Ce n’est pas faute d’avoir été prévenu. Depuis des
décennies, les auteurs de science-fiction nous alertent régulièrement sur les
dangers de la surveillance généralisée des citoyens par l’État ou les grandes entreprises
privées. Depuis des décennies, leur vision de l’avenir, leurs prévisions se
réalisent ; dans « science-fiction », on pourrait de plus en
plus retirer le terme « fiction », et c’est rarement pour le
meilleur, souvent pour le pire.
La loi sur le renseignement discutée ces jours-ci par le
Parlement français en est la dernière illustration. J’en parle, mais ne nous
faisons pas d’illusion : tout est joué. Les députés vont nous voter ça
illico, UMP et PS étant là-dessus, comme sur beaucoup d’autres choses,
parfaitement d’accord. Les mouvements citoyens n’arriveront évidemment à rien ;
ils sont d’ailleurs minoritaires, 76% des Français se disant prêts à sacrifier une
part importante de leurs libertés au nom de la sécurité (chiffre que je vérifie
régulièrement en classe, à mon grand désarroi) ; il n’y aura pas de
saisine du Conseil Constitutionnel ; enfin, toute critique du projet de
loi fait d’ores et déjà naître la suspicion d’être au mieux irresponsable, au
pire du côté des terroristes : ite,
missa est.
Que cette loi soit dangereuse, nul ne devrait pourtant en
douter. La première chose à comprendre, c’est qu’elle légalise des pratiques déjà
existantes mais jusqu’à présent non légales des services de renseignement. Elle
étend leur pouvoir d’intrusion dans la vie privée des citoyens, et elle réduit
le contrôle des juges sur la police et les espions. Désormais, une large part
des actions de surveillance étatique dépendront de l’arbitraire de l’exécutif
et de l’administration. La surveillance des individus se
fera donc désormais sans contrôle judiciaire, ou presque : premier point à
retenir.
Deuxième point : la surveillance viole de plus en plus les
limites de la vie privée. Comme l’écrit fort justement Geoffroy de Lagasnerie, « petit à
petit, se met en place un démantèlement des conquêtes du libéralisme politique
du XIXe siècle, qui était parvenu à inventer un État qui se
limite lui-même, qui dispose d’une capacité à s’autocontraindre au nom d’un
certain nombre de droits : “vie privée”, “domicile”, “intimité”.
Désormais, tout se passe comme si l’État n’acceptait plus ces contraintes. Il
étend sa sphère d’intervention et démantèle les garanties qui faisaient
jusqu’alors obstacle à sa logique intrusive. »
Ainsi, il sera à présent permis de capter, enregistrer, transmettre des
paroles, des images et des données informatiques dans un lieu privé, (L 853-1)
pendant une durée pouvant aller jusqu’à deux mois.
Plus généralement, les gouvernements
requièrent de plus en plus de pouvoir lire les messages des utilisateurs d’Internet :
le Premier ministre britannique, David Cameron, vient ainsi de menacer de
rendre illégal tout système de chiffrement dont les créateurs n’auront pas
remis les clefs aux autorités.
Troisième point : la
surveillance sera massive. On ne surveillera pas quelques individus ciblés et
réellement dangereux, on surveillera tout le monde à la recherche de « comportements
spécifiques » supposés révélateurs de dérive terroriste. C’est ce qu’on
appelle la « pêche au chalut » : on surveille tout le monde, et
on garde toutes les informations collectées pour toujours. Dans la même logique,
on ne surveillera plus les suspects, mais tous les proches des suspects : « lorsqu’une
ou plusieurs personnes appartenant à l’entourage de la personne visée sont
susceptibles de jouer un rôle d’intermédiaire, volontaire ou non, pour le
compte de celle-ci ou de fournir des informations » (L852-1), il sera
possible de la surveiller arbitrairement. Un rôle d’intermédiaire, « volontaire
ou non » ! c’est sans limite.
Allons jusqu’au bout du raisonnement ;
un État qui viole massivement la vie privée de ses citoyens, par décision
arbitraire de l’exécutif et de l’administration, sans contrôle des juges, sans
contre-pouvoir sérieux, ce n’est pas un État autoritaire, c’est bien un État totalitaire.
Nous n’y sommes certes pas encore, mais nous y allons.
