dimanche 17 mai 2015

A Mayotte, Mediapart se croit dans Tintin au Congo


Il y a quelques jours, Mediapart publiait un article bien senti d’Olivia Müller intitulé sobrement « À Mayotte, “comme au temps des colonies” ». À lui seul, le titre m’a fait bondir, car pour écrire une énormité pareille, il faut n’avoir vraiment aucune idée soit de la situation actuelle à Mayotte, soit de ce que fut la colonisation pour ceux qui en ont réellement souffert. L’auteur affirme que « quelques jours passés sur l’île suffisent à y constater la singularité de certaines pratiques », et tout du long, on a du mal à se départir de l’idée qu’effectivement, elle n’a pas dû y rester beaucoup plus longtemps, ou alors qu’elle est franchement de parti pris.

Tout l’article est construit dans une grande confusion et mélange allègrement les sujets les uns avec les autres et les vérités avec les jugements péremptoires.

Commençons par ce qui est juste, à commencer par le plus important : la dénonciation des inégalités qui fracturent l’île. Oui, elles sont un scandale, et il est tragique de voir chaque jour des gamins fouiller dans nos poubelles pour trouver à se nourrir. Et la France est coupable de ne pas faire plus pour eux. Olivia Müller s’illusionne complètement en pensant que nous, métropolitains, vivons dans des « zones protégées » (on aimerait bien) : non, figurez-vous que nous aussi sommes victimes de la violence, des cambriolages, des agressions physiques. Mais je ne chipote pas : je reconnais que ce n’est rien à côté de la souffrance quotidienne de ne pas avoir de quoi vivre décemment.

Idem pour la question du foncier. Là, rien à redire au propos d’Olivia Müller : oui, les règles ancestrales, qui donnaient la priorité à une exploitation familiale et communautaire des terres, sont bousculées par le droit écrit et cadastral français, alors qu’il faudrait trouver des aménagements. Oui, « les plus démunis, faute de pouvoir payer, se préparent déjà à être expulsés », ce qui est dramatique. Oui, la transition va exproprier les plus pauvres au profit des riches, ce qui est une infamie.

On regrette cependant qu’Olivia Müller n’explore pas un peu plus la question pour se demander qui sont ces plus riches à qui l’expropriation des pauvres va profiter ; elle découvrirait que, dans bien des cas, ce ne sera peut-être ni l’État, ni des métropolitains. Mais passons.

D’accord avec l’auteur, aussi, sur la question des expulsions de clandestins. Oui, l’État se rend trop souvent coupable de non-respect de ses propres lois, sans parler de compassion ou d’humanité. Engagé au Secours Catholique dans le service d’accès aux droits, où plus de 95% des cas que nous traitons concernent justement des sans-papiers, je suis bien placé pour le savoir.

Mais la dénonciation de ce scandale réel est néanmoins l’occasion pour Olivia Müller de sa première grande confusion. Elle donne en effet l’impression de parler, tout au long de son article, du Racisme avec un grand R, comme s’il n’y en avait qu’un et surtout comme s’il n’était que le fait des blancs envers les noirs. Or, les choses sont bien plus complexes. Le racisme, très présent sur l’île, est avant tout le fait de beaucoup de mahorais eux-mêmes, à l’encontre d’abord des Comoriens, ensuite des Africains (mes collègues africains sont bien placés pour en parler). Je ne nie évidemment pas l’existence à Mayotte d’un racisme ou d’un mépris plus ou moins affiché de certains métropolitains envers les mahorais ou envers les noirs en général ; mais ce n’est pas celui qui se voit le plus au quotidien, loin s’en faut – de très nombreux témoignages de clandestins ou même de Comoriens en situation régulière en témoignent.

