On dit souvent que les principales religions monothéistes
sont comme de gros paquebots : elles ont du mal à prendre les virages.
Forcément : quand on pense détenir la vérité directement de Dieu, c’est-à-dire
de la Vérité elle-même, on pense qu’on ne peut pas se tromper ; à partir
de là, reconnaître une erreur est toujours délicat : on risque fatalement
d’ébranler tout l’édifice.
Il faut donc biaiser. L’Église catholique est championne en
la matière : l’air de rien, elle enterre, sans jamais les renier
officiellement, des dogmes, des rites ou des commandements moraux qui ne
passeraient plus aujourd’hui ; et elle promeut des idées ou accepte des pratiques
qui auraient conduit leurs auteurs au bûcher il n’y a pas 400 ans de cela.
Pour faire passer la pilule, rien de tel que le silence :
on ne parle tout simplement plus de certaines encycliques, de certains
syllabus, de certains canons ; et quand ça ne suffit plus, on enrobe tout
cela dans des mots vides de sens ; on imagine une illusoire « herméneutique
de la continuité » pour dire qu’en fait pas du tout, ce qu’on fait et dit
aujourd’hui n’est pas le moins du monde contradictoire avec ce qu’on faisait ou
disait avant. Quitte, parfois, à inverser complètement le sens des mots ;
et quand Grégoire XVI, dans Mirari vos,
parle de « la liberté de la presse,
liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n’aura jamais
assez d’horreur et que certains hommes osent avec tant de bruit et tant d’insistance,
demander et étendre partout », certains peuvent vous dire en vous
regardant droit dans les yeux que l’Église n’a en fait jamais condamné la
liberté de la presse. Bon.
Évidemment, ça ne passe pas complètement comme une lettre à
la Poste ; il y a toujours des gens pour refuser de fermer les yeux sur la
supercherie. Ça donne d’un côté les réformistes, qui veulent qu’on assume le
changement, et de l’autre la FSSPX, qui regarde la réalité en face, voit que l’herméneutique
de la continuité est un attrape-nigaud, et demande, à l’inverse des premiers,
qu’on continue à faire comme on a toujours fait. Je ne suis pas d’accord avec
leurs conclusions, mais au moins, ils ne se payent pas d’illusions.
Pour ma part, je fais bien sûr partie de la première
catégorie, et je préférerais qu’on assume franchement ; qu’on dise, une
bonne fois pour toute, que l’Église visible, à la différence de l’Église invisible,
est une institution humaine, et qu’à ce titre elle se trompe, elle erre, elle
dit et fait des conneries, sur lesquelles elle peut revenir ensuite. On y
viendra, je pense ; pas demain, mais on y viendra.
En attendant, cela dit, un changement, même honteux, même pas
bien assumé, vaut toujours mieux que pas de changement du tout. Et chez les chrétiens,
même chez les catholiques (le plus gros paquebot de la flotte), les choses
changent ; doucement mais sûrement. Le pape François y contribue, avec son
refus de juger les homosexuels, ses tentatives (on verra fin 2015 ou début 2016
si elles aboutissent vraiment à quelque chose ou si la montagne finit par
accoucher d’une souris) pour mieux accepter et intégrer les divorcés-remariés,
les relations sexuelles hors-mariage etc. La masse des fidèles y contribue plus
encore : pas tellement par des prises de position publiques (ce n’est pas
tellement dans leur culture), mais plutôt par leur comportement (je ne connais
pas beaucoup de jeunes couples chrétiens qui respectent réellement Humanæ vitæ, même s’ils n’auront jamais un
mot contre elle en public).
Tout n’est pas parfait, certes ; la récente controverse
sur le refus par le Vatican d’agréer l’ambassadeur de France, apparemment au
motif de son homosexualité, est à mon sens, si les faits sont avérés, la
première vraie tache sur le pontificat de François. Mais encore une fois, on ne
peut pas attendre d’un paquebot qu’il manœuvre aussi vite qu’un zodiac.
Autre signe positif : ça bouge aussi hors de l’Église catholique.
Chez les protestants, ce n’est pas très surprenant : les vieilles Églises européennes
(par oppositions à celles qui sont nées plus récemment sur le continent
américain, nettement plus réactionnaires) ont toujours été plus ouvertes au
changement. En Angleterre, l’Église anglicane a accepté d’abord les femmes prêtres,
puis les femmes évêques. De nombreuses autres Églises protestantes bénissent
les unions homosexuelles, voire les sanctifient par le mariage, comme l’Église de
Suède (dont une femme est d’ailleurs archevêque).
Enfin (et c’est quand même surtout de ça que je voulais
parler), les choses évoluent aussi dans l’islam. En France, on peut citer l’imam
Ludovic-Mohamed Zahed, lui-même homosexuel et marié religieusement. Fondateur
de l’association HM2F (Homosexuels Musulmans de France), il est à l’origine de
la première « mosquée inclusive » de France, en région parisienne :
elle accueille aussi bien les homosexuels que les femmes non voilées. En 2014,
il a marié deux Iraniennes en Suède. À lui tout seul, il est un salutaire coup
de bâton sur le museau des Indigènes de la République, et tout particulièrement
d’Houria Bouteldja qui écrivait que pour les musulmans de France, « le
mariage hétérosexuel [était] le seul horizon possible ».
