vendredi 5 juillet 2013

Hitler est vivant

Si vous cherchez un film à voir pour vous mette de bonne humeur en ce début de vacances, je vous conseille La chute (Der Untergang), un film allemand d’Oliver Hirschbiegel, réalisé en 2004, et qui raconte les derniers jours d’Adolf Hitler. Bon, d’accord, ça ne vous mettra peut-être pas de bonne humeur et ce n’est pas vraiment l’ambiance Les bronzés, mais en pleine affaire d’espionnage de nos vies privées par les diverses agences de renseignement de la planète, je trouve ce film tout plein de qualités.

La chute, donc, raconte les dix derniers jours du Führer, retranché dans son bunker, en pleine bataille de Berlin. Le point de vue est principalement celui de sa jeune secrétaire, Traudl Junge. Ce sont évidemment aussi les dix derniers jours du IIIe Reich, puisque les nazis sont alors en train de perdre peu à peu Berlin face à l’Armée rouge.

En soi, les qualités du film sont évidentes. Qualités cinématographiques d’abord : une caméra tenue de main de maître, des acteurs stupéfiants de vérité – Bruno Ganz incarne Hitler à la perfection, Ulrich Matthes est un Goebbels particulièrement réussi, entre autres. Qualités historiques ensuite, avec une reconstitution fidèle et éclairante.

Le film, pourtant, a essuyé de sévères critiques lors de sa sortie en salles. On lui a en particulier reproché de trop humaniser Hitler : scènes de vie de famille avec sa compagne Eva Braun ou avec les enfants Goebbels, cordialité et gentillesse avec ses secrétaires, jeux avec sa chienne Blondi etc. Face à cela, le contexte général de la guerre – oppression des peuples envahis, crimes contre l’humanité, génocide des Juifs etc. – n’est que très rapidement évoqué.

Disons-le tout de suite : en effet, La chute se focalise sur une personne bien plus que sur les grands événements d’une période. C’est un film biographique, pas un film d’histoire politique ou militaire. Cela peut-il lui être reproché ? Sans doute pas ; un réalisateur est libre de faire un film sur ce qui l’intéresse et n’a aucun devoir d’exhaustivité.

Mais il faut aller plus loin : cette humanisation de Hitler n’est pas seulement intéressante ; elle est nécessaire dans notre société. Nous avons ordinairement bien trop tendance à diaboliser Hitler, à faire de lui une sorte de démon inhumain. Or, Hitler n’était rien d’autre qu’un homme. Il n’y aurait même aucun sens à faire de lui « l’homme le plus mauvais de l’Histoire » : a-t-il été spécialement plus malveillant que beaucoup d’autres, ou seulement plus puissant et plus efficace ? Les comparaisons, les concours d’atrocités (« Staline a-t-il été pire que Hitler ? » ; « Les dictatures “de gauche” sont-elles pire que les dictatures “de droite” ? ») n’ont pas grand intérêt.

Ce qu’il faut voir, en revanche, c’est que Hitler, très loin d’être un reliquat d’une barbarie antique, est un pur produit de son époque et de la modernité. S’il a fait tant de mal, ce n’est pas parce qu’il aurait eu une intention originale ou rare ; c’est uniquement parce qu’il a eu les moyens techniques et matériels de réaliser ses intentions. Beaucoup avant lui, y compris parmi des figures historiques généralement populaires et considérées comme positives (je vais éviter de citer des noms), ont probablement eu des intentions similaires – on le déduit très facilement et de leurs actes, et de leurs écrits. Beaucoup auraient instauré des totalitarismes, beaucoup auraient commis des génocides. Si ces deux réalités sont des spécificités du XXe siècle, ce n’est pas parce que les générations antérieures n’en avaient pas eu l’idée, c’est tout simplement parce que les moyens techniques n’étaient pas réunis pour leur concrétisation. Hitler n’est donc aucunement une comète maléfique qui serait passée une fois dans le ciel de l’Histoire pour ne plus jamais revenir ; c’est un dirigeant comme il y en a eu beaucoup avant lui, et, gageons-le, comme il y en aura encore.

Reste la question de savoir si les peuples seraient toujours prêts à lui obéir ; mais là encore, une analyse lucide des faits laisse peu de place à l’optimisme. La Seconde Guerre mondiale, mais aussi bien d’autres périodes historiques, montrent que l’immense majorité des êtres humains, s’ils sont placés dans les circonstances adéquates, sont capables des pires atrocités. Agatha Christie affirmait que nous sommes tous des meurtriers en puissance ; l’Histoire ajoute que nous sommes tous des bourreaux potentiels.

Si les leçons du passé ne suffisaient pas à nous en convaincre, les expériences comme celles de Milgram viennent renforcer cette impression. Ces expériences, réalisées entre 1960 et 1963 par le sociologue américain Stanley Milgram, ont montré qu’une large majorité de sujets accepte d’aller jusqu’à tuer un être humain si l’ordre lui en est donné par une autorité qu’il juge légitime. Répétée en 2009 pour le documentaire Le jeu de la mort, la même expérience a montré que nos contemporains ne sont pas plus rebelles que leurs aînés : là où, en 1960, 62,5% des gens acceptaient d’envoyer une décharge électrique mortelle à quelqu’un sur ordre d’un scientifique, en 2009, 81% des gens acceptent de faire la même chose sur ordre… d’une présentatrice télé.

Que faut-il en déduire ? Déjà, que le point Godwin est une belle stupidité. Pour ceux qui ne savent que ce qu’est le point Godwin (ou reductio ad Hitlerum pour ceux qui veulent faire pédants), c’est le point d’une discussion dans lequel un des participants invoque, à l’appui de sa thèse, un élément lié au nazisme. Vous n’avez pas remarqué ? Faites l’expérience : lors d’un débat, appuyez-vous, pour défendre votre idée, sur Hitler, sur la Shoah, sur la Seconde Guerre mondiale etc. Ça ne manquera pas : il y aura forcément quelqu’un pour dire d’un air narquois et fier de lui : « et voilà, t’as marqué le point Godwin ». Et alors, dugland ? Pour considérer que le nazisme, Hitler ou la Shoah ne peuvent pas servir d’arguments dans une conversation, il faut croire que ce sont des anomalies de l’Histoire qui ne peuvent pas se reproduire. Confondante naïveté.

Mais surtout, ce qu’on doit retenir de tout cela, c’est que ce qu’il s’est passé entre 1933 et 1945 peut se reproduire à tout moment : un dirigeant comme Hitler peut revenir au pouvoir ; et les peuples lui obéiraient aussi aveuglément que par le passé. La seule différence ? Depuis 1945, notre puissance technologique s’est encore considérablement accrue. Autrement dit, un dictateur de sa trempe, s’il accédait au pouvoir aujourd’hui, serait infiniment plus efficace, et ferait infiniment plus de mal, que tout ce que nous avons pu connaître jusqu’ici.

1 commentaire:

  1. Very Good. I have seen this film and agree totally with your analysis. Thank you for sharing this. I so much enjoy reading your impressions on these kinds of things, and I know I should not be surprised as you are a history professor, history being one of my favorite things.

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