lundi 1 juillet 2013

Big Brother is watching us, et il a une très sale gueule

Dans plusieurs billets récents, je rappelais le risque totalitaire que présentent les technologies qui seront prochainement le fruit des neurosciences, et qui pourraient ouvrir la porte à un contrôle accru des esprits. Je ne renie rien de ce que j’ai écrit : la forme finale, aboutie du totalitarisme est bien celle dans laquelle, par le contrôle mental, l’État aura réussi à faire en sorte que les individus aiment l’esclavage auquel ils seront soumis ; et la technique moderne est en train de mettre ce totalitarisme suprêmement efficace, donc suprêmement dangereux, à notre portée. Mais il ne suffit pas de se pencher sur les risques prévisibles, il faut également parler des dangers qui existent déjà.

Le totalitarisme se définit avant tout comme la volonté, de la part de l’État, de contrôler entièrement à la fois la société et chacun des individus qui la composent, tant dans leur vie publique que dans leur vie privée (qui, puisqu’elle est surveillée en permanence, cesse justement d’être « privée »). Il est donc évident qu’avant d’en arriver à leur forme finale, les prochains totalitarismes s’établiront par une surveillance de nos vies privées beaucoup plus classique. Là-dessus, on fait couler beaucoup d’encre depuis les révélations d’Edward Snowden sur PRISM et le scandale qui en a découlé. Et cependant, il me semble que beaucoup de commentateurs manquent l’essentiel.

Commençons par un rapide rappel des faits. Le 6 juin dernier, un ancien employé de sous-traitants de la CIA et la NSA[1], Edward Snowden, a publiquement révélé un programme de surveillance mené par cette dernière et nommé PRISM. Ce programme, créé en 2007 par l’administration Bush et maintenu par l’administration Obama, permet à la NSA de collecter en secret des données hébergées par les géants américains des nouvelles technologies comme Google, Facebook, Apple, YouTube etc. Le président américain a bien certifié que « personne n’écoute nos conversations téléphoniques » et que les gens qui se trouvent sur le territoire américain ne sont pas concernés (c’est censé nous rassurer ?). Selon un congressman américain cependant, la NSA peut utiliser PRISM pour mettre sur écoute un citoyen sans avoir obtenu de mandat judiciaire. En outre, on sait à présent que l’agence espionne également d’autres États ; elle écoute, par exemple, les communications du bâtiment qui abrite le Conseil de l’Union européenne.

Ces révélations, pas si surprenantes, s’inscrivent dans le courant des violations, toujours plus nombreuses et plus larges, de la vie privée des citoyens depuis les attentats du 11 septembre 2001. Aujourd’hui on en fait un scandale, demain tout le monde l’aura oublié, obnubilé par la crise économique et le mondial de football, et se disant que de toute manière il faut bien lutter contre les terroristes et que si on n’a rien à se reprocher, pourquoi s’en faire ? Pour ma part, avant que l’histoire ne retombe complètement dans les limbes, j’aimerais appuyer sur quelques points.

Le premier, c’est qu’il ne faut pas se faire d’illusions : pour une affaire révélée, pour un programme de surveillance mis au jour, beaucoup sont probablement tranquillement en train de faire leurs petites affaires dans l’ombre. Les États-Unis ont PRSIM, c’est entendu ; mais quels sont leurs autres programmes ? Si vraiment celui-ci ne cible pas les citoyens présents sur le sol américain, j’ai du mal à croire qu’il n’ait pas un petit frère qui s’en charge. De même, quels sont les programmes des autres pays ? Le Royaume-Uni, le Canada, la France et tant d’autres, sans même parler des régimes plus ou moins autoritaires un peu partout, ont probablement des programmes comparables, même s’ils disposent forcément de moins de moyens. Ne croyons donc pas que maintenant nous savons tout : nous n’avons fait qu’apercevoir une infime partie de la masse (ordinairement) immergée de l’iceberg.

Bien sûr, les pays espionnés, au premier rang desquels ceux de l’Union européenne, s’offusquent un peu à l’heure qu’il est. Ils exigent des explications (ouuuuh). Mais on ne peut évidemment pas leur faire confiance. Outre qu’ils font tous probablement peu ou prou la même chose, ils ne feront jamais que discuter entre eux, d’administration à administration, sans jamais en référer aux citoyens et même sans jamais les informer. Les effets de manche ne vont durer qu’un (petit) temps, après quoi les États échangeront une partie des informations qu’ils ont tous recueillies sur nous, tout sera oublié et tout le monde sera content. De toute évidence, les institutions démocratiques n’assurent donc plus aucune protection de nos vies privées.

