L’immigration défraye la chronique en métropole : on
fait semblant de découvrir les passeurs, les trafics, et bien sûr les
morts : les milliers de morts, l’hécatombe, la Méditerranée transformée en
vaste cimetière pour aspirants à une vie meilleure. Je dis qu’on fait semblant,
parce qu’en réalité, ça fait longtemps qu’on le sait : seulement, les
médias se réveillent de temps à autres, quand un bateau particulièrement chargé
coule et qu’ils n’ont rien de mieux à dire (un royal baby à nommer ou à
baptiser, au hasard). Et comme il est d’usage dans la démocratie d’opinion,
quand les médias ouvrent un œil, l’opinion publique remue aussi dans son
profond sommeil, et les politiciens se pressent d’organiser un sommet afin
qu’elle se rendorme.
Ici, à Mayotte, cette histoire, c’est notre quotidien. Cette
réalité sordide, on ne la voit pas à travers les écrans, on la voit
directement. Parce qu’on tombe sur un cadavre un matin sur une plage (mais que
font les services municipaux ?). Ou parce que la bouéni qui garde les
enfants et s’occupe de la maison a l’air triste et nous apprend qu’elle vient
de perdre sa nièce, 9 ans, dans le naufrage d’un kwassa, ces embarcations de fortune qui traversent tant bien que
mal les 60 Km. d’océan qui séparent Mayotte d’Anjouan, un des territoires les
plus pauvres du monde. Et qu’elle et sa famille ont dû débourser quelque 300
euros pour retirer le corps de la morgue, et plus encore pour les obsèques.
Quand je vous disais que c’était sordide.
Voir ainsi cette réalité en face aide à résister au discours
anti-immigration, discours séduisant et potentiellement convaincant parce qu’il
s’appuie sur deux idées parfaitement justes.
La première, fameusement formulée par Michel Rocard en 1993,
est que « la France ne peut pas
accueillir toute la misère du monde ». Ça, c’est l’évidence absolue,
la grande porte ouverte pourtant enfoncée et renfoncée par tous les partisans
d’une réduction drastique de l’immigration. Comment le nier ? Rien qu’en
prenant les cas extrêmes, ceux qui ne mangent pas à leur faim, ils sont un
milliard sur cette planète : clairement, la France ne saurait les nourrir.
Le second poncif du même tonneau, c’est que la seule
solution vraiment humaine consiste à renvoyer les migrants chez eux, sur des
bateaux fiables, en les aidant à développer leur propre pays. Là encore, on
enfonce une porte ouverte : bien sûr que l’idéal n’est pas que le milliard
d’habitants de l’Afrique débarque sur les côtes européennes, mais bien qu’il
puisse rester chez lui et y vivre décemment. La plupart des êtres humains
aspirent à vivre plus ou moins là où ils sont nés, et à y vivre décemment.
Quand on a dit ça, on n’a pas inventé l’eau chaude.
Le problème de ces deux vérités, c’est qu’elles sont
incomplètes. La seconde, parce qu’elle est un vœu pieux. Oui, l’idéal serait
que les migrants pussent rester chez eux ; mais de fait, ils ne le peuvent
pas. Oui, l’idéal serait qu’on aidât leurs pays d’origine à se
développer ; mais on ne le fait pas, en tout cas pas assez pour qu’il y
ait des résultats tangibles. Il faut donc remettre les choses dans l’ordre,
respecter une chronologie : si on promeut cette solution, il faut d’abord que les pays d’émigration se
développent, et ensuite, ensuite
seulement, nous pourrons nous proposer de renvoyer les migrants chez eux. En
réalité, ce ne sera plus nécessaire, car ils y resteront. Mais on ne peut pas
honnêtement proposer de renvoyer les migrants dans leurs pays d’origine en
l’état actuel des choses. Il n’y a aucune « humanité » là-dedans.
La première vérité est tout aussi incomplète, et Michel
Rocard avait d’ailleurs lui-même précisé : « la France ne peut pas
accueillir toute la misère du monde ; mais
elle doit en prendre sa part ». Pourquoi le doit-elle ? Pour
plusieurs raisons. La première, c’est que, par son histoire, elle a contribué à
l’existence même de cette pauvreté. Je ne prétends évidemment pas que la
France, ni même l’Europe ou l’Occident, soient les seuls responsables des
inégalités qui fracturent le monde ou de la misère de l’Afrique ; ce
serait simpliste à l’extrême. Mais on ne peut pas non plus nier qu’elles aient
leur part de responsabilité dans cet état de chose. Cela nous oblige à des
efforts de compensation aujourd’hui ; efforts qui, il faut en avoir bien
conscience, seront toujours très en-deçà des crimes et du pillage qui ont été
commis.
