samedi 9 mai 2015

Mayotte au temps béni des colonies


Il me semble entendre monter doucement à Mayotte une petite musique assez sournoise, d’une part sur les relations entre les différentes communautés qui composent l’île, et d’autre part (car ce n’est pas la même chose) sur les rapports entre le département mahorais et la métropole. On entend par exemple beaucoup le mot « colonisation », avec l’idée que ce serait une réalité dont il faudrait se défaire. Et quand on essaye de présenter la complexité du débat, d’affiner un peu les choses pour ne pas tomber dans des oppositions binaires et simplistes, l’accusation de racisme (comme souvent) n’est jamais très loin.

Mayotte est-elle une terre « colonisée » ? Non, sauf à vider complètement le mot de son sens. La colonisation a été une réalité historique particulièrement violente : il s’agissait pour la France – et beaucoup d’autres pays européens – d’organiser, par la domination politique et militaire, le pillage économique du reste du monde. Les peuples colonisés n’ont jamais été intégrés aux empires coloniaux, qui se contentaient de les exploiter – c’est d’ailleurs ce qui a causé l’échec des colonisations occidentales modernes : la domination française en Afrique du Nord a duré un gros siècle, alors que celle de Rome a duré plus de 600 ans.

Mayotte, elle, a fait le choix, lors de la décolonisation, de rester française ; elle a réitéré ce choix à plusieurs reprises, lors de référendums dont les résultats feraient pâlir d’envie un dirigeant soviétique, et elle a même fait en sorte de renforcer son intégration dans la République, en se battant – longuement – pour obtenir le statut de département.

En outre, Mayotte n’est pas précisément sous exploitation métropolitaine : loin d’y envoyer gratis ananas et bananes, elle reçoit plutôt de l’argent de la France. Il n’est pas inutile de rappeler quelques chiffres : en 2013, les dépenses de l’État pour Mayotte (dépenses directes et dotations aux collectivités territoriales) ont atteint 538 millions d’euros ; le XIIIe contrat de projet État-Mayotte impliquait le versement de 337 millions d’euros entre 2008 et 2014 ; sur à peu près la même période, l’Union européenne, via le FED, a versé à l’île 23 millions d’euros. Ce à quoi il faut encore ajouter quelques autres aides (défiscalisations etc.). Sans cette manne française et européenne, Mayotte ne s’en sortirait pas.

Rappeler ainsi que Mayotte est sous perfusion française, est-ce lui manquer de respect ? Je ne crois pas ; c’est seulement rappeler un fait. Encore faut-il être un peu plus précis, et prendre un peu de recul. Soyons précis : qui verse de l’argent à Mayotte ? On dit « la métropole », mais on sait bien que la production de richesse ne se fait pas de manière homogène sur le territoire français. Avec 2% du territoire, l’Île-de-France contribue pour environ 30% au PIB français ; et le reste provient, pour l’essentiel, de l’ensemble des plus grandes métropoles – ce qu’on appelle en géographie « l’archipel métropolitain » – : le réseau formé, à partir de l’aire urbaine parisienne, par les autres grandes aires urbaines – celles de Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nice, Bordeaux, Nantes, Strasbourg… Mayotte n’est donc pas du tout la seule à être sous perfusion française : en fait, de manière schématique, on pourrait dire que c’est l’ensemble du territoire français, surtout rural, qui est, à des degrés divers, sous perfusion de l’archipel métropolitain national.

En outre, parler de « perfusion » est imagé, mais un peu péjoratif ; au fond, c’est simplement de la solidarité nationale et de la redistribution des richesses : les espaces producteurs de richesse partagent avec ceux qui le sont moins. Qui pourrait être contre ?

Je ne suis donc absolument pas de ceux qui prétendent que ces dépenses soient inutiles ou injustifiées, ou qu’il faudrait abandonner Mayotte aux Comores. D’une part, j’estime que le passé colonial impose justement à la France de garder en son sein ceux qui le souhaitent ou le considèrent comme avantageux : nous avons conquis le monde quand ça nous arrangeait, nous en avons tiré une immense puissance et une immense richesse, il n’est que justice qu’aujourd’hui nous gardions – et nous aidions – les anciennes colonies qui en font le choix.

D’autre part, il ne faut pas oublier que Mayotte apporte aussi quelque chose à la France. Je pourrais bien sûr parler de la diversité culturelle et paysagère – à mon sens le plus important, car elle participe ainsi de l’âme de la France, de son identité qu’elle vient enrichir. Mais plus prosaïquement, l’apport de Mayotte à la France est aussi économique – à travers la ZEE – et politico-militaire – avec les autres territoires français dans la région, elle permet le contrôle du Canal du Mozambique, deuxième route pétrolière mondiale.

Donc entendons-nous bien : il me semble que Mayotte a toute sa place dans la République, qu’elle en est un élément constitutif et de grande valeur. Mais c’est justement pour cette même raison que je trouve à la fois violent et injustifié de parler de situation coloniale. Le faire, c’est d’une part nier l’évidence et employer un terme à l’inverse de sa signification historique – car Mayotte profite, et grandement, de son intégration française –, et d’autre part manquer de respect à tous ceux qui, dans le passé, ont vraiment été colonisés, et en ont infiniment souffert.

Voilà pour le volet « colonisation » et pour le rapport entre Mayotte et la métropole. Venons-en à l’autre point polémique : la répartition des postes entre les différentes communautés qui vivent sur l’île. À ce sujet, je suis tombé récemment sur Facebook sur un message appelant les Mahorais à réussir leurs diplômes afin, je cite, « de prendre tous les postes disponibles à Mayotte et de régner en maîtres chez nous ».

