La notion de développement est au cœur d’un grand nombre des
principales préoccupations de notre temps. Elle touche aux deux principaux aspects
de la Crise que nous traversons : les inégalités (que ce soit entre les
individus ou entre les sociétés) et la destruction rapide de notre
environnement. Portée aux nues par la majorité (il n’est besoin, pour s’en
convaincre, que de constater la place prépondérante que prennent le développement
et son complément, le développement durable, dans les programmes scolaires, ou
encore leur récurrence dans les discours des élites politiques ou économiques,
et même dans la publicité), elle est en revanche critiquée par la minorité que
constitue l’écologie radicale au nom de son inefficacité : le développement
ne serait qu’un cache-misère destiné à maquiller la croissance économique et l’occidentalisation
du monde ; le développement durable ne serait qu’une chimère irréalisable.
Écologiste radical moi-même (et pas moins radical, je pense,
que ceux dont je viens de parler), il me semble néanmoins que cette notion de « développement »
n’a pas encore été suffisamment pensée et que certains s’en débarrassent un peu
vite. Pour y remédier, il convient tout d’abord de définir ce qu’est le développement,
ce qui implique avant toute autre chose de bien distinguer le développement comme
état du développement comme processus.
En tant qu’état,
le développement est l’état d’un espace dans lequel les besoins essentiels de l’ensemble
de la population sont satisfaits. En ce sens, le développement est évidemment quelque
chose qu’il faut rechercher : qui pourrait vouloir que les besoins
essentiels de tous ne soient pas satisfaits ? Encore faut-il définir
correctement ce que sont les « besoins essentiels » d’un individu.
Manger en quantité adéquate une nourriture suffisamment saine et variée, boire
une eau potable, se loger et se vêtir décemment, se soigner, tout le monde
reconnaît que ce sont là des besoins essentiels. On doit y ajouter d’autres
besoins tout aussi importants, car constitutifs de notre humanité même s’ils ne
sont pas strictement nécessaires à notre survie : l’art, la science, la
réflexion, ce qui implique l’éducation, mais aussi les loisirs, le repos etc.
En revanche, posséder le dernier iPhone, nager dans sa piscine privée ou partir
chaque année en vacances à l’autre bout du monde ne sont clairement pas des
besoins essentiels de l’homme. Comme état, le développement est donc bien quelque
chose qu’il faut rechercher, à condition de bien l’articuler à la notion de « besoins »
et surtout de ne pas créer des besoins qui n’existent pas, en particulier par
le biais de la publicité.
Toujours en ce sens, aucun État n’est complètement
développé, puisqu’il y a des pauvres partout ; cependant, l’Europe, où
seuls 10 à 15% de la population voient leurs besoins essentiels non satisfaits,
est évidemment plus développée que l’Afrique, où c’est le cas de 75% de la population
environ. D’où le second sens du concept de « développement » : conçu
cette fois en tant que processus, le développement
est le passage d’un état non développé (c’est-à-dire où les besoins de tous ne
sont pas satisfaits) à un état développé (c’est-à-dire où ils le sont). Que
nécessite ce passage ? D’une part de produire suffisamment de richesses, d’autre
part de les répartir équitablement.
Là encore, il convient de bien définir la notion de « richesses »,
qu’il ne faut pas limiter aux seuls biens matériels, ni surtout confondre avec
l’argent. Une richesse, c’est ce qui permet de répondre à un besoin. En ce
sens, certains biens matériels sont effectivement des richesses : un sac
de riz où une maison, par exemple. Un smartphone est moins une richesse qu’un
sac de riz, puisqu’il répond à un besoin moins réel, plus artificiel. En
revanche, une richesse peut, toujours en ce sens, n’être pas matérielle : une
heure de cours d’histoire ou de méditation sont des richesses. Enfin, l’argent,
dans sa forme actuelle, a complètement cessé d’être une richesse : il n’a
qu’une valeur d’échange, mais plus aucune valeur d’usage depuis qu’il a cessé d’être
fondé sur les métaux précieux. Quand on n’avait que des pièces d’or ou d’argent,
elles valaient toujours, même en cas d’effondrement du système monétaire, ce qu’elles
contenaient de métal ; alors qu’un billet de banque, s’il me permet d’acheter
un sac de blé tant que le vendeur de blé a confiance dans sa valeur, ne me
nourrira jamais directement. L’argent n’est donc clairement pas une richesse
véritable, puisqu’il ne satisfait directement aucun besoin, même s’il permet d’acquérir
les richesses qui permettront de le faire.
Autre précision fondamentale : le développement entendu
comme processus n’a aucun besoin d’être infini ; une fois que les besoins
de tous sont satisfaits, le développement comme état est atteint et le développement
comme processus n’a plus de raison d’être. La seule chose qui pourrait le
rendre nécessaire serait une croissance démographique continue : en effet,
plus il y a d’êtres humains, plus il y a de besoins à satisfaire. Mais c’est
justement pour cette raison, cumulée aux ressources finies de la Terre, que la
croissance démographique ne saurait être infinie : nous devons viser une
stabilité – si ce n’est une réduction – de la population mondiale.
Parce que le développement comme processus n’a pas de raison
d’être infini, mais doit au contraire trouver un achèvement, il ne faut surtout
pas le confondre avec la croissance. La croissance, dont le principal indicateur
est le PIB, est l’augmentation de la quantité de richesses produites d’une
année sur l’autre. Dans les pays du Nord, elle n’a aucune pertinence :
nous produisons largement assez de richesses pour satisfaire les besoins essentiels
de tous ; s’il y a encore des pauvres, c’est exclusivement – il faut insister là-dessus – parce que nous
répartissons mal les richesses produites. Allons plus loin : dans les pays
du Nord, il faut une décroissance économique, et même une décroissance
radicale. Ce n’est même pas que nous produisons assez : nous produisons
plus qu’assez, nous produisons trop. Inutile de le démontrer, maintes études l’ont
déjà fait : notre mode de vie n’est pas généralisable à l’ensemble de la
planète ; ses ressources n’y suffiraient pas.
