Il est toujours extrêmement délicat de relativiser le tort
ressenti par quelqu’un d’autre, ou la violence dont on n’est pas soi-même victime,
car on manque rarement de se voir poser la question : « qui es-tu
pour parler de cela, toi qui n’en as pas souffert ? » Cette question
n’est pas entièrement illégitime ; elle souligne l’importance de donner d’abord la parole à celui qui se sent
victime d’une violence ou d’une agression, parce que son ressenti importe. Ce
ressenti est, par définition, subjectif, mais il n’en est pas moins réel pour
autant.
Pourtant, la question n’est pas non plus totalement légitime ;
ou plutôt, ce qu’elle sous-entend (à savoir que seules les victimes d’une
violence peuvent légitimement s’exprimer sur cette violence) n’est pas vrai.
Point n’est besoin d’être noir pour s’exprimer sur le racisme, ou d’être une
femme pour s’exprimer sur le sexisme, ou d’être homosexuel pour s’exprimer sur
l’homophobie. Naturellement, l’homosexuel a des choses à dire à la société sur
l’homophobie en tant qu’il la subit, qu’il en est victime ; mais ceci
ressort du témoignage, ni plus, ni moins. Le témoignage de l’homosexuel victime
d’homophobie importe, mais il ne peut suffire ni à penser l’homophobie, ni à
fixer le droit en la matière.
On pourrait faire le parallèle avec un procès. Dans un
procès, la victime doit naturellement être entendue : son témoignage, son
récit, son ressenti, sa souffrance, ce qu’elle a perdu, tout cela importe. Mais
ce n’est pas la seule chose qui
importe : le prévenu, l’accusé doit lui aussi être entendu ; et en
fin de compte, la victime n’est pas la mieux placée pour dire le droit ou pour
fixer une sanction ou une réparation – d’où la nécessité d’un juge indépendant
et impartial.
On entend beaucoup parler en ce moment d’agressions sexuelles,
et on trouve ici et là des chiffres ou des idées un peu déroutants. Ainsi, 100%
des femmes se seraient fait agresser dans les transports en commun. Fichtre !
100% ! Effectivement, le problème semble grave. Mais quand on se penche
plus précisément sur la question, on s’aperçoit qu’on range sous le vocable « agressions »
des choses aussi différentes que les viols, les tentatives de viols, les mains
aux fesses, les sifflements, les regards appuyés.
Je refuse de rentrer dans le débat de savoir si se faire
siffler dans la rue est « agréable » ou non. Primo, parce que ça dépend des gens, à l’évidence. Personnellement,
j’apprécie (beaucoup) les marques de désir de la part des gens que je croise. Quand
j’en reçois (trop rarement, et de plus en plus rarement), ça m’enchante, je me
sens mieux dans ma peau ; mais je peux comprendre (un peu difficilement,
mais tout de même) que d’autres n’apprécient pas, ou pas autant, ou qu’à la
longue ça lasse.
Secundo (et c’est
bien là le nœud du problème), parce que ce
n’est pas le sujet. J’insiste là-dessus : savoir si être sifflé dans la
rue est agréable ou non n’est pas le sujet. Parce qu’une « agression »,
ce n’est pas « quelque chose de désagréable ». D’après le Robert, une agression se définit comme
une « attaque violente contre une personne ». Toute la question est
donc de savoir ce qu’on peut qualifier de « violent », surtout à une
époque où on souligne – souvent à juste titre – que la violence n’est pas que
physique.
Le Robert, toujours
lui, donne aux termes « violence » et « violent » plusieurs
significations. La violence consiste à « agir sur quelqu’un ou le faire
agir contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation » ;
elle se définit également comme la « force brutale », en particulier utilisée
« pour soumettre quelqu’un », et comme « l’acte par lequel s’exerce
cette force ». La notion de « brutalité » revient plusieurs fois
dans la notice, de même que pour expliquer l’adjectif « violent ».
Que la violence puisse n’être pas physique, je n’en
disconviens pas. On peut user de violence, et même de torture, psychologique ou
morale. Pour autant, il faut se méfier de l’emploi de ce terme et ne pas l’appliquer
à n’importe quelle situation, au risque de le galvauder. En particulier, il ne
suffit pas que quelqu’un ressente quelque
chose comme une violence pour considérer automatiquement cette chose comme étant
objectivement une violence.
Si « l’agression » a par définition une dimension
violente, qu’est-ce qui peut être considéré en matière sexuelle comme violent
et agressif ? Le viol, sans aucun doute : plus qu’une simple
violence, c’est évidemment un crime. Ensuite, toutes les formes d’attouchements
ou de contacts physiques volontaires et non consentis sont également des
violences, parce qu’elles ne respectent pas l’intégrité corporelle de la
victime. Une injure sexiste peut également être considérée comme une violence
morale ou psychologique.