Ensuite, il est également nécessaire d’insister sur le rôle des entreprises privées. Google, Facebook et tant d’autres ont transmis et transmettent encore, volontairement, des données qui nous concernent aux gouvernements qui les leur réclament. Or, à elles non plus, on ne peut pas leur accorder la moindre confiance ! Car une entreprise n’est faite que pour une chose : gagner de l’argent. Une entreprise ne fait donc pas forcément ce qui est bien, ni même ce qui est bon pour ses clients ; elle fait ce qu’il faut faire pour gagner de l’argent. Il faut être bien naïf pour croire que c’est toujours la même chose… Ici, ces géants des nouvelles technologies auront toujours intérêt à transmettre nos données : elles sont trop fortes pour que leurs clients se passent d’elles ; leurs clients ont de toute manière la mémoire courte ; et inversement, les États ont toujours sur elles de forts moyens de pression. Toutes choses égales par ailleurs, on peut rapprocher cela de l’attitude des grandes entreprises sous le régime nazi en Allemagne ou pendant la collaboration en France : les grandes compagnies chimiques ont fourni le Zyklon B qui a servi à gazer les Juifs, sans se demander ce qu’en faisait l’administration des camps, parce que tel était son intérêt économique et financier immédiat.

Il ne faut d’ailleurs pas non plus oublier, au passage, que les entreprises ne nous espionnent pas seulement pour le compte des États mais aussi pour leur propre compte, ce qui n’est pas moins inquiétant. Pour l’instant, elles se servent surtout des données qu’elles recueillent comme d’une marchandise qu’elles peuvent revendre à d’autres entreprises ; mais à mesure que la masse de données qu’elles possèdent grossit, elles ont sur nous un pouvoir de plus en plus grand et deviennent donc de plus en plus dangereuses. Les totalitarismes de demain ne seront pas forcément le fait des États ; ils pourraient parfaitement être celui des entreprises privées.

Si les États et les entreprises sont tous contre nous, quel espoir nous reste-t-il ? On peut toujours penser aux lanceurs d’alerte. Ils sont effectivement suprêmement importants. Snowden, pour ne parler que de lui, a fait preuve d’un grand courage et d’une grande moralité ; non seulement il mériterait qu’on se précipite pour lui offrir l’asile politique, mais il faudrait encore le décorer pour faire bonne mesure.

Cela étant, les lanceurs d’alerte peuvent-ils faire le poids face à la menace totalitaire grandissante ? À l’évidence non. Quelques individus, même soutenus par une partie de « l’opinion », seront forcément balayés par les forces immenses contre lesquelles ils tentent de s’élever. D’une part, ils ne pourront jamais tout révéler, et une grande part de la surveillance dont nous sommes les victimes restera toujours secrète. D’autre part, il sera toujours facile d’étouffer les affaires qui éclateront, les gens étant majoritairement préoccupés par leur petit confort bien plus que par leurs libertés. Enfin, si le besoin s’en fait vraiment sentir, États et entreprises privées n’hésiteront pas à éliminer ceux qui seront trop gênants. Vous ne les en croyez pas capables ? N’oublions pas qu’après les attentats du World Trade Center, les États-Unis ont enlevé des gens un peu partout dans le monde, entretenu des prisons secrètes et pratiqué la torture sur leur sol. Qui peut penser que quelques meurtres leur feront peur ? Certains demandent aujourd’hui qu’on protège juridiquement le statut de lanceur d’alerte ; mais les protections qu’on pourra éventuellement mettre en place ne seront jamais suffisantes, ne serait-ce que parce que les États et les entreprises ne respectent la loi que quand cela les arrange.

Conclusion ? L’humanité n’est moralement et spirituellement pas assez mûre pour disposer d’une technologie aussi poussée. Qu’auraient fait des dictateurs comme Hitler ou Staline s’ils l’avaient eue sous la main ? Or, qui peut croire que les Hitlers et les Stalines appartiennent définitivement au passé ? L’humanité a-t-elle tellement changé depuis 70 ans ? Avons-nous retenu les leçons de l’Histoire ? Tout, aujourd’hui, indique le contraire.


[1] La National Security Agency, l’organisme gouvernemental américain chargé de l’espionnage et du renseignement d’origine électromagnétique (communications téléphoniques, e-mails, satellites etc.).

1 commentaire:

  1. Dans un article très intéressant paru dans Le Monde du 7 juin 2013, Julian Assange, fondateur de Wikileaks, lanceur d'alerte et ennemi public n°1 des Etats-Unis, développe une analyse qui recoupe largement la mienne. Il écrit en particulier :

    "L'avancée des technologies de l'information telle qu'incarnée par Google annonce la fin de la vie privée pour la plupart des êtres humains et entraîne le monde vers le totalitarisme. [...] L'érosion de la sphère privée individuelle en Occident et la centralisation concomitante du pouvoir rendent inévitables les abus, rapprochant de plus en plus les "bonnes" sociétés des "mauvaises"."

    L'article entier est ici :

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/06/07/le-fardeau-du-geek-blanc_3426437_3232.html

    M.

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