« Jésus annonçait
le Royaume, et c’est l’Église qui est venue », écrivait le père Alfred
Loisy. Phrase terrible ! Tout chrétien véritable sait qu’il est forcément
imparfait, qu’il ne suit pas pleinement l’enseignement du Christ. Mais sommes-nous
pires que cela ? Plus que des fidèles imparfaits, sommes-nous des
traîtres ? Est-ce que nous ne vivons pas totalement en accord avec nos
croyances, ou bien est-ce que nous les piétinons franchement ? Chaque
jour, est-ce que nous nous éloignons du Christ, ou bien est-ce que nous nous
opposons frontalement à Lui ? Lui qui frappe chaque jour à notre porte,
est-ce que nous ne lui ouvrons jamais entièrement, ou bien est-ce que nous lui
jetons des pierres pour le chasser du seuil ?
Il y a dans le message de Jésus un contenu véritablement
révolutionnaire. L’Évangile est sans ambages, sans ambiguïté aucune : « tout ce que tu as, vends-le,
distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux ; puis
viens, suis-moi[1]. »
Il n’y a rien à ajouter, rien à interpréter, rien à transformer : vends
tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. Pas « vends tout ce dont
tu n’as pas impérativement besoin », pas « vends le plus
possible », non, « vends tout », « donne tout ».
Saint Basile, au IVe siècle, portait un message à
peine moins radical : « Celui
qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de pillard, et celui qui ne
vêt pas la nudité du malheureux alors qu’il peut le faire, est-il digne d’un
autre nom ? À l’affamé appartient ce pain que tu mets en réserve ; à
l’homme nu, le manteau que tu gardes dans tes coffres ; au va-nu-pieds, la
chaussure qui pourrit chez toi ; au besogneux, l’argent que tu conserves
enfoui. Ainsi, tu commets autant d’injustices qu’il y a de gens à qui tu
pourrais donner[2] ».
Si nous avons deux paires de chaussures, nous sommes des
voleurs : voilà ce que nous dit le Christ, ni plus ni moins. Quoi de plus
révolutionnaire ? Si nous vivions véritablement la vie de l’Évangile,
toute la société telle qu’elle a toujours existé exploserait.
Et malgré cela, l’Église s’est accommodée d’à peu près
toutes les dominations, quand elle ne les a pas activement soutenues et aidé à
perdurer. Pouvons-nous la condamner ? Difficilement, tant que nous faisons
exactement la même chose à l’échelle individuelle. Si nous gardons une boîte de
conserve alors qu’un seul de nos frères a faim, si nous faisons en sorte de
conserver nos propres privilèges, n’est-il pas difficile de reprocher à un pape
de soutenir un tyran ?
« Dieu S’était
invité dans notre condition ; Le voici incarcéré dans notre
souffrance », écrit le frère François Cassingena-Trévedy. Mais
n’est-Il pas également incarcéré dans les structures humaines qui sont censées,
depuis Sa venue, porter Sa Bonne Nouvelle ? Dans quelle mesure l’Église
Visible sert-elle le Christ, et dans quelle mesure L’enferme-t-elle ? La
question peut sembler blasphématoire ou hérétique ; pour autant, elle
n’est pas illégitime.
Il me semble pourtant que nous pouvons légitimement garder
l’Espérance. L’Église Visible, contrairement à l’Église Invisible, est une
création humaine, et elle est du Monde. À ce double titre, elle erre, elle se
trompe, elle tâtonne, elle est imparfaite, parfois même elle fait le mal. Mais
à ce titre aussi, elle est perfectible, susceptible de progresser, de
s’améliorer.
C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les rapports
de domination, les riches et les pauvres, les puissants et les esclaves, les
forts et les faibles. Il est vrai que l’Église n’excommunie pas celui qui garde
sa deuxième chemise pour lui au lieu de la donner à l’homme nu. Mais elle peut
au moins lui rappeler qu’il devrait le faire. L’Église n’a pas détruit la
domination des forts sur les faibles ; mais au moins, elle peut empêcher
le fort d’être parfaitement à l’aise avec sa force. C’est l’Église qui est
venue, mais l’annonce du Royaume demeure.
Elle est inconfortable, parce que nous voyons bien à quel
point nos vies sont éloignées du Royaume, à quel point nos voies sont
au-dessous de celles de Dieu. Mais cet inconfort est justement le minimum que
nous puissions faire, nous, privilégiés et heureux dans cet océan de
souffrances ; c’est lui qui peut nous pousser à faire changer le monde, à
le rendre un peu plus juste ; et, pour quelques personnes exceptionnelles,
infiniment plus généreuses que je ne le serai jamais, à aller au bout du
message en donnant tout.
Être chrétien, c’est peut-être cela : cet écart
irréductible entre nos vies, avec tout le bien que nous ne faisons pas et tout
le mal que nous faisons, et cet idéal à atteindre ; cette tension
permanente entre le fait de savoir que nous n’atteindrons jamais l’idéal de
notre vivant, et le fait de ne jamais cesser de le poursuivre. La vie
chrétienne n’est pas tant d’arriver que d’avancer, d’être « ce voyageur
qui répète les mêmes erreurs, mais qui connaît le bleu du ciel pour l’avoir
exploré à chaque chute ».
Joyeuse Pâques.
Eh oui...Sur un autre plan, quelques années après ma conversion ( environ à l'âge de 26 ans) , je me disais que si je continuais à approfondir ma foi, à progresser dans la foi, il ne me serait pas possible ( bien que mère de 4 enfants) de ne pas devenir religieuse... Ça me reprend de temps en temps...:)
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