, on sait à présent que
l’agence espionne également d’autres États ; elle écoute, par exemple, les
communications du bâtiment qui abrite le Conseil de l’Union européenne.
Ces révélations, pas si surprenantes, s’inscrivent dans le
courant des violations, toujours plus nombreuses et plus larges, de la vie
privée des citoyens depuis les attentats du 11 septembre 2001. Aujourd’hui on
en fait un scandale, demain tout le monde l’aura oublié, obnubilé par la crise économique
et le mondial de football, et se disant que de toute manière il faut bien
lutter contre les terroristes et que si on n’a rien à se reprocher, pourquoi s’en
faire ? Pour ma part, avant que l’histoire ne retombe complètement dans les
limbes, j’aimerais appuyer sur quelques points.
Le premier, c’est qu’il ne faut pas se faire d’illusions :
pour une affaire révélée, pour un programme de surveillance mis au jour, beaucoup
sont probablement tranquillement en train de faire leurs petites affaires dans l’ombre.
Les États-Unis ont PRSIM, c’est entendu ; mais quels sont leurs autres
programmes ? Si vraiment celui-ci ne cible pas les citoyens présents sur
le sol américain, j’ai du mal à croire qu’il n’ait pas un petit frère qui s’en
charge. De même, quels sont les programmes des autres pays ? Le Royaume-Uni,
le Canada, la France et tant d’autres, sans même parler des régimes plus ou
moins autoritaires un peu partout, ont probablement des programmes comparables,
même s’ils disposent forcément de moins de moyens. Ne croyons donc pas que
maintenant nous savons tout : nous n’avons fait qu’apercevoir une infime
partie de la masse (ordinairement) immergée de l’iceberg.
Bien sûr, les pays espionnés, au premier rang desquels ceux
de l’Union européenne, s’offusquent un peu à l’heure qu’il est. Ils exigent des
explications (ouuuuh). Mais on ne peut évidemment pas leur faire confiance. Outre
qu’ils font tous probablement peu ou prou la même chose, ils ne feront jamais que
discuter entre eux, d’administration à administration, sans jamais en référer
aux citoyens et même sans jamais les informer. Les effets de manche ne vont durer
qu’un (petit) temps, après quoi les États échangeront une partie des
informations qu’ils ont tous recueillies sur nous, tout sera oublié et tout le
monde sera content. De toute évidence, les institutions démocratiques n’assurent
donc plus aucune protection de nos vies privées.
Ensuite, il est également nécessaire d’insister sur le rôle des
entreprises privées. Google, Facebook et tant d’autres ont transmis et
transmettent encore, volontairement, des données qui nous concernent aux gouvernements
qui les leur réclament. Or, à elles non plus, on ne peut pas leur accorder la
moindre confiance ! Car une entreprise n’est faite que pour une chose :
gagner de l’argent. Une entreprise ne fait donc pas forcément ce qui est bien,
ni même ce qui est bon pour ses clients ; elle fait ce qu’il faut faire
pour gagner de l’argent. Il faut être bien naïf pour croire que c’est toujours la
même chose… Ici, ces géants des nouvelles technologies auront toujours intérêt à
transmettre nos données : elles sont trop fortes pour que leurs clients se
passent d’elles ; leurs clients ont de toute manière la mémoire courte ;
et inversement, les États ont toujours sur elles de forts moyens de pression.
Toutes choses égales par ailleurs, on peut rapprocher cela de l’attitude des grandes
entreprises sous le régime nazi en Allemagne ou pendant la collaboration en France :
les grandes compagnies chimiques ont fourni le Zyklon B qui a servi à gazer les
Juifs, sans se demander ce qu’en faisait l’administration des camps, parce que
tel était son intérêt économique et financier immédiat.
Il ne faut d’ailleurs pas non plus oublier, au passage, que
les entreprises ne nous espionnent pas seulement pour le compte des États mais
aussi pour leur propre compte, ce qui n’est pas moins inquiétant. Pour l’instant,
elles se servent surtout des données qu’elles recueillent comme d’une
marchandise qu’elles peuvent revendre à d’autres entreprises ; mais à
mesure que la masse de données qu’elles possèdent grossit, elles ont sur nous
un pouvoir de plus en plus grand et deviennent donc de plus en plus dangereuses.
Les totalitarismes de demain ne seront pas forcément le fait des États ;
ils pourraient parfaitement être celui des entreprises privées.
Si les États et les entreprises sont tous contre nous, quel
espoir nous reste-t-il ? On peut toujours penser aux lanceurs d’alerte. Ils
sont effectivement suprêmement importants. Snowden, pour ne parler que de lui,
a fait preuve d’un grand courage et d’une grande moralité ; non seulement
il mériterait qu’on se précipite pour lui offrir l’asile politique, mais il
faudrait encore le décorer pour faire bonne mesure.
Cela étant, les lanceurs d’alerte peuvent-ils faire le poids
face à la menace totalitaire grandissante ? À l’évidence non. Quelques individus,
même soutenus par une partie de « l’opinion », seront forcément
balayés par les forces immenses contre lesquelles ils tentent de s’élever. D’une
part, ils ne pourront jamais tout révéler, et une grande part de la
surveillance dont nous sommes les victimes restera toujours secrète. D’autre
part, il sera toujours facile d’étouffer les affaires qui éclateront, les gens
étant majoritairement préoccupés par leur petit confort bien plus que par leurs
libertés. Enfin, si le besoin s’en fait vraiment sentir, États et entreprises
privées n’hésiteront pas à éliminer ceux qui seront trop gênants. Vous ne les
en croyez pas capables ? N’oublions pas qu’après les attentats du World
Trade Center, les États-Unis ont enlevé
des gens un peu partout dans le monde, entretenu des prisons secrètes et pratiqué la torture sur leur sol. Qui peut penser que quelques meurtres leur feront
peur ? Certains demandent aujourd’hui qu’on protège juridiquement le
statut de lanceur d’alerte ; mais les protections qu’on pourra éventuellement
mettre en place ne seront jamais suffisantes, ne serait-ce que parce que les États
et les entreprises ne respectent la loi que quand cela les arrange.
Conclusion ? L’humanité n’est moralement et spirituellement
pas assez mûre pour disposer d’une technologie aussi poussée. Qu’auraient fait
des dictateurs comme Hitler ou Staline s’ils l’avaient eue sous la main ?
Or, qui peut croire que les Hitlers et les Stalines appartiennent
définitivement au passé ? L’humanité a-t-elle tellement changé depuis 70
ans ? Avons-nous retenu les leçons de l’Histoire ? Tout, aujourd’hui,
indique le contraire.
[1]
La National Security Agency, l’organisme
gouvernemental américain chargé de l’espionnage et du renseignement d’origine
électromagnétique (communications téléphoniques, e-mails, satellites etc.).
Dans un article très intéressant paru dans Le Monde du 7 juin 2013, Julian Assange, fondateur de Wikileaks, lanceur d'alerte et ennemi public n°1 des Etats-Unis, développe une analyse qui recoupe largement la mienne. Il écrit en particulier :
RépondreSupprimer"L'avancée des technologies de l'information telle qu'incarnée par Google annonce la fin de la vie privée pour la plupart des êtres humains et entraîne le monde vers le totalitarisme. [...] L'érosion de la sphère privée individuelle en Occident et la centralisation concomitante du pouvoir rendent inévitables les abus, rapprochant de plus en plus les "bonnes" sociétés des "mauvaises"."
L'article entier est ici :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/06/07/le-fardeau-du-geek-blanc_3426437_3232.html
M.