On peut percevoir dans la loi deux
cas particuliers porteurs d’extrêmes menaces. Le premier concerne les avocats :
la loi n’apporte pas les garanties nécessaires au respect de la confidentialité
des communications entre leurs clients et eux, socle de la confiance entre un
accusé et celui qui le défend. Or, cette confiance est absolument essentielle
au respect des droits de la défense, donc à un procès équitable. La loi sur le
renseignement qui sera bientôt la nôtre ne concerne pas que la surveillance des
citoyens et le respect de leur vie privée : elle abîme également un autre
droit fondamental.
Le second cas est celui des journalistes.
Pour eux, ce sont les sources qui sont menacées : qui osera encore leur
faire passer des informations sensibles, si chacun sait qu’il est peut-être surveillé
à son insu ? Le secret et la protection des sources est le socle d’un
journalisme indépendant ; et un journalisme indépendant est un
contre-pouvoir essentiel à l’équilibre social, surtout quand on voit, comme en
ce moment, le pouvoir judiciaire durement affaibli face à un exécutif de plus
en plus tout-puissant. Cette loi ne menace donc pas seulement les droits
fondamentaux des individus, mais encore tout l’équilibre des pouvoirs.
Bien sûr, on va encore entendre l’éternel
refrain des « Vous n’avez rien à craindre si vous n’avez rien à vous
reprocher. » Argument stupide et qui manque singulièrement de vision, de
lucidité, d’imagination, et ce pour au moins trois raisons.
La première, c’est que même quand on
n’a rien à se reprocher, on n’a pas forcément envie que les autres, même des
anonymes du gouvernement, même la mémoire virtuelle de robots, sachent absolument
tout sur nous. Veut-on vraiment que les fonctionnaires du gouvernement disposent
en permanence de la liste exhaustive des sites Internet que nous avons consultés
le mois dernier, ou sachent exactement ce que nous faisons et disons pendant l’amour ?
La seconde, c’est que comme le
savent parfaitement Petyr Baelish et Charles Augustus Magnussen, « knowledge is power ». Quelqu’un qui
sait des choses sur nous a un certain degré de contrôle sur nous ; quelqu’un
qui sait tout de nous a un contrôle à peu près total sur nous. Soljenitsyne l’avait
très justement exprimé : « Notre
liberté repose sur ce que les autres ignorent de notre existence. »
Nous ne voulons pas, et nous ne devons pas accepter, que les autres en sachent
trop sur nous, parce que c’est la condition d’existence de nos libertés et de
notre autonomie. Nous ne devons pas donner au gouvernement et à son administration
la possibilité de devenir des maîtres-chanteurs : la tentation serait bien
trop grande pour eux.
La troisième, enfin, c’est que ce
qui est légal, normal ou accepté aujourd’hui ne le sera pas forcément dans cinq
ans. Il faut être d’une grande naïveté pour nous croire à jamais à l’abri d’un
retour du totalitarisme. Croit-on que les Allemands de 1933 étaient si différents
de ce que nous sommes ? Croit-on qu’ils étaient plus stupides, moins
lucides, moins généreux ? Croit-on que nous avons appris de l’Histoire ?
Les expériences de Milgram montrent bien le contraire. Un pareil régime peut
parfaitement revenir, et plus vite qu’on le pense.
Si, ce qu’à Dieu ne plaise, ça
devait être le cas, vous pouvez bien penser d’une part que beaucoup de choses
deviendraient subitement interdites, et d’autre part qu’un tel gouvernement se
moquerait bien du principe de non rétroactivité de la loi. Un des socles du
totalitarisme, c’est qu’on peut vous enfermer, voire vous torturer et vous
mettre à mort, non plus seulement pour ce que vous avez fait, mais encore pour
ce que vous risquez de faire, pour ce que vous avez dit, pensé, voire tout bêtement
pour ce que vous êtes. Laissez le gouvernement actuel, en lequel on ne peut
déjà avoir une confiance que très relative, collecter des renseignements sur
vous, et ces mêmes renseignements pourraient bien être utilisés contre vous, dans
cinq ans, dix ans, vingt ans, par des gens bien plus mal intentionnés.
Quand Marine Le Pen, ou quelqu’un d’encore pire, prendra le
pouvoir, nous pourrons mesurer tout le mal dont le combo démocratie +
technologie/industrie est capable. Mais il sera trop tard.
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