Il y a quelques jours, Mediapart
publiait un
article bien senti d’Olivia Müller intitulé sobrement « À Mayotte, “comme
au temps des colonies” ». À lui seul, le titre m’a fait bondir, car pour
écrire une énormité pareille, il faut n’avoir vraiment aucune idée soit de la
situation actuelle à Mayotte, soit de ce que fut la colonisation pour ceux qui
en ont réellement souffert. L’auteur affirme que « quelques jours passés sur
l’île suffisent à y constater la singularité de certaines pratiques », et
tout du long, on a du mal à se départir de l’idée qu’effectivement, elle n’a
pas dû y rester beaucoup plus longtemps, ou alors qu’elle est franchement de
parti pris.
Tout l’article est construit dans une grande confusion et
mélange allègrement les sujets les uns avec les autres et les vérités avec les
jugements péremptoires.
Commençons par ce qui est juste, à commencer par le plus important :
la dénonciation des inégalités qui fracturent l’île. Oui, elles sont un
scandale, et il est tragique de voir chaque jour des gamins fouiller dans nos
poubelles pour trouver à se nourrir. Et la France est coupable de ne pas faire
plus pour eux. Olivia Müller s’illusionne complètement en pensant que nous,
métropolitains, vivons dans des « zones protégées » (on aimerait
bien) : non, figurez-vous que nous aussi sommes victimes de la violence,
des cambriolages, des agressions physiques. Mais je ne chipote pas : je
reconnais que ce n’est rien à côté de la souffrance quotidienne de ne pas avoir
de quoi vivre décemment.
Idem pour la
question du foncier. Là, rien à redire au propos d’Olivia Müller : oui,
les règles ancestrales, qui donnaient la priorité à une exploitation familiale
et communautaire des terres, sont bousculées par le droit écrit et cadastral français,
alors qu’il faudrait trouver des aménagements. Oui, « les plus démunis,
faute de pouvoir payer, se préparent déjà à être expulsés », ce qui est
dramatique. Oui, la transition va exproprier les plus pauvres au profit des
riches, ce qui est une infamie.
On regrette cependant qu’Olivia Müller n’explore pas un peu
plus la question pour se demander qui sont ces plus riches à qui l’expropriation
des pauvres va profiter ; elle découvrirait que, dans bien des cas, ce ne
sera peut-être ni l’État, ni des métropolitains. Mais passons.
D’accord avec l’auteur, aussi, sur la question des expulsions
de clandestins. Oui, l’État se rend trop souvent coupable de non-respect de ses
propres lois, sans parler de compassion ou d’humanité. Engagé au Secours Catholique
dans le service d’accès aux droits, où plus de 95% des cas que nous traitons
concernent justement des sans-papiers, je suis bien placé pour le savoir.
Mais la dénonciation de ce scandale réel est néanmoins l’occasion
pour Olivia Müller de sa première grande confusion. Elle donne en effet l’impression
de parler, tout au long de son article, du Racisme avec un grand R, comme s’il
n’y en avait qu’un et surtout comme s’il n’était que le fait des blancs envers
les noirs. Or, les choses sont bien plus complexes. Le racisme, très présent
sur l’île, est avant tout le fait de beaucoup de mahorais eux-mêmes, à l’encontre
d’abord des Comoriens, ensuite des Africains (mes collègues africains sont bien
placés pour en parler). Je ne nie évidemment pas l’existence à Mayotte d’un
racisme ou d’un mépris plus ou moins affiché de certains métropolitains envers
les mahorais ou envers les noirs en général ; mais ce n’est pas celui qui
se voit le plus au quotidien, loin s’en faut – de très nombreux témoignages de
clandestins ou même de Comoriens en situation régulière en témoignent.
D’accord enfin avec l’auteur, dans une certaine mesure, sur
la question des langues locales. Oui, il faudrait enseigner ces langues :
ce sont les langues maternelles de l’essentiel de la population de l’île ;
en comprendre les structures ne pourrait que les aider à mieux maîtriser,
ensuite, celles du français. Il serait donc logique de proposer, dès la
maternelle, et pour ceux qui le
souhaitent – car il n’y a, inversement, aucune raison de l’imposer – un
enseignement du mahorais et du kibushi.
