Dénoncer le « néo-colonialisme » et ses
corollaires, l’éternel néo-racisme et l’éternelle islamophobie, est devenu de
bon ton. Et dans bien des cas, c’est tout à fait justifié. Je ne nie pas que, par
exemple, les Français issus de l’immigration soient au quotidien stigmatisés,
subissent des brimades et des humiliations diverses, aient du mal à trouver un travail
etc. Pour avoir un peu le type physique, j’ai une petite idée de ce que ça peut
donner. Je sais aussi qu’il y a chez nous des actes réellement islamophobes, peut-être
même en augmentation. Enfin, et surtout, je sais – là encore, je suis bien
placé pour – que les anciennes puissances coloniales ne rechignent devant à peu
près aucune bassesse pour poursuivre sous d’autres formes l’exploitation des
nations étrangères qui leur a longtemps conféré tant de puissance.
Et pourtant, l’actualité me fait également voir quelques atouts
de ce néo-colonialisme tant décrié par ailleurs.
Je me suis fait la réflexion pour la première fois suite aux
actions de l’auto-proclamé État islamique, et plus particulièrement aux
destructions des œuvres d’art antiques : au musée de Mossoul bien sûr,
mais également par cités entières, à Nimroud et à Hatra. Je crois que la
plupart des gens n’ont pas mesuré la perte irréparable que cela représente :
pour beaucoup, il ne s’agit après tout que de vieilles pierres. Mais ces œuvres
étaient en vérité infiniment plus que cela : elles faisaient réellement
partie du patrimoine culturel commun de l’humanité.
L’expression est galvaudée, utilisée comme un simple moyen
de classement, une sorte de label touristique ; mais nous devrions travailler
à lui rendre son sens et sa portée. Ce qui a été détruit, ce sont des œuvres d’art
uniques, très anciennes et absolument irremplaçables. C’est pourquoi je n’hésite
pas le moins du monde à dire, et je pèse mes mots, qu’il s’agit d’un crime
contre l’humanité.
Or, les dernières décennies ont vu des polémiques récurrentes
concernant la restitution d’œuvres d’art, surtout antiques, par d’anciens
colonisateurs à d’anciens colonisés. Et jusqu’à présent, je trouvais de telles
restitutions assez justifiées, et pour tout dire inévitables, y compris pour
des œuvres hautement symboliques. Ainsi, j’avais toujours considéré que la
place de la Concorde pouvait très bien se contenter d’une reproduction bien
faite, et que l’obélisque devrait en toute logique retourner à Louxor.
Cette position était fondée non pas sur l’appartenance de
ces œuvres à des peuples, mais plutôt à des territoires. Une œuvre d’art
appartient au peuple qui l’a créée, tant qu’il existe et qu’il respecte le fruit
de son propre travail ; mais ensuite, elle n’appartient plus à personne, pas
même aux peuples qui continuent d’occuper la même terre après la disparition de
celui qui lui a donné naissance. Si je souhaitais que l’obélisque de la
Concorde retournât à Louxor, ce n’était pas pour le rendre aux Égyptiens, mais
bien plutôt pour le rendre au temple pour lequel il a été fait et à l’Égypte en
général.
Mais au regard de l’actualité récente, je crains qu’il ne
faille reconsidérer cette position, car il faut prendre en compte d’autres
paramètres que l’histoire et la géographie. Si la sécurité d’œuvres d’art aussi
précieuses implique qu’elles soient déracinées et transportées dans les pays
riches, franchement, amen ! Il n’est pas, malheureusement, complètement
impossible que l’État islamique, ou d’autres fous du même tonneau, s’installent
un jour en Égypte ; partant, l’obélisque n’est pas si mal là où il est.
Une seconde réflexion similaire m’est venue en regardant un
reportage sur la situation des femmes en Inde. Beaucoup d’hommes semblaient y
justifier la domination qu’ils exercent là-bas sur les femmes et l’assignation
de ces dernières dans le seul cadre domestique ; et quand le journaliste
leur suggérait que peut-être elles avaient les mêmes droits qu’eux,
immanquablement déboulait la même idée : « ah mais ça, c’est du
néo-colonialisme, les Occidentaux veulent nous imposer leur vision du monde ».
