mardi 21 avril 2015

Agressions sexuelles ? Ne mélangeons pas tout

Il est toujours extrêmement délicat de relativiser le tort ressenti par quelqu’un d’autre, ou la violence dont on n’est pas soi-même victime, car on manque rarement de se voir poser la question : « qui es-tu pour parler de cela, toi qui n’en as pas souffert ? » Cette question n’est pas entièrement illégitime ; elle souligne l’importance de donner d’abord la parole à celui qui se sent victime d’une violence ou d’une agression, parce que son ressenti importe. Ce ressenti est, par définition, subjectif, mais il n’en est pas moins réel pour autant.

Pourtant, la question n’est pas non plus totalement légitime ; ou plutôt, ce qu’elle sous-entend (à savoir que seules les victimes d’une violence peuvent légitimement s’exprimer sur cette violence) n’est pas vrai. Point n’est besoin d’être noir pour s’exprimer sur le racisme, ou d’être une femme pour s’exprimer sur le sexisme, ou d’être homosexuel pour s’exprimer sur l’homophobie. Naturellement, l’homosexuel a des choses à dire à la société sur l’homophobie en tant qu’il la subit, qu’il en est victime ; mais ceci ressort du témoignage, ni plus, ni moins. Le témoignage de l’homosexuel victime d’homophobie importe, mais il ne peut suffire ni à penser l’homophobie, ni à fixer le droit en la matière.

On pourrait faire le parallèle avec un procès. Dans un procès, la victime doit naturellement être entendue : son témoignage, son récit, son ressenti, sa souffrance, ce qu’elle a perdu, tout cela importe. Mais ce n’est pas la seule chose qui importe : le prévenu, l’accusé doit lui aussi être entendu ; et en fin de compte, la victime n’est pas la mieux placée pour dire le droit ou pour fixer une sanction ou une réparation – d’où la nécessité d’un juge indépendant et impartial.

On entend beaucoup parler en ce moment d’agressions sexuelles, et on trouve ici et là des chiffres ou des idées un peu déroutants. Ainsi, 100% des femmes se seraient fait agresser dans les transports en commun. Fichtre ! 100% ! Effectivement, le problème semble grave. Mais quand on se penche plus précisément sur la question, on s’aperçoit qu’on range sous le vocable « agressions » des choses aussi différentes que les viols, les tentatives de viols, les mains aux fesses, les sifflements, les regards appuyés.

Je refuse de rentrer dans le débat de savoir si se faire siffler dans la rue est « agréable » ou non. Primo, parce que ça dépend des gens, à l’évidence. Personnellement, j’apprécie (beaucoup) les marques de désir de la part des gens que je croise. Quand j’en reçois (trop rarement, et de plus en plus rarement), ça m’enchante, je me sens mieux dans ma peau ; mais je peux comprendre (un peu difficilement, mais tout de même) que d’autres n’apprécient pas, ou pas autant, ou qu’à la longue ça lasse.

Secundo (et c’est bien là le nœud du problème), parce que ce n’est pas le sujet. J’insiste là-dessus : savoir si être sifflé dans la rue est agréable ou non n’est pas le sujet. Parce qu’une « agression », ce n’est pas « quelque chose de désagréable ». D’après le Robert, une agression se définit comme une « attaque violente contre une personne ». Toute la question est donc de savoir ce qu’on peut qualifier de « violent », surtout à une époque où on souligne – souvent à juste titre – que la violence n’est pas que physique.

Le Robert, toujours lui, donne aux termes « violence » et « violent » plusieurs significations. La violence consiste à « agir sur quelqu’un ou le faire agir contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation » ; elle se définit également comme la « force brutale », en particulier utilisée « pour soumettre quelqu’un », et comme « l’acte par lequel s’exerce cette force ». La notion de « brutalité » revient plusieurs fois dans la notice, de même que pour expliquer l’adjectif « violent ».

Que la violence puisse n’être pas physique, je n’en disconviens pas. On peut user de violence, et même de torture, psychologique ou morale. Pour autant, il faut se méfier de l’emploi de ce terme et ne pas l’appliquer à n’importe quelle situation, au risque de le galvauder. En particulier, il ne suffit pas que quelqu’un ressente quelque chose comme une violence pour considérer automatiquement cette chose comme étant objectivement une violence.

Si « l’agression » a par définition une dimension violente, qu’est-ce qui peut être considéré en matière sexuelle comme violent et agressif ? Le viol, sans aucun doute : plus qu’une simple violence, c’est évidemment un crime. Ensuite, toutes les formes d’attouchements ou de contacts physiques volontaires et non consentis sont également des violences, parce qu’elles ne respectent pas l’intégrité corporelle de la victime. Une injure sexiste peut également être considérée comme une violence morale ou psychologique.

