Il me semble entendre monter doucement à Mayotte une petite
musique assez sournoise, d’une part sur les relations entre les différentes
communautés qui composent l’île, et d’autre part (car ce n’est pas la même
chose) sur les rapports entre le département mahorais et la métropole. On
entend par exemple beaucoup le mot « colonisation », avec l’idée que
ce serait une réalité dont il faudrait se défaire. Et quand on essaye de
présenter la complexité du débat, d’affiner un peu les choses pour ne pas
tomber dans des oppositions binaires et simplistes, l’accusation de racisme
(comme souvent) n’est jamais très loin.
Mayotte est-elle une terre « colonisée » ?
Non, sauf à vider complètement le mot de son sens. La colonisation a été une
réalité historique particulièrement violente : il s’agissait pour la
France – et beaucoup d’autres pays européens – d’organiser, par la domination
politique et militaire, le pillage économique du reste du monde. Les peuples
colonisés n’ont jamais été intégrés aux empires coloniaux, qui se contentaient
de les exploiter – c’est d’ailleurs ce qui a causé l’échec des colonisations
occidentales modernes : la domination française en Afrique du Nord a duré
un gros siècle, alors que celle de Rome a duré plus de 600 ans.
Mayotte, elle, a fait le choix, lors de la décolonisation,
de rester française ; elle a réitéré ce choix à plusieurs reprises, lors
de référendums dont les résultats feraient pâlir d’envie un dirigeant
soviétique, et elle a même fait en sorte de renforcer son intégration dans la
République, en se battant – longuement – pour obtenir le statut de département.
En outre, Mayotte n’est pas précisément sous exploitation
métropolitaine : loin d’y envoyer gratis ananas et bananes, elle reçoit
plutôt de l’argent de la France. Il n’est pas inutile de rappeler quelques
chiffres : en 2013, les dépenses de l’État pour Mayotte (dépenses directes
et dotations aux collectivités territoriales) ont atteint 538 millions d’euros ;
le XIIIe contrat de projet État-Mayotte impliquait le versement de
337 millions d’euros entre 2008 et 2014 ; sur à peu près la même période,
l’Union européenne, via le FED, a versé à l’île 23 millions d’euros. Ce à quoi
il faut encore ajouter quelques autres aides (défiscalisations etc.). Sans
cette manne française et européenne, Mayotte ne s’en sortirait pas.
Rappeler ainsi que Mayotte est sous perfusion française,
est-ce lui manquer de respect ? Je ne crois pas ; c’est seulement
rappeler un fait. Encore faut-il être un peu plus précis, et prendre un peu de
recul. Soyons précis : qui verse de l’argent à Mayotte ? On dit
« la métropole », mais on sait bien que la production de richesse ne
se fait pas de manière homogène sur le territoire français. Avec 2% du
territoire, l’Île-de-France contribue pour environ 30% au PIB français ;
et le reste provient, pour l’essentiel, de l’ensemble des plus grandes
métropoles – ce qu’on appelle en géographie « l’archipel
métropolitain » – : le réseau formé, à partir de l’aire urbaine
parisienne, par les autres grandes aires urbaines – celles de Lyon,
Marseille, Lille, Toulouse, Nice, Bordeaux, Nantes, Strasbourg… Mayotte n’est
donc pas du tout la seule à être sous perfusion française : en fait, de
manière schématique, on pourrait dire que c’est l’ensemble du territoire
français, surtout rural, qui est, à des degrés divers, sous perfusion de l’archipel
métropolitain national.
En outre, parler de « perfusion » est imagé, mais
un peu péjoratif ; au fond, c’est simplement de la solidarité nationale et
de la redistribution des richesses : les espaces producteurs de richesse
partagent avec ceux qui le sont moins. Qui pourrait être contre ?
Je ne suis donc absolument pas de ceux qui prétendent que
ces dépenses soient inutiles ou injustifiées, ou qu’il faudrait abandonner
Mayotte aux Comores. D’une part, j’estime que le passé colonial impose
justement à la France de garder en son sein ceux qui le souhaitent ou le
considèrent comme avantageux : nous avons conquis le monde quand ça nous
arrangeait, nous en avons tiré une immense puissance et une immense richesse,
il n’est que justice qu’aujourd’hui nous gardions – et nous aidions – les
anciennes colonies qui en font le choix.
D’autre part, il ne faut pas oublier que Mayotte apporte
aussi quelque chose à la France. Je pourrais bien sûr parler de la diversité
culturelle et paysagère – à mon sens le plus important, car elle participe
ainsi de l’âme de la France, de son identité qu’elle vient enrichir. Mais plus
prosaïquement, l’apport de Mayotte à la France est aussi économique – à travers
la ZEE – et politico-militaire – avec les autres territoires français dans
la région, elle permet le contrôle du Canal du Mozambique, deuxième route
pétrolière mondiale.
Donc entendons-nous bien : il me semble que Mayotte a
toute sa place dans la République, qu’elle en est un élément constitutif et de
grande valeur. Mais c’est justement pour cette même raison que je trouve à la
fois violent et injustifié de parler de situation coloniale. Le faire, c’est
d’une part nier l’évidence et employer un terme à l’inverse de sa signification
historique – car Mayotte profite, et grandement, de son intégration française
–, et d’autre part manquer de respect à tous ceux qui, dans le passé, ont vraiment été colonisés, et en ont
infiniment souffert.
Voilà pour le volet « colonisation » et pour le
rapport entre Mayotte et la métropole. Venons-en à l’autre point
polémique : la répartition des postes entre les différentes communautés
qui vivent sur l’île. À ce sujet, je suis tombé récemment sur Facebook sur un
message appelant les Mahorais à réussir leurs diplômes afin, je cite, « de
prendre tous les postes disponibles à Mayotte et de régner en maîtres chez
nous ».