C’est pour cela que le développement ne peut être durable
que s’il prend en compte la limite des ressources de la planète, donc s’il
accepte sa propre finitude. Le développement, comme processus ou comme état,
peut très bien être réellement durable, c’est-à-dire se réaliser dans le
respect et la préservation de la nature, mais pas s’il se confond avec une
croissance économique infinie qui lui est, par essence, tout à fait étrangère. Dans
les pays du Nord, mais aussi dans les pays émergents et même dans bon nombre de
pays en développement, la quantité de richesses produites est déjà largement
suffisante pour satisfaire les besoins de toutes les couches de la population,
et le développement passe donc non plus par la croissance économique, mais bien
par une meilleure répartition des richesses produites, le plus souvent accompagnée
d’une décroissance économique. Ce n’est que dans les pays les plus pauvres du
globe que le développement passe encore par une augmentation de la quantité de
richesses produites, donc par une croissance économique.
Ces réflexions préalables doivent nous permettre d’articuler
le concept de développement avec d’autres notions, celles de mode de vie, de
niveau de vie et de qualité de vie. Le mode de vie est tout simplement la
manière dont nous vivons : ce que nous mangeons, nos horaires de travail,
la composition de nos loisirs etc. Tout mode de vie consomme des ressources,
rejette des déchets, et entraîne un certain niveau de vie et une certaine
qualité de vie. Actuellement, notre mode
de vie consomme énormément de ressources et rejette énormément de déchets ;
et c’est précisément pour cette raison que notre niveau de vie est extrêmement élevé. Nous pouvons aller très
rapidement d’un point à un autre de notre région, de notre pays, du globe même ;
nous mangeons plus qu’à notre faim ; Internet nous offre une mine
permanente d’informations et de réflexions ; nous pouvons régler
précisément la température de chacune des pièces de nos maisons ; je
pourrais multiplier les exemples à l’infini. Et tout cela, nous le pouvons parce que notre mode de vie est
destructeur de notre environnement : c’est parce que nous consommons beaucoup de pétrole et rejetons beaucoup de
gaz à effet de serre que nous pouvons nous déplacer rapidement, par exemple.
On veut généralement nous faire admettre sans réflexion que
ce très haut niveau de vie équivaut à
une excellente qualité de vie. Or, c’est
l’immense arnaque de notre siècle. Les machines n’ont jamais accompli autant de
travail, mais le travail est devenu pour les humains une source incroyable de
stress et de souffrance, et le libéralisme nous pousse à travailler sans cesse
davantage. Les écrans qui nous entourent nous offrent un bonheur factice fait d’une
accumulation de jeux sans intérêt, de relations sociales de façade et de
mauvaise musique. Nos antibiotiques nous permettent de guérir de nombreuses maladies
autrefois mortelles, mais rendent également les bactéries plus résistantes et
préparent de nouvelles épidémies. Nous produisons assez pour nourrir toute la
planète, mais notre nourriture est bourrée de produits cancérigènes et nous
mangeons trop, ce qui entraîne obésité, problèmes cardiaques et diabète. La
voiture nous permet de nous déplacer très vite, mais cause d’innombrables morts
et blessés.
Il n’y a donc pas de lien mécanique entre niveau de vie et
qualité de vie ; à l’heure actuelle, dans les pays du Nord, une hausse de
la qualité de vie nécessiterait même une baisse du niveau de vie : perdre
les iPhones pour retrouver les livres ou les veillées familiales au coin du feu
représenterait une baisse du niveau de vie mais une hausse de la qualité de
vie. Or, ceci est fondamentalement lié à la question de la croissance et du développement.
En effet, c’est la croissance économique qui permet au niveau de vie de croître, alors que le développement, s’il est
correctement compris, défini et analysé, correspond à la hausse de la qualité de vie.
On le voit : on peut parfaitement être partisan à la
fois de la décroissance et du développement ; il suffit de définir correctement
cette dernière notion. Nous n’avons pas à choisir entre développement – ou développement
durable – et décroissance : nous avons à choisir entre croissance et
décroissance. La confusion savamment entretenue par les partisans de la
première entre « développement durable » et « croissance verte »
fait partie de la guerre sémantique et idéologique qu’ils mènent contre l’écologie
radicale. Assimiler la « croissance verte » au « développement
durable », alors que les notions ne recouvrent en réalité pas du tout la même
chose, leur permet une posture indignée et faussement généreuse : « Comment ? Vous êtes contre la
croissance verte ? Mais alors vous êtes contre le développement et le développement
durable ! Comment peut-on être contre le développement des pays pauvres ? » ;
et voilà le piège refermé.
Nous, écologistes radicaux, avons donc tout intérêt, si nous
voulons convaincre, à sortir de cette confusion. Cela implique d’une part de
dénoncer sans faiblesse la chimère que représente, sur une planète aux
ressources limitées, l’illusion d’une croissance économique ou démographique
illimitée ; mais d’autre part de redonner au concept de développement tout
son sens et donc sa noblesse. Si nous parvenons à montrer que le développement véritable
et donc la qualité de vie passe non par la croissance économique, mais bien, dans
la plupart des pays du monde, par la décroissance et donc la baisse du niveau
de vie, nous aurons retourné contre eux une des principales armes de nos
adversaires.
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