Note : Ce billet est la version complète d’un article que Le Monde a publié ici mais a tronqué (sans me demander comment le faire...) en supprimant quelques passages essentiels.
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La géographe Sylvie Brunel, spécialiste du développement,
publie dans Le Monde du 28 avril
dernier un article intitulé « Les agriculteurs ne sont pas des pollueurs
empoisonneurs », en fait un long réquisitoire contre l’agriculture
biologique et plus généralement contre l’écologie.
Dans le viseur, les opposants à l’agriculture « dite
productiviste ». Pourquoi « dite » ? L’agriculture
conventionnelle est productiviste et
industrielle : elle cherche à produire le plus possible, c’est le rôle qui
lui a été explicitement assigné depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale ; depuis bien longtemps, elle ne cherche même plus à produire
plus pour manger plus, mais bien pour vendre plus. Les exploitations agricoles
conventionnelles sont en fait des entreprises comme les autres, qui partagent
leurs buts (le productivisme et le profit) comme leurs méthodes (celles de la
technique et de l’industrie).
Afin de mieux pouvoir le terrasser, Sylvie Brunel construit
un ennemi imaginaire, ou plutôt caricatural : l’adversaire de
l’agriculture productiviste, forcément un urbain nostalgique du « bon
vieux temps » et de « l’éden perdu de nos campagne », qui
« [refuse] de voir la réalité en face » et « se [berce] d’une
vision passéiste et erronée des campagnes ». Diantre ! À l’opposé de
cet égoïste qui, naturellement, se moque du développement des pays pauvres,
Sylvie Brunel invoque systématiquement « les paysans », en bloc
(« les paysans n’en peuvent plus »…), comme s’ils formaient une masse
homogène forcément d’accord avec elle.
Or, la réalité est infiniment plus complexe. Bien sûr, il y
a beaucoup de vrai dans l’article de Mme Brunel – c’est toute sa force. Oui, le
travail paysan dans le monde préindustriel était d’une extrême pénibilité. Oui,
il y avait des disettes et des famines. Oui, il faut mieux nourrir l’humanité
que nous ne le faisons aujourd’hui, en particulier les habitants des pays
pauvres ou en développement. Oui, les paysages français ont été façonnés par
l’agriculture et n’ont rien de « naturel ». Oui, l’agriculture
productiviste nous a permis de devenir un pays exportateur.
Est-ce à dire que tout aille au mieux dans le meilleur des
mondes possibles, et que nous n’ayons plus qu’à avancer sur notre lancée ?
Certainement pas. Car Sylvie Brunel oublie tout de même les nombreuses ombres
au tableau qu’elle dépeint. Ainsi, elle insiste sur la nécessité de
l’irrigation, qui « a produit les civilisations les plus
brillantes ». En ligne de mire, bien sûr, les opposants au barrage de
Sivens, explicitement mentionné au début de l’article. Que l’irrigation soit
nécessaire, qui en doute ? Personne à ma connaissance. Mais a-t-on
forcément besoin de projets pharaoniques à la fois coûteux et profondément
destructeurs ? Les zadistes de Sivens ne réclamaient pas l’interdiction de
l’irrigation et ne faisaient pas que s’opposer stérilement (c’est le cas de le
dire) : ils avaient au contraire un contre-projet beaucoup plus adapté à
la réalité du terrain et qui, malheureusement, n’a pas été retenu par le
Ministère de l’Écologie.
Sylvie Brunel va plus loin et s’égare dans des
contre-vérités quand elle affirme avec aplomb que « la “conversion” au bio
[…] n’est […] [pas] meilleure pour la planète ». Le motif ?
« Plus de CO2 lié au désherbage mécanique, ou au
transport ». Pour ce qui est du transport, personne n’a dit que le bio
était suffisant : oui, il faut aussi consommer local et de saison, sans
quoi on perd en effet une part du bénéfice environnemental. Mais pour le CO2,
là pardon, soyons sérieux ! Outre que le désherbage ne se fait pas
forcément avec des machines polluantes fonctionnant au pétrole, Mme Brunel
oublie aussi que les herbicides, pesticides, fongicides et autres sont bel et
bien des poisons : en fait, c’est comme cela qu’ils fonctionnent. Elle
semble également ignorer l’état des sols et des sous-sols des exploitations
agricoles conventionnelles, qui sont – de plus en plus d’études le montrent –
absolument morts : en-dehors de l’unique espèce cultivée, il n’y a plus rien, ni faune, ni flore, ni vie
microbienne pourtant essentielle au maintien de l’écosystème.
Et je ne parle même pas des autres inconvénients, nombreux
et parfois dramatiques, de l’agriculture conventionnelle : les dangers
pour la santé humaine, la mort en masse des abeilles dont on se rend de mieux
en mieux compte qu’elle vient largement des pesticides chimiques, l’immense
souffrance animale dans les usines d’élevage modernes, la destruction massive
de biodiversité, due par exemple aux remembrements, les OGM dont on ne connaît
pas les effets à long terme sur les écosystèmes… Comment peut-on faire semblant
de croire que les innombrables avantages de l’agriculture biologique en matière
de respect de l’environnement ne compensent pas ses quelques inconvénients
éventuels ?