Mais au-delà ? Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas considérer un sifflement, ni a fortiori un regard appuyé, comme une violence ou comme une agression. Un sifflement ou un regard sont l’expression d’un désir sexuel. C’est peut-être gênant, embarrassant pour certains ; mais ça ne peut pas être considéré comme une violence : ça n’impose rien à personne contre sa volonté, ça n’est pas non plus faire usage de brutalité. On ne peut pas légitimement interdire à quelqu’un d’éprouver du désir pour nous, et on ne peut pas légitimement lui interdire de nous le faire savoir. Que ça nous plaise ou non n’est pas la question : il est bien moins violent d’exprimer son désir pour quelqu’un d’autre que de chercher à interdire à quelqu’un d’exprimer ce désir.

Est-ce une question d’égalité entre hommes et femmes ? Pas le moins du monde. Que les femmes et les hommes ne sont pas égaux, que les femmes sont bien plus victimes de violences et d’agressions sexuelles ou conjugales que les hommes, qu’elles sont toujours dans une position sociale inférieure, et que tout cela doit cesser, tout le monde est d’accord. Mais la solution n’est pas dans le développement d’une société pudibonde et puritaine où chacun garderait ses sentiments et ses désirs exclusivement pour lui. Il ne faut pas que les hommes s’interdisent d’exprimer leurs désirs ; il faut que les femmes s’autorisent à exprimer les leurs ! Que les hommes continuent d’exprimer leur désir pour les femmes, mais qu’ils s’autorisent aussi (c’est encore trop rare) à exprimer leur désir pour d’autres hommes ; et que les femmes s’autorisent à exprimer leur désir pour les hommes, ou pour d’autres femmes. Voilà ce que pourrait être une société désirable, car égalitaire sans être inutilement rigoriste.

Il faut se méfier de deux graves dangers qui menacent nos sociétés. Le premier consiste à refuser absolument tout ce qui peut être ressenti comme désagréable. De la même manière que le risque zéro n’existe pas et qu’il est fou de réduire sans cesse nos libertés pour avoir davantage de sécurité, la vie 100% agréable n’existe pas non plus. Il est sidérant qu’il faille même le rappeler, mais être en contact avec d’autres êtres humains (et, à vrai dire, être au monde), c’est forcément éprouver aussi des choses désagréables. C’est normal, c’est la vie ; il ne faut surtout pas chercher à éliminer tout ce qu’on peut ressentir de désagréable, parce que le remède ne pourrait être que pire que le mal.

Le second danger consiste à croire que la réponse à un problème social ne peut être que légale et judiciaire. Ce n’est pas le cas. La justice peut être une partie de la réponse à certains problèmes (jamais la totalité) : il est normal que les propos racistes soient pénalement condamnés. Mais il faut également se méfier de la judiciarisation à outrance ; ainsi, je suis convaincu que condamner pénalement le négationnisme est parfaitement inutile, et même probablement nocif, car cela permet une victimisation dont les négationnistes sont les premiers à profiter.

On retrouve finalement dans cette question des « agressions » sexuelles un grand nombre de points communs avec d’autres thématiques récurrentes comme l’islamophobie. Certains (pas seulement des femmes, mais des hommes aussi) voudraient empêcher même les « regards appuyés », au motif qu’ils les trouvent désagréables, et pour cela ils veulent s’appuyer sur un appareil législatif et judiciaire répressif, exactement de la même manière que certains ne supportent pas de voir représenter Muhammad sur une caricature et cherchent à le faire interdire et à sanctionner en justice les auteurs de tels dessins.

Penser, c’est avant tout établir des distinctions. Nous n’avons rien à gagner (et nous avons même tout à perdre) à mettre dans le même sac les viols et les regards, de la même manière que nous n’avons rien à gagner à mettre dans le même sac les caricatures de Charlie Hebdo et des propos ouvertement et indéniablement racistes : entre les deux, il y a plus qu’une différence de degré, il y a une différence de nature. Confondre deux choses de natures radicalement différentes et chercher à tout interdire, même au nom d’idéaux nobles, ne peut conduire qu’à perdre de vue l’essentiel ; car à force de dire qu’un regard appuyé est une grave agression sexuelle, on va finir par oublier qu’il y a des choses réellement très graves, comme les viols. Et que ressentir quelque chose comme désagréable n’est pas une raison suffisante pour fonder une interdiction légale.

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