mardi 14 avril 2015

La société du panoptique


Ce n’est pas faute d’avoir été prévenu. Depuis des décennies, les auteurs de science-fiction nous alertent régulièrement sur les dangers de la surveillance généralisée des citoyens par l’État ou les grandes entreprises privées. Depuis des décennies, leur vision de l’avenir, leurs prévisions se réalisent ; dans « science-fiction », on pourrait de plus en plus retirer le terme « fiction », et c’est rarement pour le meilleur, souvent pour le pire.

La loi sur le renseignement discutée ces jours-ci par le Parlement français en est la dernière illustration. J’en parle, mais ne nous faisons pas d’illusion : tout est joué. Les députés vont nous voter ça illico, UMP et PS étant là-dessus, comme sur beaucoup d’autres choses, parfaitement d’accord. Les mouvements citoyens n’arriveront évidemment à rien ; ils sont d’ailleurs minoritaires, 76% des Français se disant prêts à sacrifier une part importante de leurs libertés au nom de la sécurité (chiffre que je vérifie régulièrement en classe, à mon grand désarroi) ; il n’y aura pas de saisine du Conseil Constitutionnel ; enfin, toute critique du projet de loi fait d’ores et déjà naître la suspicion d’être au mieux irresponsable, au pire du côté des terroristes : ite, missa est.

Que cette loi soit dangereuse, nul ne devrait pourtant en douter. La première chose à comprendre, c’est qu’elle légalise des pratiques déjà existantes mais jusqu’à présent non légales des services de renseignement. Elle étend leur pouvoir d’intrusion dans la vie privée des citoyens, et elle réduit le contrôle des juges sur la police et les espions. Désormais, une large part des actions de surveillance étatique dépendront de l’arbitraire de l’exécutif et de l’administration. La surveillance des individus se fera donc désormais sans contrôle judiciaire, ou presque : premier point à retenir.

Deuxième point : la surveillance viole de plus en plus les limites de la vie privée. Comme l’écrit fort justement Geoffroy de Lagasnerie, « petit à petit, se met en place un démantèlement des conquêtes du libéralisme politique du XIXe siècle, qui était parvenu à inventer un État qui se limite lui-même, qui dispose d’une capacité à s’autocontraindre au nom d’un certain nombre de droits : “vie privée”, “domicile”, “intimité”. Désormais, tout se passe comme si l’État n’acceptait plus ces contraintes. Il étend sa sphère d’intervention et démantèle les garanties qui faisaient jusqu’alors obstacle à sa logique intrusive. » Ainsi, il sera à présent permis de capter, enregistrer, transmettre des paroles, des images et des données informatiques dans un lieu privé, (L 853-1) pendant une durée pouvant aller jusqu’à deux mois.

Plus généralement, les gouvernements requièrent de plus en plus de pouvoir lire les messages des utilisateurs d’Internet : le Premier ministre britannique, David Cameron, vient ainsi de menacer de rendre illégal tout système de chiffrement dont les créateurs n’auront pas remis les clefs aux autorités.

Troisième point : la surveillance sera massive. On ne surveillera pas quelques individus ciblés et réellement dangereux, on surveillera tout le monde à la recherche de « comportements spécifiques » supposés révélateurs de dérive terroriste. C’est ce qu’on appelle la « pêche au chalut » : on surveille tout le monde, et on garde toutes les informations collectées pour toujours. Dans la même logique, on ne surveillera plus les suspects, mais tous les proches des suspects : « lorsqu’une ou plusieurs personnes appartenant à l’entourage de la personne visée sont susceptibles de jouer un rôle d’intermédiaire, volontaire ou non, pour le compte de celle-ci ou de fournir des informations » (L852-1), il sera possible de la surveiller arbitrairement. Un rôle d’intermédiaire, « volontaire ou non » ! c’est sans limite.

Allons jusqu’au bout du raisonnement ; un État qui viole massivement la vie privée de ses citoyens, par décision arbitraire de l’exécutif et de l’administration, sans contrôle des juges, sans contre-pouvoir sérieux, ce n’est pas un État autoritaire, c’est bien un État totalitaire. Nous n’y sommes certes pas encore, mais nous y allons.

