dimanche 12 janvier 2014

De quelques cas limites posés par la liberté d'expression

Mon précédent billet étant déjà bien long, je n’y ai pas abordé un certain nombre de cas limites. Pourtant, je ne veux pas me dérober et nier des difficultés réelles. Examinons donc trois cas où la liberté d’expression entraîne (à tort ou à raison) de réelles tensions sociales, et traitons-les par ordre de gravité.

Le premier concerne le négationnisme. En France, il est pénalement condamné. À l’origine, je soutenais cette condamnation sans réserve ; mais j’ai finalement compris qu’elle repose sur des bases somme toute bien fragiles. Nier la Shoah, ou même en minimiser l’importance ou la portée historique, c’est, dans 95% des cas, une attaque contre les Juifs. Cela, on le constate empiriquement ; et on peut en déduire que très souvent, le négationnisme se rattache de fait à un appel à la haine ou même à la violence. C’est le seul fondement de l’interdiction pénale du négationnisme. S’il est si fragile, c’est parce qu’on ne peut pas prouver cette intention haineuse ou violente. Condamner pénalement le négationnisme, c’est donc forcément faire un procès d’intention. Et cela, ce n’est pas possible. Le négationnisme (et tous ses dérivés : nier l’horreur de l’esclavage, nier le génocide des Arméniens etc.) doit donc être combattu par des arguments, et pas par des procès.

Je conçois que ce soit difficile à avaler. Plaisanter sur la Shoah, ou pire encore en nier l’existence ou l’ampleur, peut être ressenti par certains comme une blessure très douloureuse. On peut penser que c’est extrêmement stupide ou de mauvais goût. Mais il faut l’accepter en pensant que c’est le prix de la liberté. Jésus disait : « si vous aimez vos amis, quel mérite avez-vous ? Les pharisiens et les païens n’en font-ils pas autant ? » ; de même, on peut dire : « si vous n’autorisez que les paroles intelligentes, vraies ou de bon goût, quel mérite avez-vous ? où est la liberté là-dedans ? » La liberté d’expression, ça veut dire que n’importe qui a le droit de dire que le goudron a une âme et qu’il ne faut pas rouler dessus, ou de dire « caca pipi prout ».

Le second cas, c’est celui du voile. Encore un sur lequel j’ai évolué. Au départ, je considérais comme normal qu’on demandât aux jeune filles de retirer leur voile à l’école. De même, le voile intégral me posait instinctivement problème, et l’interdire dans l’espace public me semblait salutaire.

J’ai changé d’avis sur les deux points. Sur le voile à l’école, je reconnais que les usagers d’un service public ne peuvent pas, même dans un État laïc, être considérés de la même manière que les fonctionnaires en service. Mon passage à Mayotte y est peut-être pour quelque chose : les élèves et même certaines employées sont voilées dans les établissements scolaires sans qu’on constate de réelles dérives. Mais surtout, je me suis dit qu’il fallait assumer mon opposition à la laïcité. Puisque ce système, même s’il est loin d’être le pire, ne me semble pas non plus être la meilleure manière d’organiser les rapports entre l’État et les Églises (je lui préfère le théisme d’État proposé par Tol Ardor), autant aller au bout de la démarche : il serait sage de reconnaître qu’afficher une appartenance religieuse n’est pas la même chose que de faire de la propagande en sa faveur – seule chose qui doit rester interdite pour les fonctionnaires dans le cadre de leur service.

Le voile intégral continue de me poser un problème dans la mesure où, tant qu’il n’est de facto porté que par des femmes, je continue à le considérer comme une marque de domination des hommes sur les femmes et d’aliénation de ces dernières – domination et aliénation assimilées et acceptées par les femmes qui se voilent volontairement, là n’est pas la question. Mais est-ce un motif suffisant pour l’interdire ? Là encore, je crois qu’on tombe dans le procès d’intention. La liberté de s’habiller comme on le souhaite me semble devoir prévaloir par rapport à la présomption, même très forte, de domination masculine. Après tout, songerait-on à interdire à une femme de porter un t-shirt sur lequel serait écrit « j’aime être soumise » ?