D’accord enfin avec l’auteur, dans une certaine mesure, sur la question des langues locales. Oui, il faudrait enseigner ces langues : ce sont les langues maternelles de l’essentiel de la population de l’île ; en comprendre les structures ne pourrait que les aider à mieux maîtriser, ensuite, celles du français. Il serait donc logique de proposer, dès la maternelle, et pour ceux qui le souhaitent – car il n’y a, inversement, aucune raison de l’imposer – un enseignement du mahorais et du kibushi.

Mais là encore, il est nécessaire de nuancer le propos d’Olivia Müller. Ainsi, elle semble choquée que le français soit de rigueur dans les classes ou dans les administrations. Eh, oh ! On est quand même en France, que je sache, et par la volonté des mahorais eux-mêmes. Alors qu’on enseigne le mahorais ou le breton à l’école, oui ; mais le français doit demeurer la langue de l’école et de l’administration. Pourquoi ? Parce qu’en France, on ne peut pas demander à tout le monde de parler breton ou mahorais, alors qu’on peut demander à tout le monde de parler français. Dans nos classes, tous les élèves ne sont pas mahorais ; si on commence à laisser expliquer les points difficiles en langue mahoraise, cela induit une inégalité inacceptable entre eux. Ou alors, il faut faire des classes de mzungus, mais quelque chose me dit qu’Olivia Müller n’apprécierait pas non plus.

De la même manière, l’auteur semble penser que cette imposition de la langue française est un supplice spécial réservé à Mayotte. On dirait qu’elle ne sait pas comment le français s’est imposé, sous la IIIe République, sur le territoire métropolitain lui-même ! Les punitions contre ceux qui parlaient entre eux leur langue maternelle étaient sévères ; si on devait faire la même chose ici, il faudrait construire plus de poulaillers que de salles de classe… Donc, évitons de caricaturer : revalorisons les langues locales, instaurons des cours de français langue étrangère, mais n’oublions pas que l’ancrage dans la République impose le maintien du français comme seule langue officielle.

Plus généralement, Olivia Müller dénonce le « colonialisme culturel » des métropolitains et cite Mohamed Moindjié, adjoint au maire de Mamoudzou, qui regrette que les mahorais n’aient « pas été capables, avant la départementalisation, de dire à l’État : attention, voilà notre modèle de société ». Pourquoi pas ? Il y a en effet dans la culture mahoraise bien des richesses à préserver et à développer. Mais il faudrait quand même préciser de quoi on parle ; parce que, dit comme ça, on se demande si ça ne signifie pas « oui à la départementalisation, mais marier les pédés, ça non, c’est pas notre modèle de société ». Je n’affirme pas que M. Moindjié pensait à ça ; mais à tout le moins, il faut préciser.

Reste la question, épineuse entre toutes, de la prime des fonctionnaires expatriés. La question. Ze question. Qui occupe une place confortable dans le papier : on sent bien qu’elle en a gros, Olivia Müller, et qu’elle n’est pas loin de dire que tous les malheurs de l’île viennent de là.

Oui, nous avons des primes. Pas aussi grosses que ce qu’elle raconte, parce qu’elle fait exprès de ne pas tenir compte des récentes modifications de nos statuts. Mais on ne va pas chipoter sur les chiffres : oui, on touche des primes.

Première question : qu’est-ce qui motive ces primes ? Olivia Müller fait semblant de croire que c’est d’abord le coût de la vie. Mais ce n’est pas le cas, sinon, en effet, elles seraient surdimensionnées. Ce qu’elle oublie, de manière bien pratique, c’est qu’un métropolitain qui vient vivre à Mayotte a des frais qu’un autochtone n’a pas. En venant ici, je me suis mis à 8 000 Km. de ma famille et de mes amis : à chaque fois que je vais les voir, il m’en coûte plusieurs milliers d’euros. C’est d’abord cela qu’il s’agit de compenser. Ce à quoi il faut ajouter une vraie perte sur certains aspects du niveau de vie : la vie culturelle est quasiment inexistante et le climat souvent difficile à supporter. Je ne me plains pas, j’ai fait le choix de venir ici, et puisque je fais le choix d’y rester, c’est que je ne m’y trouve pas trop mal. Mais c’est sûr que si je devais me ruiner complètement à chaque fois que je veux voir mes frères ou mes parents, je reconsidérerais les choses.

