mardi 2 décembre 2014

Saurons-nous encore écrire demain ?


Quand on corrige des copies, comme je devrais sans doute le faire plutôt que d’écrire ceci, c’est une question qui vient assez fréquemment. Ainsi, des phrases comme :

« Les motivations de Caracalla en promulguant cet édit pour honorer le droit de cité romaine en fait dans le but d’augmenter par les moyens de ses revenus, ou les pérégrins se paient pas la plupart de ces impôts. »

ou encore :

« La croissance économique c’est quand on produise des produits satisfaire. Les avantages induits c’est qu’elle pourrait en produire des produits verts au milieu de la richesse. Les problèmes qui pose c’est que si on ne tue pas les insectes ça pourrait tuer les arbres ou si on prend le caca de vache pour que les produits soient bien plantés. »

ne sont pas, vous en conviendrez, parfaitement claires (les deux sont authentiques, néanmoins, même si j’ai corrigé les fautes d’orthographe). Mais ce n’est pas pour vous raconter ce qu’on y trouve que j’abandonne mes 160 copies, c’est pour vous parler d’une réforme à mon sens autrement plus inquiétante (et c’est pas peu dire).

À partir de la rentrée 2016, les jeunes Finlandais n’apprendront plus à écrire à la main ; ils apprendront à « écrire » directement sur un clavier.

Pour moi, c’est tellement gros, tellement impensable, que j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un canular. Mais la BBC confirme, l’information semble authentique. Il semblerait également qu’aux États-Unis, 45 États aient déjà accompli cette évolution depuis la rentrée 2014.

En fait, je ne sais pas vraiment quoi ajouter. Pour moi, c’est une telle évidence que les enfants doivent savoir écrire à la main, doivent même apprendre à écrire comme ça, que ça doit être premier pour eux, que je ne sais même pas comment argumenter en faveur de cette évidence.

Tout de même, deux choses. La première, c’est qu’on tient trop pour acquis et définitif les produits actuels de notre civilisation techno-industrielle. Tout le monde considère comme évident que nous aurons toujours de l’électricité, des avions, de la lumière, des écrans, des ordinateurs, Internet, des moyens de communiquer instantanément à longue distance etc. ; ou que nous aurons des choses encore plus performantes, encore plus efficaces.

Or, c’est une illusion : c’est possible, bien sûr, mais c’est loin d’être certain. L’histoire nous enseigne que l’humanité peut connaître des périodes longues de régression. Je ne parle pas d’instabilité économique ou de chaos politique ; je parle d’une réelle régression culturelle, sociale, technique etc. affectant tous les aspects de la vie quotidienne. Après la révolution de 1789, la France a été plongée dans une période politiquement très instable, mais il ne s’agissait que de la France (les autres pays d’Europe ont été affectés par l’épisode napoléonien, mais moins profondément), il ne s’agissait que d’une courte période, et il ne s’agissait que de politique. En revanche, après la chute de l’Empire romain en 476, toute l’Europe de l’Ouest a été plongée dans une réelle régression : quasiment plus d’administration, de sécurité, de paix, de commerce etc., sauf entre quelques grandes villes ; mais également plus de théâtre, plus de thermes, donc nettement moins d’hygiène. D’où un effondrement du niveau de vie. Et cette régression a duré trois siècles.

Qui nous dit que nous aurons toujours ce qui fait notre quotidien aujourd’hui ? Tout peut arriver. Des bouleversements d’ordre climatique, environnemental, politique, des guerres, des crises économiques, n’importe quoi peut nous replonger en régression. Ça n’arrive pas souvent dans l’histoire humaine, mais ça arrive. Nous devons reprendre conscience de notre fragilité, non seulement en tant qu’espèce vivante, mais surtout en tant que civilisation. Qu’arriverait-il en pareil cas ? Je m’étais déjà posé la question à propos des centres de retraitement des déchets nucléaires, qui nécessitent une attention continue et un apport constant en électricité et en eau. Dans le cas, improbable mais pas invraisemblable, où les humains n’auraient plus d’ordinateurs, que feraient-ils s’ils ne savaient plus écrire à la main ? Nous réapprendrions, bien sûr, mais quel temps, quelle énergie perdus !

Le second point, c’est que cela confirme une chose que je dis souvent à mes élèves : nous sommes en train de changer radicalement d’ère. La révolution industrielle dans laquelle nous sommes toujours engagés est un bouleversement comparable à la révolution néolithique, qui nous a fait passer, il y a environ 10 000 ans, de l’état de chasseurs-cueilleurs nomades à celui d’agriculteurs, éleveurs et artisans sédentaires. Les transformations de la vie quotidienne que l’humanité connaît depuis les années 1820 sont d’une ampleur similaire.

Une immense page de l’histoire de l’humanité se tourne ; nous entrons dans l’acte III de la pièce de théâtre que nous jouons depuis nos origines. Et ce n’est pas seulement une page de l’histoire humaine, mais bien une page de l’histoire de la Terre, puisque selon de nombreux spécialistes (et toute vraisemblance), nous avons quitté l’holocène, période géologique qui commence justement à peu près en même temps que la révolution néolithique, pour entrer dans l’anthropocène : l’ère géologique marquée par la prédominance de l’influence humaine sur le système terrestre.

En soi, pourquoi pas ? Que nous devions tôt ou tard changer d’ère, que l’humanité avance dans son histoire, nul n’en disconvient ; mais est-ce bien le moment ? Sommes-nous prêts ? On pourra me rétorquer qu’on n’est jamais « prêt » pour un tel bouleversement, on n’est jamais que suffisamment prêt ; mais sommes-nous suffisamment prêts, justement ? L’humanité a-t-elle un niveau de développement moral et spirituel suffisant pour que la prochaine étape de notre histoire se déroule au mieux, ou même simplement évite le pire ? Pour ma part, je suis loin d’en être certain : la manière dont nous avons géré notre dernière ère et la transition vers la nouvelle me permet d’en douter.

Il ne me semble donc pas vraiment opportun de saper les bases même de l’éducation des enfants. Renoncer à transmettre l’écriture manuscrite, un des piliers de l’humanité depuis plus de cinq millénaires, ne peut nous conduire qu’à un échec certain.

1 commentaire:

  1. Qu'on ne lise plus les écritures cursives est une chose mais il y aura toujours des spécialistes pour le faire; mais qu'on n'associe plus la main au cerveau me semble gravissime. Taper sur une touche sera toujours plus abêtissant que faire des ronds avec le doigt dans la poussière.

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