Mais au-delà ? Avec la meilleure volonté du monde, je
ne peux pas considérer un sifflement, ni a
fortiori un regard appuyé, comme une violence ou comme une agression. Un
sifflement ou un regard sont l’expression d’un désir sexuel. C’est peut-être gênant,
embarrassant pour certains ; mais ça ne peut pas être considéré comme une
violence : ça n’impose rien à personne contre sa volonté, ça n’est pas non
plus faire usage de brutalité. On ne peut pas légitimement interdire à quelqu’un
d’éprouver du désir pour nous, et on ne peut pas légitimement lui interdire de
nous le faire savoir. Que ça nous plaise ou non n’est pas la question : il
est bien moins violent d’exprimer son désir pour quelqu’un d’autre que de
chercher à interdire à quelqu’un d’exprimer ce désir.
Est-ce une question d’égalité entre hommes et femmes ?
Pas le moins du monde. Que les femmes et les hommes ne sont pas égaux, que les
femmes sont bien plus victimes de violences et d’agressions sexuelles ou
conjugales que les hommes, qu’elles sont toujours dans une position sociale
inférieure, et que tout cela doit cesser, tout le monde est d’accord. Mais la
solution n’est pas dans le développement d’une société pudibonde et puritaine
où chacun garderait ses sentiments et ses désirs exclusivement pour lui. Il ne
faut pas que les hommes s’interdisent d’exprimer leurs désirs ; il faut
que les femmes s’autorisent à exprimer les leurs ! Que les hommes
continuent d’exprimer leur désir pour les femmes, mais qu’ils s’autorisent
aussi (c’est encore trop rare) à exprimer leur désir pour d’autres hommes ;
et que les femmes s’autorisent à exprimer leur désir pour les hommes, ou pour d’autres
femmes. Voilà ce que pourrait être une société désirable, car égalitaire sans être
inutilement rigoriste.
Il faut se méfier de deux graves dangers qui menacent nos
sociétés. Le premier consiste à refuser absolument tout ce qui peut être ressenti
comme désagréable. De la même manière que le risque zéro n’existe pas et qu’il
est fou de réduire sans cesse nos libertés pour avoir davantage de sécurité, la
vie 100% agréable n’existe pas non plus. Il est sidérant qu’il faille même le
rappeler, mais être en contact avec d’autres êtres humains (et, à vrai dire, être
au monde), c’est forcément éprouver aussi des choses désagréables. C’est
normal, c’est la vie ; il ne faut surtout pas chercher à éliminer tout ce
qu’on peut ressentir de désagréable, parce que le remède ne pourrait être que
pire que le mal.
Le second danger consiste à croire que la réponse à un problème
social ne peut être que légale et judiciaire. Ce n’est pas le cas. La justice
peut être une partie de la réponse à certains problèmes (jamais la totalité) :
il est normal que les propos racistes soient pénalement condamnés. Mais il faut
également se méfier de la judiciarisation à outrance ; ainsi, je suis
convaincu que condamner pénalement le négationnisme est parfaitement inutile,
et même probablement nocif, car cela permet une victimisation dont les
négationnistes sont les premiers à profiter.
On retrouve finalement dans cette question des « agressions »
sexuelles un grand nombre de points communs avec d’autres thématiques
récurrentes comme l’islamophobie. Certains (pas seulement des femmes, mais des
hommes aussi) voudraient empêcher même les « regards appuyés », au
motif qu’ils les trouvent désagréables, et pour cela ils veulent s’appuyer sur
un appareil législatif et judiciaire répressif, exactement de la même manière
que certains ne supportent pas de voir représenter Muhammad sur une caricature
et cherchent à le faire interdire et à sanctionner en justice les auteurs de
tels dessins.
Penser, c’est avant tout établir des distinctions. Nous n’avons
rien à gagner (et nous avons même tout à perdre) à mettre dans le même sac les
viols et les regards, de la même manière que nous n’avons rien à gagner à
mettre dans le même sac les caricatures de Charlie Hebdo et des propos
ouvertement et indéniablement racistes : entre les deux, il y a plus qu’une
différence de degré, il y a une différence de nature. Confondre deux choses de
natures radicalement différentes et chercher à tout interdire, même au nom d’idéaux
nobles, ne peut conduire qu’à perdre de vue l’essentiel ; car à force de
dire qu’un regard appuyé est une grave agression sexuelle, on va finir par
oublier qu’il y a des choses réellement très graves, comme les viols. Et que
ressentir quelque chose comme désagréable n’est pas une raison suffisante pour
fonder une interdiction légale.
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