Deuxième question : les primes sont-elles responsables d’une fracture entre noirs et blancs ? C’est ce que pense un lycéen auquel Olivia Müller donne la parole, sans beaucoup de recul critique dessus. Or, il faut remettre les pendules à l’heure : les primes ne sont pas réservées aux blancs ! N’importe quel mahorais ou africain, s’il passe son concours en métropole puis va enseigner à Mayotte, touchera la prime exactement de la même manière qu’un métropolitain. Inversement, certains mzungus ne touchent pas de prime, pour des raisons diverses (soit parce qu’ils sont contractuels, soit parce qu’ils ont été titularisés sur l’île).

Troisième question : les primes font-elles monter les prix ? Sans doute. Mais à cela, il faut répondre deux choses. La première, c’est qu’on n’entend pas Olivia Müller protester contre la récente indexation des salaires, dont profitent les autochtones, et qui a pourtant exactement le même effet inflationniste. La seconde, c’est qu’il ne faut pas oublier qu’une bonne partie de l’argent que nous touchons est réinséré dans l’économie locale : par leurs achats, leurs loisirs, les personnes qu’ils emploient à domicile etc., ceux qui touchent des primes contribuent aussi à la vie de l’île et à son développement économique. Avant de dénoncer les primes, ceux qui travaillent dans des hôtels, des restaurants ou des magasins, ou tout simplement à la SIM, devraient y penser.

Quatrième question, enfin : les primes sont-elles nécessaires ? La réponse est, à l’évidence, oui. Mayotte n’est, de fait, pas assez attractive pour faire venir sans elles les fonctionnaires dont elle a besoin. Il faut savoir ce qu’on veut ! Si on dénonce les lacunes dans la formation des mahorais ou le désert médical qu’est le territoire, on ne peut pas en même temps demander la diminution des primes qui attirent des professeurs et des médecins qualifiés.

Bien sûr, Olivia Müller cite la Cour des comptes, qui affirme qu’il faudrait inciter ces derniers à venir par « des dispositifs […] non financiers ». Elle est mignonne, la Cour des comptes. Touchante, même. Mais quels dispositifs, exactement ? Ben voilà : pas d’idée. Si je peux me permettre une petite remarque de journalisme : quand l’institution qu’on cite brasse du vent et n’apporte rien de concret, il n’est pas interdit de le souligner ; un peu de recul critique ne nuit pas.

Mayotte mérite donc mieux que ces approximations et ces jugements à l’emporte-pièce. Les choses n’y sont pas parfaites, c’est une évidence. La France en est en partie responsable, sans aucun doute. Mais jeter en pâture à la foule une catégorie de personnes désignées comme boucs émissaires parce qu’ils sont mieux payés qu’en métropole est non seulement stupide et simpliste : c’est également irresponsable. Ceux qui jettent de l’huile sur le feu de tensions déjà vives devront répondre des conséquences de ce qu’ils disent ; et s’ils font tout pour transformer des problèmes économiques et sociaux en problèmes de racisme, qu’ils ne viennent pas s’étonner ensuite du racisme qu’ils auront eux-mêmes contribué à créer.

2 commentaires:

  1. Reponse tres pertinente. J ai vecu 6 ans a Mayotte et je suis toujours etonnee par l ignorance des media lorsqu ils traitent de l ile, a croire q aucun journaliste ne se donne la peine de se documenter serieusement. La grille de lecture Mayotte victime du neo colonialisme est bien commode cela remplace une analyse fondee sur la connaissance de l histoire des relations entre Mayotte et la metropole .Et que dire des articles sur la pauvrete ou les journalistes confondent enfants comoriens abandonnes et enfants mahorais
    Cordialement
    Martine Bonnemaison

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