Ce genre de propos me sidère et me fait peur. Déjà, qui est « nous » ? Est-ce que c’est « ceux qui ont grandi à Mayotte » ? « Ceux qui ont toujours vécu à Mayotte » ? « Ceux dont la famille a toujours vécu à Mayotte » ? Si ce « nous » signifie « les Mahorais », est-ce que pour en faire partie il faut être noir ? Est-ce qu’il peut inclure les Comoriens ? les Malgaches ? les blancs métropolitains ? les africains ?

Et surtout, que signifie « chez nous » ? Qui n’est pas « chez lui », à Mayotte ? Est-ce qu’un Français blanc et métropolitain qui vient s’installer à Mayotte n’est pas « chez lui » ? Pardon mais il me semble à moi que n’importe quelle personne de nationalité française, quelles que soient sa couleur de peau, ses origines ethniques ou familiales, sa religion etc. est chez elle si elle fait le choix de venir s’installer à Mayotte, et ce quelle que soit la durée ou les motifs de son séjour. Je vais dire les choses un peu brutalement, mais si les habitants de Mayotte voulaient un pays où on est plus « chez soi » quand sa famille a toujours vécu sur un territoire, ils se sont trompés de République ! La République française, et c’est son honneur, ne fait pas de différence entre ses enfants.

On va évidemment me rétorquer qu’il s’agit là d’un beau discours idéaliste, mais très éloigné de la réalité du terrain. Que la xénophobie se trouve partout en France, et que l’étranger est toujours mal accueilli. Qu’en Ariège, celui dont la famille n’a pas 64 quartiers d’origine ariégeoise garantie n’est jamais pleinement intégré. Que les noirs (donc les Mahorais) sont encore moins bien accueillis que les autres, victimes du racisme, et plus mal accueillis encore s’ils sont musulmans.

C’est vrai, bien sûr. Mais il ne faut pas se tromper de combat. Si les Ariégeois accueillent souvent (très) mal ceux qui viennent d’ailleurs, ça ne justifie pas leur attitude, et ça n’autorise pas les autres à faire de même. C’est évidemment facile de dire ça pour un blanc aisé et diplômé qui sera plutôt bien accueilli partout, mais il ne faut pas que les mahorais se disent « puisque je ne serai pas bien accueilli en métropole, alors il faut que nous prenions tous les postes de l’île ». C’est le combat inverse qu’il faut mener : il faut faire reculer le racisme afin que les mahorais soient reconnus comme des Français à part entière, et puissent se sentir chez eux n’importe où sur le territoire de la République.

Donc non, il ne faut pas que « tous les postes disponibles à Mayotte » soient occupés par des gens forcément originaires de Mayotte. Quand je suis « chez moi » dans les Pyrénées, je me contrefiche de savoir si le médecin qui me soigne, le policier qui me protège ou le professeur qui enseigne à mes enfants est issu d’une famille qui a ses origines dans le département. Quelqu’un qui voudrait que les Ariégeois « occupent tous les postes disponibles en Ariège afin de régner en maître chez eux » serait complètement ridicule.

En revanche, et là je suis entièrement d’accord avec les revendications locales, il faut d’une part mettre fin aux inégalités entre les mahorais et le reste des Français (sur les salaires, les allocations, les retraites etc.), et d’autre part enclencher un rééquilibrage des fonctions ; il faut que les Français d’origine mahoraise aient un meilleur accès aux emplois, surtout à responsabilité, que ce soit sur l’île ou en métropole. Mais il ne faut pas confondre ce rééquilibrage nécessaire avec des emplois occupés à 100% par les locaux.

Par quoi passe ce rééquilibrage ? Par l’éducation d’abord, bien sûr. Peut-on envisager un système de quota ou de discrimination positive ? Pour ma part, j’ai toujours été extrêmement réservé devant ce genre d’outil, parce qu’il est à l’opposé de l’égalité entre les citoyens. Bien sûr, c’est pour la bonne cause : on instaure une inégalité pour contrebalancer une autre inégalité, plus forte et qui risque de ne pas disparaître sinon. Mais est-ce qu’on supprime un mal par un mal contraire ? Je n’en suis pas sûr. Il faut être désigné à un poste parce qu’on y sera compétent, pas parce qu’on est une femme ou parce qu’on est d’origine mahoraise. C’est pourquoi je suis opposé aux lois sur la parité telles qu’elles ont été mises en place.

Cela étant, je reconnais que dans certains cas, la discrimination positive et le système des quotas peuvent avoir une utilité, voire être nécessaires. Mais je pense qu’il faut alors les encadrer beaucoup plus strictement qu’on ne le fait. Ainsi, on pourrait les mettre en place pour une durée limitée, par exemple 15 ou 20 ans (jamais plus de 50), et de manière non renouvelable pour la même période de temps.

Pour ma part, je me suis à peu près toujours senti bien accueilli à Mayotte. Je n’ai jamais senti ici les tensions qui peuvent exister dans d’autres départements d’outre-mer. Mais depuis les grèves de l’année dernière, j’ai le sentiment que certains mahorais développent un ressentiment à l’égard de la métropole ou des mzungus. C’est pour cela que je pense nécessaire de remettre certaines choses en perspective et de condamner certains discours, certaines expressions qui ne peuvent que faire monter les tensions. Mayotte est pour l’instant une île relativement paisible et harmonieuse ; ne laissons pas les choses s’envenimer.

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