Ce reportage n’est bien sûr pas un cas isolé, et le même « argumentaire »
est souvent repris sans trop de remise en question, et par des gens d’origines
ou d’opinions fort différentes. Les Indigènes de la République ne disent pas
autre chose quand ils refusent le mariage homosexuel pour les habitants des
quartiers issus de l’immigration. Sur la question, assez proche, de l’acceptation
de l’homosexualité en Afrique, on entend souvent des Africains ou des Européens
dirent que c’est du néo-colonialisme, que donc c’est très mal, et qu’il faut
laisser l’Afrique vivre selon ses valeurs africaines. Raisonnement amusant,
puisque les mêmes plaident rarement pour le retour de l’animisme en Afrique, et
vous disent à côté de cela, pleins de candeur, qu’ils ne souhaitent rien tant
que de voir le christianisme se répandre sur toute la terre ; mais
passons.
Ceux qui me connaissent le savent, peu de gens défendent
autant que moi la diversité culturelle et religieuse. Pour moi, il ne s’agit
pas d’une simple réalité à tolérer, mais véritablement d’une richesse à
préserver : rien ne m’ennuierait comme un monde où tout le monde croirait
la même chose que moi. Je compare ordinairement les différentes croyances aux
instruments d’un orchestre : on ne peut pas jouer une symphonie avec un
seul violon, fût-il le meilleur du monde.
Ce n’est en rien du relativisme : je sais que tout le
monde ne peut pas avoir raison en même temps. Si les uns disent qu’il n’y a
aucun dieu, d’autres qu’il y a plusieurs dieux, et d’autres qu’il n’y a qu’un
seul Dieu, il est logique qu’il y en ait qui se trompent. Ma position tient
donc plutôt du scepticisme : je crois que la vérité métaphysique, pour être
une et absolue, est inconnaissable de manière certaine. Aussi, il me semble
évident que chaque tradition culturelle, spirituelle ou religieuse, en plus de
produire ses propres œuvres d’art et de pensée et ainsi d’enrichir le monde,
contient des parts plus ou moins importantes de vérité.
Les deux alternatives à mon scepticisme, que ce soit l’idée
qu’on peut démontrer quelque chose en métaphysique ou le relativisme intégral, en
plus d’être à mon avis illusoires, me semblent également dangereuses. Quelqu’un
qui s’imagine qu’il peut prouver la véracité de ses croyances ne peut que devenir
intolérant : pourquoi tolérer une erreur avérée ? On n’enseigne pas
le géocentrisme comme une option possible dans les cours de SVT.
Inversement, l’autre extrême, le relativisme intégral, l’idée
qu’il n’y a pas une vérité mais seulement des représentations différentes de la
vérité, me semble tout aussi périlleux : certes, il est plus tolérant par
nature, mais justement il le devient trop. En considérant que tout se vaut, il
s’interdit radicalement de juger non seulement les croyances mais encore les pratiques
des autres civilisations, voire des autres individus, et laisse faire tout et n’importe
quoi. C’est ainsi que j’ai déjà entendu certaines personnes défendre l’excision
le plus sérieusement du monde au nom des cultures traditionnelles de l’Afrique.
Car c’est bien la différence entre mon scepticisme et le
relativisme : pour accorder à la diversité des croyances et des religions une
valeur intrinsèque, je ne crois pas, moi, que tout se vaille. « La
parfaite raison fuit toute extrémité » : les Romains l’avaient bien
compris. Quand ils ont conquis Carthage, ils ont laissé les Carthaginois
vénérer Baal Hammon, mais ils ont interdit qu’on lui offrît des sacrifices d’enfants.
C’est là que je retrouve l’avantage du néo-colonialisme dont
je parlais. Je me réjouis que la culture indienne existe et soit différente de
la mienne. Je me réjouis que les Indiens adorent une multitude de dieux qui
diffèrent assez sensiblement des miens, et sous une forme peut-être encore plus
différente. Je me réjouis même qu’ils n’aient pas exactement les mêmes valeurs
que nous. Pour autant, je ne me réjouis pas de tout ce qui constitue la culture
indienne en 2015. Il me semble que l’Inde pourrait accorder la même valeur et
les mêmes droits aux hommes et aux femmes sans pour autant perdre sa culture ou
son âme.
L’Occident n’a pas inventé l’égalité entre les hommes et les
femmes : il l’a découverte, de même qu’il a découvert et non pas inventé
les libertés fondamentales ou les droits individuels. Les adopter, ce n’est pas
devenir occidental, c’est progresser en humanité.
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