Il reste que le voile intégral masque ce qui incarne l’identité, le caractère unique d’une personne, à savoir son visage. Pour cette raison, j’estime qu’une personne ne peut pas exiger de rester intégralement voilée quand elle est en relation avec quelqu’un. Je ne tolérerais pas (même à Mayotte) une élève intégralement voilée dans un de mes cours, parce que dans le cours, je suis en relation avec mes élèves, et que cette relation de personne à personne, d’individu à individu, doit pouvoir s’appuyer sur le lien visuel de visage à visage. De la même manière, j’estime qu’un commerçant n’a pas l’obligation de servir une personne intégralement voilée (ou même simplement masquée), qu’un fonctionnaire peut lui demander de retirer son voile (ou son masque) pour accéder à ses demandes, qu’un policier peut exiger la même chose pour, par exemple, un contrôle d’identité. Dès qu’on est en relation avec quelqu’un, je crois qu’il faut pouvoir exiger que le visage soit montré – ou, si la personne refuse, refuser en conséquence la relation. Mais si quelqu’un se contente de marcher dans la rue, je ne vois en fait aucun fondement solide pour lui interdire de masquer son visage.

Le troisième cas, le plus grave, porte sur le blasphème, et peut s’appuyer sur trois exemples concrets.

Premier exemple : la tentative par les autorités musulmanes (aidées par les autorités catholiques) de faire interdire les caricatures de Muhammad parues dans Charlie Hebdo. Là, les choses me semblent simples : rien ne permet de le faire. La liberté d’expression implique la liberté de choquer, de heurter, voire de blesser par ses paroles et ses dessins. Surtout, là aussi, une interdiction serait la voie rêvée vers les pires dérives. Si l’on interdit les caricatures de Muhammad, il faudra aussi interdire celles du Christ, celles de Moïse, celles de Bouddha, celles de Krishna ; et moi, dont une bonne partie de la religion est fondée sur Tolkien, ne serais-je pas fondé à faire interdire Lord of the Ringards, ou toute autre parodie du Seigneur des Anneaux ? Ou les raëliens toute caricature de Raël, toute représentation parodique des extra-terrestres ?

Deuxième exemple : les actions des Femen à l’église de la Madeleine et dans la cathédrale de Cologne. À Paris, elles ont mimé un avortement de Marie sur l’autel, avec un foie de veau comme fœtus, et proclamé en conséquence l’annulation de Noël. En Allemagne, l’une d’entre elles a jailli sur l’autel à moitié nue, « I am God » écrit sur le torse. Évidemment, cela a choqué. On peut trouver ce qu’elles ont fait idiot ou efficace, utilement ou inutilement provocateur. Mais sont-elles condamnables par la justice ? À mon sens, pas pour avoir choqué ou blasphémé. Cela fait partie de leur liberté d’expression. Personne ne peut se prévaloir de sa sensibilité religieuse (ou de sa sensibilité tout court) pour limiter la liberté d’expression d’autrui.

Peut-être sont-elles condamnables sous un autre chef d’accusation ; je ne connais pas assez bien les détails des deux affaires pour le dire. Si elles ont sali ou dégradé des églises, elles sont condamnables pour dégradation de lieux et de biens publics ou semi-publics. Mais il est essentiel qu’aucune autorité ne les inquiète sous un mauvais prétexte. Elles ne doivent pas être inculpées, et encore moins condamnées, pour avoir choqué la sensibilité des croyants, ou symboliquement porté atteinte à leur foi, car cela reviendrait à rétablir le délit de blasphème, ce dont je ne veux à aucun prix.