La seconde, c’est le devoir de tout riche à l’égard de tout
pauvre : celui qui a la chance de posséder, d’avoir plus que suffisamment
pour vivre décemment, a le devoir de donner à celui qui n’a pas assez. En
réalité, notre devoir n’est pas de donner une partie, mais bien tout ce que nous pouvons. Dans
l’Évangile selon Luc, Jésus dit bien : « tout ce que tu as, vends-le, distribue-le aux pauvres et tu auras
un trésor dans les cieux[1] ».
Tout. Saint Basile, dans son homélie VI sur saint Luc, justement, a traduit
cela dans cette formule lapidaire, terrible, qui nous condamne tous :
« tu commets autant d’injustices
qu’il y a de gens à qui tu pourrais donner ».
Évidemment, ce n’est possible qu’à de très rares personnes
d’une extrême générosité. Moi-même, je ne le fais pas ; je suis donc mal
placé pour condamner une nation entière quand elle ne le fait pas non plus.
Mais si nous ne parvenons pas à tout donner, du moins faut-il donner. Et ce qui
s’applique aux individus s’applique aussi, naturellement, aux nations. Là
encore, la Bible est sans ambiguïté : « Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne
l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme
un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car
vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Égypte.[2] »
On peut noter l’insistance sur le fait qu’il faut traiter les immigrés comme on
traite les autochtones, comme on se traite soi-même ; autrement dit, le
droit de vote des étrangers… il est prévu par le Lévitique ! On retrouve
la même idée dans l’Exode : « Tu
n’exploiteras ni n’opprimeras l’immigré, car vous avez été des émigrés au pays
d’Égypte[3] » ;
ou dans le Deutéronome : « Maudit,
celui qui biaise avec le droit de l’émigré, de l’orphelin et de la veuve ![4] »
Il me semble bien difficile, si l’on se réclame du
christianisme, de refuser que notre pays porte une part du fardeau de la misère
et de la pauvreté mondiales ; mais même si l’on ne s’en réclame pas, ce
qui exige de nous cet effort, ce sont finalement nos valeurs, celles de toute
la République (valeurs qui dérivent historiquement, bien sûr, du
christianisme).
J’ai souvent dû le rappeler ici, à Mayotte, à des élèves un
peu oublieux de certaines réalités. Ainsi, en TPE, certains choisissent chaque
année de travailler sur l’immigration. Et régulièrement, j’ai eu droit au
discours, hélas trop habituel, et pas seulement dans ce département, selon
lequel les immigrés seraient responsables et du chômage, et de l’insécurité. Je
me souviens d’un groupe de jeunes filles particulièrement remontées qui, lors
de leur exposé, disaient franchement qu’il fallait les renvoyer chez eux. Comme
elles avaient l’air de penser que les Anjouanais venaient à Mayotte alors
qu’ils avaient tout ce qu’il fallait chez eux, je leur ai fait voir qu’on ne
risque pas ainsi sa vie et celle de ses enfants sans une extrême nécessité. Et
surtout, je leur ai rappelé qu’en choisissant de s’intégrer toujours davantage
à la République, en particulier par la départementalisation, et en se battant
pour tous les avantages que cela comporte, Mayotte devait aussi accepter d’en
recevoir les valeurs, parmi lesquelles siégeait en bonne place l’accueil des
nécessiteux.
Bien sûr, au train où vont les choses, je ne sais pas si
dans quelques années, je pourrai encore dire que l’accueil des malheureux, de
ceux qui sont persécutés dans leur pays, de ceux qui ont faim, fait toujours
partie des valeurs de la République. Mais si nous perdons cet idéal, aussi
difficile soit-il à accomplir, nous perdons notre identité ; nous perdons
notre âme. Ce n’est pas tout de rappeler à temps et à contretemps – comme ils
disent – que le christianisme est constitutif de l’identité française et
européenne. Encore faut-il en faire autre chose qu’un vain mot, qu’une
incantation, et le vivre. Et « si quelqu’un dit “J’aime Dieu”, et qu’il
haïsse son frère, c’est un menteur.[5] »
"Portes ouvertes" : autant de portes ouvertes à la sainteté.
RépondreSupprimerLe défi est le même que celui de l’Évangile.