Quand on corrige des copies, comme je devrais sans doute le
faire plutôt que d’écrire ceci, c’est une question qui vient assez fréquemment.
Ainsi, des phrases comme :
« Les motivations
de Caracalla en promulguant cet édit pour honorer le droit de cité romaine en
fait dans le but d’augmenter par les moyens de ses revenus, ou les pérégrins se
paient pas la plupart de ces impôts. »
ou encore :
« La croissance
économique c’est quand on produise des produits satisfaire. Les avantages
induits c’est qu’elle pourrait en produire des produits verts au milieu de la
richesse. Les problèmes qui pose c’est que si on ne tue pas les insectes ça
pourrait tuer les arbres ou si on prend le caca de vache pour que les produits
soient bien plantés. »
ne sont pas, vous en conviendrez, parfaitement claires (les
deux sont authentiques, néanmoins, même si j’ai corrigé les fautes
d’orthographe). Mais ce n’est pas pour vous raconter ce qu’on y trouve que
j’abandonne mes 160 copies, c’est pour vous parler d’une réforme à mon sens
autrement plus inquiétante (et c’est pas peu dire).
À partir de la rentrée 2016, les jeunes Finlandais
n’apprendront plus à écrire à la main ; ils apprendront à
« écrire » directement sur un clavier.
Pour moi, c’est tellement gros, tellement impensable, que
j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un canular. Mais la BBC confirme,
l’information semble authentique. Il semblerait également qu’aux États-Unis, 45
États aient déjà accompli cette évolution depuis la rentrée 2014.
En fait, je ne sais pas vraiment quoi ajouter. Pour moi,
c’est une telle évidence que les enfants doivent savoir écrire à la main,
doivent même apprendre à écrire comme ça, que ça doit être premier pour eux,
que je ne sais même pas comment argumenter en faveur de cette évidence.
Tout de même, deux choses. La première, c’est qu’on tient
trop pour acquis et définitif les produits actuels de notre civilisation
techno-industrielle. Tout le monde considère comme évident que nous aurons
toujours de l’électricité, des avions, de la lumière, des écrans, des
ordinateurs, Internet, des moyens de communiquer instantanément à longue
distance etc. ; ou que nous aurons des choses encore plus performantes,
encore plus efficaces.
Or, c’est une illusion : c’est possible, bien sûr, mais
c’est loin d’être certain. L’histoire nous enseigne que l’humanité peut
connaître des périodes longues de régression. Je ne parle pas d’instabilité
économique ou de chaos politique ; je parle d’une réelle régression
culturelle, sociale, technique etc. affectant tous les aspects de la vie
quotidienne. Après la révolution de 1789, la France a été plongée dans une
période politiquement très instable, mais il ne s’agissait que de la France
(les autres pays d’Europe ont été affectés par l’épisode napoléonien, mais
moins profondément), il ne s’agissait que d’une courte période, et il ne
s’agissait que de politique. En revanche, après la chute de l’Empire romain en
476, toute l’Europe de l’Ouest a été plongée dans une réelle régression : quasiment
plus d’administration, de sécurité, de paix, de commerce etc., sauf entre
quelques grandes villes ; mais également plus de théâtre, plus de thermes,
donc nettement moins d’hygiène. D’où un effondrement du niveau de vie. Et cette
régression a duré trois siècles.
Qui nous dit que nous aurons toujours ce qui fait notre
quotidien aujourd’hui ? Tout peut arriver. Des bouleversements d’ordre
climatique, environnemental, politique, des guerres, des crises économiques,
n’importe quoi peut nous replonger en régression. Ça n’arrive pas souvent dans
l’histoire humaine, mais ça arrive. Nous devons reprendre conscience de notre
fragilité, non seulement en tant qu’espèce vivante, mais surtout en tant que
civilisation. Qu’arriverait-il en pareil cas ? Je m’étais déjà posé la question à propos des centres de retraitement des déchets nucléaires, qui
nécessitent une attention continue et un apport constant en électricité et en
eau. Dans le cas, improbable mais pas invraisemblable, où les humains
n’auraient plus d’ordinateurs, que feraient-ils s’ils ne savaient plus écrire à
la main ? Nous réapprendrions, bien sûr, mais quel temps, quelle énergie
perdus !
Le second point, c’est que cela confirme une chose que je
dis souvent à mes élèves : nous sommes en train de changer radicalement
d’ère. La révolution industrielle dans laquelle nous sommes toujours engagés
est un bouleversement comparable à la révolution néolithique, qui nous a fait
passer, il y a environ 10 000 ans, de l’état de chasseurs-cueilleurs
nomades à celui d’agriculteurs, éleveurs et artisans sédentaires. Les
transformations de la vie quotidienne que l’humanité connaît depuis les années
1820 sont d’une ampleur similaire.
Une immense page de l’histoire de l’humanité se
tourne ; nous entrons dans l’acte III de la pièce de théâtre que nous
jouons depuis nos origines. Et ce n’est pas seulement une page de l’histoire
humaine, mais bien une page de l’histoire de la Terre, puisque selon de
nombreux spécialistes (et toute vraisemblance), nous avons quitté l’holocène,
période géologique qui commence justement à peu près en même temps que la
révolution néolithique, pour entrer dans l’anthropocène : l’ère géologique
marquée par la prédominance de l’influence humaine sur le système terrestre.
En soi, pourquoi pas ? Que nous devions tôt ou tard
changer d’ère, que l’humanité avance dans son histoire, nul n’en
disconvient ; mais est-ce bien le moment ? Sommes-nous prêts ?
On pourra me rétorquer qu’on n’est jamais « prêt » pour un tel
bouleversement, on n’est jamais que suffisamment prêt ; mais sommes-nous
suffisamment prêts, justement ? L’humanité a-t-elle un niveau de
développement moral et spirituel suffisant pour que la prochaine étape de notre
histoire se déroule au mieux, ou même simplement évite le pire ? Pour ma
part, je suis loin d’en être certain : la manière dont nous avons géré
notre dernière ère et la transition vers la nouvelle me permet d’en douter.
Il ne me semble donc pas vraiment opportun de saper
les bases même de l’éducation des enfants. Renoncer à transmettre l’écriture
manuscrite, un des piliers de l’humanité depuis plus de cinq millénaires, ne
peut nous conduire qu’à un échec certain.
Qu'on ne lise plus les écritures cursives est une chose mais il y aura toujours des spécialistes pour le faire; mais qu'on n'associe plus la main au cerveau me semble gravissime. Taper sur une touche sera toujours plus abêtissant que faire des ronds avec le doigt dans la poussière.
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