Mais là encore, il est nécessaire de nuancer le propos d’Olivia
Müller. Ainsi, elle semble choquée que le français soit de rigueur dans les
classes ou dans les administrations. Eh, oh ! On est quand même en France,
que je sache, et par la volonté des mahorais eux-mêmes. Alors qu’on enseigne le
mahorais ou le breton à l’école, oui ; mais le français doit demeurer la
langue de l’école et de l’administration. Pourquoi ? Parce qu’en France,
on ne peut pas demander à tout le monde de parler breton ou mahorais, alors qu’on
peut demander à tout le monde de parler français. Dans nos classes, tous les
élèves ne sont pas mahorais ; si on commence à laisser expliquer les
points difficiles en langue mahoraise, cela induit une inégalité inacceptable entre
eux. Ou alors, il faut faire des classes de mzungus, mais quelque chose me dit
qu’Olivia Müller n’apprécierait pas non plus.
De la même manière, l’auteur semble penser que cette
imposition de la langue française est un supplice spécial réservé à Mayotte. On
dirait qu’elle ne sait pas comment le français s’est imposé, sous la IIIe
République, sur le territoire métropolitain lui-même ! Les punitions
contre ceux qui parlaient entre eux
leur langue maternelle étaient sévères ; si on devait faire la même chose
ici, il faudrait construire plus de poulaillers que de salles de classe… Donc,
évitons de caricaturer : revalorisons les langues locales, instaurons des
cours de français langue étrangère, mais n’oublions pas que l’ancrage dans la République
impose le maintien du français comme seule langue officielle.
Plus généralement, Olivia Müller dénonce le « colonialisme
culturel » des métropolitains et cite Mohamed Moindjié, adjoint au maire
de Mamoudzou, qui regrette que les mahorais n’aient « pas été capables,
avant la départementalisation, de dire à l’État : attention, voilà notre
modèle de société ». Pourquoi pas ? Il y a en effet dans la culture
mahoraise bien des richesses à préserver et à développer. Mais il faudrait quand
même préciser de quoi on parle ; parce que, dit comme ça, on se demande si
ça ne signifie pas « oui à la départementalisation, mais marier les pédés,
ça non, c’est pas notre modèle de société ». Je n’affirme pas que M.
Moindjié pensait à ça ; mais à tout le moins, il faut préciser.
Reste la question, épineuse entre toutes, de la prime des
fonctionnaires expatriés. La
question. Ze question. Qui occupe une
place confortable dans le papier : on sent bien qu’elle en a gros, Olivia
Müller, et qu’elle n’est pas loin de dire que tous les malheurs de l’île
viennent de là.
Oui, nous avons des primes. Pas aussi grosses que ce qu’elle
raconte, parce qu’elle fait exprès de ne pas tenir compte des récentes
modifications de nos statuts. Mais on ne va pas chipoter sur les chiffres :
oui, on touche des primes.
Première question : qu’est-ce qui motive ces primes ?
Olivia Müller fait semblant de croire que c’est d’abord le coût de la vie. Mais
ce n’est pas le cas, sinon, en effet, elles seraient surdimensionnées. Ce qu’elle
oublie, de manière bien pratique, c’est qu’un métropolitain qui vient vivre à
Mayotte a des frais qu’un autochtone n’a pas. En venant ici, je me suis mis à 8 000
Km. de ma famille et de mes amis : à chaque fois que je vais les voir, il
m’en coûte plusieurs milliers d’euros. C’est d’abord cela qu’il s’agit de
compenser. Ce à quoi il faut ajouter une vraie perte sur certains aspects du
niveau de vie : la vie culturelle est quasiment inexistante et le climat souvent
difficile à supporter. Je ne me plains pas, j’ai fait le choix de venir ici, et
puisque je fais le choix d’y rester, c’est que je ne m’y trouve pas trop mal.