On a en fait l’impression que Sylvie Brunel ignore largement
la réalité de l’agriculture biologique aujourd’hui, et tout particulièrement
les développements de l’agronomie. A-t-elle seulement entendu parler de la
permaculture ? À lire son texte, on en doute. Bien sûr, la permaculture
produit moins, en quantité, que l’agriculture productiviste. Est-ce à dire
qu’elle ne permettrait pas à la France d’être auto-suffisante
alimentairement ? Rien ne le prouve, car la permaculture donne des
résultats étonnants. Peut-être qu’après une conversion intégrale (bien lointain
à l’heure qu’il est) à ce contre-modèle, nous cesserions d’être un pays
exportateur. Mais est-ce vraiment l’essentiel ?
Alors bien sûr, l’agriculture bio – et la permaculture ne
fait pas exception –, c’est « plus cher », les quantités produites
sont « plus faibles », « le coût de la main-d’œuvre est plus
important ». Évidemment : le travail agricole doit bien être fait,
que ce soit par des machines et des produits chimiques, ou que ce soit par des
humains. Mais au fond, les deux options sont chères. Sylvie Brunel oublie que
pour s’acheter les machines, les semences et les produits chimiques qui sont le
socle de l’agriculture industrielle, les agriculteurs sont souvent contraints
de s’endetter sur des années, voire des décennies, à tel point qu’on peut se
demander dans quelle mesure ils sont encore propriétaires de leurs
exploitations. L’agriculture conventionnelle est même à l’origine de véritables
drames sociaux car les agriculteurs, enserrés dans la chaîne des industries
agro-alimentaires, sont soumis à des pressions intenses à la fois des
entreprises d’amont (semenciers, banques etc.) et des entreprises d’aval
(grande distribution).
Dans un pays où le taux de chômage réel dépasse les 10%, ne
serait-il pas préférable de passer à une agriculture qui emploiera beaucoup
plus de personnes et qui enverra moins d’argent dans les poches des banques et
des grands groupes industriels ? L’argent ne manque pas vraiment, il est
surtout mal employé : réorientons les subventions déjà en vigueur vers les
exploitations respectueuses de l’environnement, subventionnons une recherche
agronomique allant dans le même sens, et on verra ce dont les techniques
agricoles douces sont vraiment capables.
C’est vrai, les produits bio « se conservent […] très
peu de temps », ce qui donne lieu à « un gaspillage immense ».
Mais la faute revient-elle vraiment à la faible durée de conservation des
aliments, ou à un système qui a été intégralement pensé pour des produits
alimentaires bourrés de conservateurs chimiques ? Ce qu’il faut
comprendre, c’est que ce n’est pas seulement l’agriculture qu’il faut
repenser : c’est tout notre système de production mais aussi de
distribution, de transport et de consommation des aliments. Oui, c’est une révolution ;
mais elle est nécessaire.
Cet article de Mme Brunel ne fait que confirmer le triste
mouvement dans lequel la géographie française est à présent solidement engagée,
et que je dénonçais déjà sur lemonde.fr en juillet 2010 : au nom de la
lutte pour le développement, les enjeux environnementaux sont minimisés, voire
complètement niés. En 2010, certains des nouveaux manuels scolaires de
géographie pour la classe de 2nde tendaient à nier l’origine
anthropique du réchauffement climatique – à l’encontre de toutes les preuves
scientifiques accumulées par les climatologues –, voire y trouvaient des
avantages. En septembre de la même année, la Société de Géographie organisait
un colloque intitulé « Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête » qui
se donnait pour objectif d’en finir avec le « catastrophisme ambiant
véhiculé par des médias en mal d’audience et des écologistes radicaux »
[sic]. Ce colloque a ensuite donné lieu à un livre éponyme publié sous la
direction de Sylvie Brunel (déjà) et Jean-Robert Pitte, avec la contribution de
nombreux géographes, dont Yvette Veyret.
L’engagement de ces chercheurs en faveur du développement
des pays pauvres est tout à leur honneur, il est noble et indéniablement
utile : il ne s’agit aucunement de le remettre en question. Mais ils
doivent également comprendre que les hommes ne se sauveront pas seuls :
ils se sauveront avec la planète qu’ils habitent, ou ils ne se sauveront pas du
tout. Il ne sert à rien d’améliorer nos conditions d’existence à moyen terme,
par exemple en produisant de plus en plus de nourriture, si cela doit conduire
à annihiler la possibilité même de vivre décemment sur terre à plus longue
échéance.
Enfin, les géographes ont trop tendance à se croire experts
en tout. Certes, la géographie est une vaste science, qui comprend des éléments
de géophysique, de géomorphologie, de climatologie, tout en étant une science
humaine. Mais pour autant, elle n’englobe pas ces sciences, ni ne les surplombe.
Alors par pitié, que les géographes fassent de la géographie ; et qu’ils
laissent la climatologie aux climatologues, et l’agronomie aux agronomes.
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