J’ai souvent envie de chanter avec Leonard Cohen qu’une
vision lucide et réaliste du monde a forcément quelque chose de désespérant :
“Everybody knows that the war is over
Everybody knows the good guys lost
Everybody knows the fight was fixed
The poor stay poor, the rich get rich,
That’s how it goes,
Everybody knows…”
En quoi croire, en effet ? La politique traditionnelle est
en échec patent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au moins. La
plupart de ceux qui y mijotent ne le font que pour protéger leurs intérêts ou
ceux de leurs copains ; et ceux qui ont de réelles convictions et
pourraient faire un peu progresser les choses n’ont aucune chance d’attraper la
moindre bribe de vrai pouvoir.
Mais quand on tente d’autres choses, on s’aperçoit vite des
limites de ce qu’on fait. On peut s’engager sur de petites actions de terrain,
concrètes ; on améliore ainsi réellement les choses, mais à une échelle
dérisoire : c’est une goutte d’eau dans la mer. Ou alors, on peut essayer
de changer les choses à plus grande échelle, mais alors on se rend vite compte
que le rapport de forces n’est pas précisément en notre faveur, et finalement
on ne fait guère plus.
Il faut bien reconnaître que c’est assez déprimant ; et
le constat même de l’inefficacité de ce que nous faisons nous pousse tout droit
à la paresse, à l’inaction, au désespoir. Nos vies mêmes, quelles qu’elles
soient, nous aiguillonnent par ailleurs toujours dans la même direction :
si nous sommes malheureux, notre propre malheur nous occupe tout entiers et
nous empêche de penser à autre chose ou d’agir pour les autres ; et si
nous sommes heureux, il est tellement plus tentant, tellement plus simple,
tellement plus plaisant de jouir simplement de notre chance que de nous charger
de tous les malheurs du monde !
Il existe cependant des remèdes : notre sens du devoir,
qui devrait être plus pressant, plus impérieux à mesure que nous sommes plus
chanceux, peut être soutenu par quelques modèles.
Ainsi, on peut prendre Cyrano de Bergerac :
« Que dites-vous ?
… C’est inutile ? … Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans
l’espoir du succès !
Non ! non, c’est
bien plus beau lorsque c’est inutile… […]
– Je sais bien qu’à la
fin, vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me
bats ! je me bats ! je me bats ! »
Tolkien, à travers toute la stratégie de Gandalf pour
vaincre Sauron, ne dit pas autre chose : envoyer l’Anneau au Mordor dans les
mains de deux Hobbits peut sembler l’idée la plus folle, la plus inutile qui
soit ; et c’est pourtant la seule chose à faire. Par la suite, les chefs
des Peuples Libres, Gandalf et Aragorn en tête, décident d’aller, avec leurs
maigres forces, au-devant de l’immense armée de Sauron, avec bien peu d’espoir
de survie pour eux-mêmes, mais la conscience qu’en agissant ainsi, ils
détournent leur ennemi de Frodo, qui seul peut réellement le menacer. Et c’est
ainsi, par ces deux stratagèmes apparemment fous, inutiles, désespérés, que l’Ennemi
est finalement vaincu.
Je crois que c’est sur ces principes que nous devons régler
nos vies. L’action, toute action, semble vouée à l’échec ; mais nous avons
le devoir de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour agir tout de même :
réfléchir d’abord au but à atteindre, aux moyens à mettre en place pour ce
faire, puis réaliser ce qui a été conçu.
D’abord, parce que ce qu’on imagine voué à l’échec peut toujours
fonctionner. « Tout le monde sait que le pauvre reste pauvre »,
chante Cohen, et c’est presque toujours vrai ; mais pas tout à fait toujours.
Même sans espoir apparent de succès, le succès peut toujours advenir.
Ensuite, et surtout, parce que comme me l’a dit un jour
Christine Pedotti, à partir de nos échecs, Dieu peut susciter les victoires de
l’avenir. C’est, d’ailleurs, exactement ce qu’il se passe dans Le Seigneur des Anneaux : Frodo, en
fin de compte, échoue, puisqu’il ne parvient pas à jeter l’Anneau dans le feu d’Orodruin.
Mais de son échec, inévitable, Dieu fait providentiellement jaillir le succès
de sa mission.
Si nous agissons et que nous échouons, nos échecs pourront donner
naissance à d’autres choses, des choses que nous ne pouvons pas prévoir, et être
la graine des victoires de demain. Alors que si nous n’agissons pas, il ne se
passera rien, tout simplement.
Il nous faut donc être lucides, mais notre lucidité ne doit
pas nous empêcher d’Espérer.
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