Mais c’est sûr que si je devais me ruiner complètement à chaque fois que je
veux voir mes frères ou mes parents, je reconsidérerais les choses.
Deuxième question : les primes sont-elles responsables
d’une fracture entre noirs et blancs ? C’est ce que pense un lycéen auquel
Olivia Müller donne la parole, sans beaucoup de recul critique dessus. Or, il
faut remettre les pendules à l’heure : les primes ne sont pas réservées
aux blancs ! N’importe quel mahorais ou africain, s’il passe son concours
en métropole puis va enseigner à Mayotte, touchera la prime exactement de la même
manière qu’un métropolitain. Inversement, certains mzungus ne touchent pas de prime, pour des raisons diverses (soit
parce qu’ils sont contractuels, soit parce qu’ils ont été titularisés sur l’île).
Troisième question : les primes font-elles monter les
prix ? Sans doute. Mais à cela, il faut répondre deux choses. La première,
c’est qu’on n’entend pas Olivia Müller protester contre la récente indexation
des salaires, dont profitent les autochtones, et qui a pourtant exactement le même
effet inflationniste. La seconde, c’est qu’il ne faut pas oublier qu’une bonne
partie de l’argent que nous touchons est réinséré dans l’économie locale :
par leurs achats, leurs loisirs, les personnes qu’ils emploient à domicile
etc., ceux qui touchent des primes contribuent aussi à la vie de l’île et à son
développement économique. Avant de dénoncer les primes, ceux qui travaillent dans
des hôtels, des restaurants ou des magasins, ou tout simplement à la SIM, devraient
y penser.
Quatrième question, enfin : les primes sont-elles nécessaires ?
La réponse est, à l’évidence, oui. Mayotte n’est, de fait, pas assez attractive
pour faire venir sans elles les fonctionnaires dont elle a besoin. Il faut
savoir ce qu’on veut ! Si on dénonce les lacunes dans la formation des
mahorais ou le désert médical qu’est le territoire, on ne peut pas en même temps
demander la diminution des primes qui attirent des professeurs et des médecins
qualifiés.
Bien sûr, Olivia Müller cite la Cour des comptes, qui
affirme qu’il faudrait inciter ces derniers à venir par « des dispositifs […]
non financiers ». Elle est mignonne, la Cour des comptes. Touchante, même.
Mais quels dispositifs, exactement ? Ben voilà : pas d’idée. Si je
peux me permettre une petite remarque de journalisme : quand l’institution
qu’on cite brasse du vent et n’apporte rien de concret, il n’est pas interdit
de le souligner ; un peu de recul critique ne nuit pas.
Mayotte mérite donc mieux que ces approximations et
ces jugements à l’emporte-pièce. Les choses n’y sont pas parfaites, c’est une
évidence. La France en est en partie responsable, sans aucun doute. Mais jeter
en pâture à la foule une catégorie de personnes désignées comme boucs
émissaires parce qu’ils sont mieux payés qu’en métropole est non seulement
stupide et simpliste : c’est également irresponsable. Ceux qui jettent de
l’huile sur le feu de tensions déjà vives devront répondre des conséquences de
ce qu’ils disent ; et s’ils font tout pour transformer des problèmes économiques
et sociaux en problèmes de racisme, qu’ils ne viennent pas s’étonner ensuite du
racisme qu’ils auront eux-mêmes contribué à créer.
Reponse tres pertinente. J ai vecu 6 ans a Mayotte et je suis toujours etonnee par l ignorance des media lorsqu ils traitent de l ile, a croire q aucun journaliste ne se donne la peine de se documenter serieusement. La grille de lecture Mayotte victime du neo colonialisme est bien commode cela remplace une analyse fondee sur la connaissance de l histoire des relations entre Mayotte et la metropole .Et que dire des articles sur la pauvrete ou les journalistes confondent enfants comoriens abandonnes et enfants mahorais
RépondreSupprimerCordialement
Martine Bonnemaison
Great read
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