D’ordinaire, j’ai tendance à soutenir les grèves. Et j’aime
beaucoup les médecins, ils me sécurisent, et puis ma famille en est pleine. Et
pourtant, je dois dire que la leur, de grève, me laisse assez de marbre.
Il y a quelques mois, j’avais écrit un article dont je ne
retirerais pas une ligne aujourd’hui. Les médecins assurent un service public,
ils sont payés par la Sécurité sociale, donc in fine par l’État, ce même État qui leur garantit la sécurité de
leur emploi et de leurs revenus ; ils devraient donc logiquement, avec d’autres
professions libérales – les pharmaciens, les avocats etc. – devenir pleinement
des fonctionnaires. Ils en ont déjà les avantages, il faudrait qu’ils en
assument les inconvénients. Cela ferait faire des économies à l’État et surtout
réduirait les inégalités entre les territoires et entre les classes sociales.
Et le principal argument pour qu’ils restent une profession libérale, à savoir
l’efficacité de leur travail, n’est pas bon, puisque les membres d’autres
professions, tout en étant fonctionnaires, font plutôt du bon boulot.
Pourquoi écrire un nouvel article ? Parce que certains
arguments me semblent assez forts pour être relevés.
Premier point qui ne passe pas : la généralisation du
tiers-payant. Pour ma part, je suis favorable, dans un système idéal où les
médecins seraient des fonctionnaires, à ce que les patients ne payent rien,
rien du tout. On me répond qu’il faut les responsabiliser. Ce sont deux
conceptions de la médecine qui s’affrontent : pour moi, la médecine n’a
pas à responsabiliser le malade. Ce n’est pas à elle de le faire, ce n’est pas dans
le cadre du traitement qu’il faut le faire, et surtout ce n’est pas par l’argent,
donc par le biais le plus inégalitaire qui soit, qu’il faut le faire. Le
médecin n’a pas à responsabiliser le patient en le faisant payer, de même qu’un
médecin (ou l’État) n’a pas à refuser les soins à un cancéreux qui se serait
remis à fumer. Les soins sont un droit et un dû.
Second point : des revendications portant sur la
considération sociale. Ainsi, un récent article du Monde (édition du 23 décembre dernier) était intitulé : « Notre
métier est sabordé, décrédibilisé ». Ah. Jusqu’ici, j’avais plutôt l’impression
que, dans la société française, le médecin restait un notable. Bien plus que,
mettons, un professeur. S’ensuivent des critiques sur les patients qui ont « un
incroyable degré d’exigence », deviennent « agressifs pour rien,
savent tout puisque Internet l’a dit, ne remercient guère quand on les sauve
mais savent hurler à la première broutille ». Là encore, voilà des points
que nous autres enseignants pourrions reprendre très exactement. Bien sûr que
les gens sont devenus mal élevés ! Bien sûr qu’Internet a tendance à
brouiller les rapports humains ! Il n’y a rien là qui soit propre à la
médecine ; c’est une révolution anthropologique bien plus profonde qui est
en cours.
Viennent enfin les revendications salariales. La
consultation est fixée à 23€ depuis 2011. Tiens, coïncidence : le point d’indice
des fonctionnaires est également gelé depuis 2011. Bertrand Caudal, médecin
lyonnais qui accepte de témoigner pour Le
Monde, donne des chiffres : il assure 25 consultations par jour pour
un salaire d’environ 5500€ net par mois. Il lui reste la décence de reconnaître
qu’il s’agit d’un « beau salaire » et de dire qu’il « ne se
plaint pas ».
En effet ! D’autant qu’en admettant qu’il passe en
moyenne 20 minutes avec chaque patient, ça lui fait une journée de 8h20. Une
longue journée, je le reconnais. Mais il affirme également que « si on
pouvait faire 15 actes par jour, il n’y aurait pas de malaise ». Que ne
les fait-il ? Si je pose bien ma règle de trois, ça lui ferait encore 3300€
par mois ; on vit, quand même, avec ça !
Les autres chiffres avancés par l’article sont aussi
éloquents. Les généralistes ont un revenu moyen annuel de 76 600€, les
spécialistes de 121 000€. Je sais qu’ils travaillent tous énormément, mais
enfin, s’ils travaillaient tous deux fois moins, ils gagneraient encore,
respectivement, 38 300€ et 60 500€ par an : ça resterait très confortable,
et pour un travail tout à fait supportable ! On a donc un peu de mal à les
plaindre vraiment.
Bon, cette tempête rageuse étant passée, je rassure mes amis
médecins : au fond, tout au fond, je suis d’accord avec eux. C’est vrai,
avec l’importance de leur fonction, avec les responsabilités qu’ils ont, ils
mériteraient de continuer à gagner le même salaire en travaillant deux fois
moins. Et on aurait les moyens de le faire ! Si Liliane Bettencourt
dépensait un million d’euros par jour, il lui faudrait 76 ans pour épuiser tout
son patrimoine : qu’on ne me dise pas que l’argent n’est pas là ! Une
meilleure répartition des richesses permettrait donc sans grande peine d’accéder
à leurs justes revendications (tout en faisant d’eux des fonctionnaires, parce
que ce n’est pas moins juste ou moins nécessaire pour autant, mais des
fonctionnaires très bien payés).
Mais si leurs revendications me semblent au fond si justes, pourquoi
ai-je l’air si fâché ? Parce que j’aimerais bien leur faire comprendre, à
mes amis médecins, qu’on aurait plus de facilité à compatir et à lutter pour
eux si on les entendait davantage faire pareil pour nous. C’est très bien, de
dire qu’ils ne sont pas assez payés pour le travail qu’ils font ; mais on
aimerait les voir davantage investis à dire que c’est vrai aussi pour la
plupart des autres métiers.
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