Le troisième exemple est le plus grave et aussi le moins médiatisé, car il a eu lieu à Mayotte. Durant la nuit de la Saint-Sylvestre, une tête de porc a été déposée sur le parvis de la mosquée de Labattoir (ça ne s’invente pas), en Petite Terre. Un couple a été arrêté, ils ont avoué leur geste (sous l’emprise de l’alcool), ils seront jugés prochainement en correctionnelle, avec la personne qui leur a fourni la tête. Le chef d’inculpation ? « Provocation par emblème exhibé dans un lieu public à la haine, à la violence ou à la discrimination en raison d’une appartenance à une religion. » Jusqu’à leur comparution, ils ont été « invités » à quitter le territoire de Mayotte, pour leur propre sécurité.

Cette affaire me laisse extrêmement perplexe. De toute évidence, ce qu’ils ont fait était assez bête. Clairement, ils ne doivent pas adorer l’islam. Bien sûr, leur geste a profondément choqué la population locale. Est-ce suffisant pour justifier une condamnation pénale ? Le chef d’inculpation pondu par le procureur me semble fabriqué pour l’occasion, et bien fragile. Exposer une tête de porc devant une mosquée, ce serait appeler à la haine, à la violence ou à la discrimination ? On voit mal comment ou pourquoi. Chercher à choquer toute une communauté, ce n’est pas la même chose que d’appeler à la haine à son égard.

Certes, c’est une profanation. Mais une profanation doit-elle être condamnée par la justice en tant que telle ? Je ne le crois pas, parce que ce serait dire que la sensibilité religieuse des croyants prime la liberté d’expression. Il ne faut donc pas condamner pénalement la profanation en tant que telle : on ne peut que condamner la dégradation de biens ou de lieux publics ou semi-publics (ou privés, d’ailleurs, mais c’est moins fréquent). D’ailleurs, si quelqu’un volait une hostie consacrée et la piétinait dans la rue, ce serait une profanation terrible pour des chrétiens, et je ne pense pas que quiconque songerait à en poursuivre l’auteur devant les tribunaux.

On aurait pu penser à d’autres motifs. Par exemple, il est clair que, dans le contexte local, ce geste aurait pu déclencher des manifestations, des émeutes ou même des violences physiques. Mais qui en aurait été responsable : les provocateurs, ou ceux qui auraient répondu violemment à la provocation ? À ce compte-là, les auteurs des caricatures de Muhammad sont responsables des violences qui ont éclaté un peu partout dans le monde musulman après leur publication dans un journal danois. Comment peut-on tenir ce discours ? Et comment se fait-il que les provocations des Femen, largement aussi graves pour les catholiques que celles-là le sont pour les musulmans, ne soient, elles, suivies d’aucune violence ? Désolé, mais tout ça me rappelle furieusement ceux qui prétendent que les filles qui portent des fringues sexy sont responsables de se faire violer…

Alors que reste-t-il pour condamner juridiquement ce geste ? Pas grand-chose, à mon avis. Une seule, en fait : c’est que personne ne doit jeter une tête de porc dans un lieu public, parce que ce n’est pas hygiénique. Pour ça, oui, ils peuvent être condamnés, en retenant éventuellement le risque d’émeutes comme une circonstance aggravante, et l’alcool comme une circonstance atténuante.

Ça décevra sans doute les musulmans de Mayotte. Mais c’est le seul moyen, je crois, de ne pas dériver, lentement mais sûrement, à coup de chefs d’inculpation ad hoc, vers un rétablissement du délit de blasphème qui ne dira jamais son nom, mais n’en sera que plus insidieux, plus difficile à combattre et donc plus dangereux.

2 commentaires:

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    1. En effet, elles ne pourraient pas interrompre une cérémonie, ce serait contraire à la liberté de culte. C'est pour ça que j'ai bien précisé que je ne connaissais pas assez bien les deux affaires. Mais l'essentiel est surtout, selon moi, qu'elles ne soient pas condamnées sous des prétextes fallacieux ou dangereux. Ainsi, le droit à la croyance n'implique aucunement le droit de n'être jamais choqué par les autres dans ses croyances, dans sa foi, dans ses lieux sacrés ou dans ses symboles !

      Pour le dernier cas, je ne peux que répéter ce que j'ai dit : la provocation et le risque d'émeutes ne me semblent pas, en l'occurrence, mériter de condamnation pénale.

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