On peut percevoir dans la loi deux cas particuliers porteurs d’extrêmes menaces. Le premier concerne les avocats : la loi n’apporte pas les garanties nécessaires au respect de la confidentialité des communications entre leurs clients et eux, socle de la confiance entre un accusé et celui qui le défend. Or, cette confiance est absolument essentielle au respect des droits de la défense, donc à un procès équitable. La loi sur le renseignement qui sera bientôt la nôtre ne concerne pas que la surveillance des citoyens et le respect de leur vie privée : elle abîme également un autre droit fondamental.

Le second cas est celui des journalistes. Pour eux, ce sont les sources qui sont menacées : qui osera encore leur faire passer des informations sensibles, si chacun sait qu’il est peut-être surveillé à son insu ? Le secret et la protection des sources est le socle d’un journalisme indépendant ; et un journalisme indépendant est un contre-pouvoir essentiel à l’équilibre social, surtout quand on voit, comme en ce moment, le pouvoir judiciaire durement affaibli face à un exécutif de plus en plus tout-puissant. Cette loi ne menace donc pas seulement les droits fondamentaux des individus, mais encore tout l’équilibre des pouvoirs.

Bien sûr, on va encore entendre l’éternel refrain des « Vous n’avez rien à craindre si vous n’avez rien à vous reprocher. » Argument stupide et qui manque singulièrement de vision, de lucidité, d’imagination, et ce pour au moins trois raisons.

La première, c’est que même quand on n’a rien à se reprocher, on n’a pas forcément envie que les autres, même des anonymes du gouvernement, même la mémoire virtuelle de robots, sachent absolument tout sur nous. Veut-on vraiment que les fonctionnaires du gouvernement disposent en permanence de la liste exhaustive des sites Internet que nous avons consultés le mois dernier, ou sachent exactement ce que nous faisons et disons pendant l’amour ?

La seconde, c’est que comme le savent parfaitement Petyr Baelish et Charles Augustus Magnussen, « knowledge is power ». Quelqu’un qui sait des choses sur nous a un certain degré de contrôle sur nous ; quelqu’un qui sait tout de nous a un contrôle à peu près total sur nous. Soljenitsyne l’avait très justement exprimé : « Notre liberté repose sur ce que les autres ignorent de notre existence. » Nous ne voulons pas, et nous ne devons pas accepter, que les autres en sachent trop sur nous, parce que c’est la condition d’existence de nos libertés et de notre autonomie. Nous ne devons pas donner au gouvernement et à son administration la possibilité de devenir des maîtres-chanteurs : la tentation serait bien trop grande pour eux.

La troisième, enfin, c’est que ce qui est légal, normal ou accepté aujourd’hui ne le sera pas forcément dans cinq ans. Il faut être d’une grande naïveté pour nous croire à jamais à l’abri d’un retour du totalitarisme. Croit-on que les Allemands de 1933 étaient si différents de ce que nous sommes ? Croit-on qu’ils étaient plus stupides, moins lucides, moins généreux ? Croit-on que nous avons appris de l’Histoire ? Les expériences de Milgram montrent bien le contraire. Un pareil régime peut parfaitement revenir, et plus vite qu’on le pense.

Si, ce qu’à Dieu ne plaise, ça devait être le cas, vous pouvez bien penser d’une part que beaucoup de choses deviendraient subitement interdites, et d’autre part qu’un tel gouvernement se moquerait bien du principe de non rétroactivité de la loi. Un des socles du totalitarisme, c’est qu’on peut vous enfermer, voire vous torturer et vous mettre à mort, non plus seulement pour ce que vous avez fait, mais encore pour ce que vous risquez de faire, pour ce que vous avez dit, pensé, voire tout bêtement pour ce que vous êtes. Laissez le gouvernement actuel, en lequel on ne peut déjà avoir une confiance que très relative, collecter des renseignements sur vous, et ces mêmes renseignements pourraient bien être utilisés contre vous, dans cinq ans, dix ans, vingt ans, par des gens bien plus mal intentionnés.

Quand Marine Le Pen, ou quelqu’un d’encore pire, prendra le pouvoir, nous pourrons mesurer tout le mal dont le combo démocratie + technologie/industrie est capable. Mais il sera trop tard.

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