Ailleurs, on pourrait évoquer le réalisateur Parvez Sharma,
lui aussi musulman et homosexuel, connu surtout pour son film A Jihad for Love, sorti en 2007, qui
cherchait à briser l’idée (complètement absurde évidemment) selon laquelle l’homosexualité
n’existerait pas dans le monde musulman (idée très prégnante, on s’en rend particulièrement
compte à Mayotte). Au péril de sa vie, il vient de réaliser un nouveau film
intitulé A Sinner in Mecca, qui
retrace son propre pèlerinage à La Mecque.
Ce ne sont que deux exemples, bien sûr, mais ce qu’ils
révèlent est d’une importance capitale : ils prouvent qu’il n’y a aucune
guerre générale entre l’islam et le christianisme, ou entre le monde musulman
et l’Occident ; il y a une guerre entre les partisans des libertés
fondamentales et les extrémistes de tous bords qui ne veulent pas en entendre
parler. Les fanatiques chrétiens comme les fanatiques musulmans sont en guerre
à la fois contre les droits de l’homme et les uns contre les autres ; et
leur stratégie essentielle – là-dessus, leur ressemblance est d’ailleurs
frappante – consiste justement à faire croire que la guerre est d’abord entre
les deux grands monothéismes : cela leur permet, bien sûr, de diviser les
partisans des droits fondamentaux pour mieux les affaiblir.
Cette stratégie peut parfaitement réussir. Les attentats,
les meurtres, les atrocités commises à plus ou moins grande échelle par l’État islamique,
par Boko Haram, par Al-Qaeda ou par tous ceux qui se revendiquent de la même mouvance,
ont en effet, de ce point de vue, une double utilité. D’une part, ils éveillent
chez les Occidentaux une tristesse, une colère, une rage, un dégoût qui peuvent
facilement les submerger et leur faire réellement croire que l’ennemi, c’est l’islam
en général. De cette manière, les Occidentaux « de souche » (notez
les guillemets) se retourneraient contre les musulmans dans leur globalité, les
rejetant en bloc et les poussant ainsi dans les bras des terroristes, qui apparaîtraient
comme leur ultime recours. Premier drame, dont on voit déjà les prémices, car
il transforme petit à petit en ennemis ceux qui n’avaient aucune raison de le
devenir, les musulmans modérés qui, au fond, ne sont pas plus homophobes ou
misogynes que n’importe qui.
D’autre part, ces sentiments de colère sont exploités par
les gouvernements occidentaux pour mettre en place des lois liberticides (on a
eu le Patriot Act aux États-Unis, on fait largement aussi bien en France en ce
moment même). C’est une seconde catastrophe, aussi terrible que la première :
outre qu’elle nous conduit doucement à un nouveau totalitarisme, elle nous fait
perdre de vue les valeurs que nous sommes censés défendre, donc notre âme et
notre raison d’être.
Parce que cette stratégie des fondamentalistes musulmans
peut fonctionner, elle est dangereuse et doit être combattue avec la dernière
énergie. Dans ce combat, une arme essentielle va résider dans les initiatives
des homosexuels musulmans, mais plus généralement de tous les réformistes de
cette religion et de ses différents courants : ceux qui, par exemple,
militent pour une révision des hadiths ou pour une autre manière de considérer
l’abrogation des versets contradictoires du Coran, voire pour réviser le statut
du Coran lui-même.
La réforme de l’islam est essentielle, et elle est attendue
par de nombreux musulmans. Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, président de la République
d’Égypte, déclarait le 28 décembre dernier à l’université Al Azhar du Caire :
« Nous sommes devant la nécessité d’une
évolution religieuse. Vous, les imams, êtes responsables devant Allah. Le monde
entier attend votre prochaine réforme, car la communauté musulmane est ravagée,
détruite ; elle va à sa perte, et elle le fait à cause de nous. »
Ce maréchal a sans doute bien des défauts, ce n’est peut-être pas un nouveau Nasser,
mais au moins, il semble avoir compris un point fondamental.
L’Église catholique, il y a un peu plus de 50 ans, entamait,
avec le Concile de Vatican II, son plus grand, son plus important aggiornamento
depuis le Concile de Trente, au milieu du XVIe siècle. Cette grande réforme
de l’Église est loin, très loin d’être achevée, et elle doit se poursuivre. Il
y a quelque espoir à considérer que l’islam, lui aussi, s’engage peut-être en
ce moment même dans une bataille similaire. C’est d’abord aux réformistes
musulmans eux-mêmes de la mener, bien sûr ; mais nous avons le devoir de les
soutenir et de les aider. Ce sont nos frères d’armes.
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