Ce genre de propos me sidère et me fait peur. Déjà, qui est
« nous » ? Est-ce que c’est « ceux qui ont grandi à
Mayotte » ? « Ceux qui ont toujours vécu à Mayotte » ?
« Ceux dont la famille a toujours vécu à Mayotte » ? Si ce
« nous » signifie « les Mahorais », est-ce que pour en faire
partie il faut être noir ? Est-ce qu’il peut inclure les Comoriens ?
les Malgaches ? les blancs métropolitains ? les africains ?
Et surtout, que signifie « chez nous » ? Qui
n’est pas « chez lui », à Mayotte ? Est-ce qu’un Français blanc
et métropolitain qui vient s’installer à Mayotte n’est pas « chez
lui » ? Pardon mais il me semble à moi que n’importe quelle personne de nationalité française, quelles que
soient sa couleur de peau, ses origines ethniques ou familiales, sa religion
etc. est chez elle si elle fait le choix de venir s’installer à Mayotte, et ce
quelle que soit la durée ou les motifs de son séjour. Je vais dire les choses
un peu brutalement, mais si les habitants de Mayotte voulaient un pays où on
est plus « chez soi » quand sa famille a toujours vécu sur un
territoire, ils se sont trompés de République ! La République française,
et c’est son honneur, ne fait pas de différence entre ses enfants.
On va évidemment me rétorquer qu’il s’agit là d’un beau
discours idéaliste, mais très éloigné de la réalité du terrain. Que la
xénophobie se trouve partout en France, et que l’étranger est toujours mal
accueilli. Qu’en Ariège, celui dont la famille n’a pas 64 quartiers d’origine
ariégeoise garantie n’est jamais pleinement intégré. Que les noirs (donc les
Mahorais) sont encore moins bien accueillis que les autres, victimes du
racisme, et plus mal accueillis encore s’ils sont musulmans.
C’est vrai, bien sûr. Mais il ne faut pas se tromper de
combat. Si les Ariégeois accueillent souvent (très) mal ceux qui viennent
d’ailleurs, ça ne justifie pas leur attitude, et ça n’autorise pas les autres à
faire de même. C’est évidemment facile de dire ça pour un blanc aisé et diplômé
qui sera plutôt bien accueilli partout, mais il ne faut pas que les mahorais se
disent « puisque je ne serai pas bien accueilli en métropole, alors il
faut que nous prenions tous les postes de l’île ». C’est le combat inverse
qu’il faut mener : il faut faire reculer le racisme afin que les mahorais
soient reconnus comme des Français à part entière, et puissent se sentir chez
eux n’importe où sur le territoire de la République.
Donc non, il ne faut pas que « tous les postes
disponibles à Mayotte » soient occupés par des gens forcément originaires
de Mayotte. Quand je suis « chez moi » dans les Pyrénées, je me
contrefiche de savoir si le médecin qui me soigne, le policier qui me protège
ou le professeur qui enseigne à mes enfants est issu d’une famille qui a ses
origines dans le département. Quelqu’un qui voudrait que les Ariégeois
« occupent tous les postes disponibles en Ariège afin de régner en maître
chez eux » serait complètement ridicule.
En revanche, et là je suis entièrement d’accord avec les
revendications locales, il faut d’une part mettre fin aux inégalités entre les
mahorais et le reste des Français (sur les salaires, les allocations, les retraites
etc.), et d’autre part enclencher un rééquilibrage
des fonctions ; il faut que les Français d’origine mahoraise aient un
meilleur accès aux emplois, surtout à responsabilité, que ce soit sur l’île ou
en métropole. Mais il ne faut pas confondre ce rééquilibrage nécessaire avec
des emplois occupés à 100% par les locaux.
Par quoi passe ce rééquilibrage ? Par l’éducation
d’abord, bien sûr. Peut-on envisager un système de quota ou de discrimination
positive ? Pour ma part, j’ai toujours été extrêmement réservé devant ce
genre d’outil, parce qu’il est à l’opposé de l’égalité entre les citoyens. Bien
sûr, c’est pour la bonne cause : on instaure une inégalité pour
contrebalancer une autre inégalité, plus forte et qui risque de ne pas
disparaître sinon. Mais est-ce qu’on supprime un mal par un mal
contraire ? Je n’en suis pas sûr. Il faut être désigné à un poste parce
qu’on y sera compétent, pas parce qu’on est une femme ou parce qu’on est
d’origine mahoraise. C’est pourquoi je suis opposé aux lois sur la parité
telles qu’elles ont été mises en place.
Cela étant, je reconnais que dans certains cas, la
discrimination positive et le système des quotas peuvent avoir une utilité,
voire être nécessaires. Mais je pense qu’il faut alors les encadrer beaucoup
plus strictement qu’on ne le fait. Ainsi, on pourrait les mettre en place pour
une durée limitée, par exemple 15 ou 20 ans (jamais plus de 50), et de manière
non renouvelable pour la même période de temps.
Pour ma part, je me suis à peu près toujours senti bien
accueilli à Mayotte. Je n’ai jamais senti ici les tensions qui peuvent exister
dans d’autres départements d’outre-mer. Mais depuis les grèves de l’année
dernière, j’ai le sentiment que certains mahorais développent un ressentiment à
l’égard de la métropole ou des mzungus.
C’est pour cela que je pense nécessaire de remettre certaines choses en
perspective et de condamner certains discours, certaines expressions qui ne
peuvent que faire monter les tensions. Mayotte est pour l’instant une île
relativement paisible et harmonieuse ; ne laissons pas les choses
s’envenimer.
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