samedi 18 janvier 2014

Il paraît qu'on aurait (encore) droit à une vie privée (mais c'est pas sûr)


La vie privée, ces derniers temps, c’est comme la liberté d’expression : elle en prend vraiment plein la gueule. Évidemment, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est l’affaire d’État Hollande-Gayet-Trierweiler. Photos de Closer, houuuuu, le Président de la République a une maîtresse ! Drame, scandale, abomination de la désolation. Tout le monde y va de son couplet. Les Défenseurs de la Morale tempêtent que non, c’est pas possible, une maîtresse, mais, mais ! Les Gardiens du Temple de la Sainte Décence (auprès de qui les Défenseurs de la Morale sont des soixante-huitards libidineux) rappellent que de toute façon, la précédente n’était même pas mariée (comprenez : c’était une pute, alors faut pas qu’elle s’étonne d’être remplacée par une autre pute). Naturellement, la droite, opportuniste, déplore « la triste image qu’on donne à l’étranger » (moi je trouve surtout que ceux qui nous critiquent, en plus d’avoir la mémoire courte, sont à la fois plus voyeurs et plus coincés que nous). Il y a même des féministes pour s’apitoyer sur la pauvre délaissée (comme si ça n’arrivait pas tous les jours, et pas seulement dans ce sens-là). Bientôt, je pense que la Ligue de Protection du Kâma-Sûtra produira un communiqué de presse ulcéré par lequel il fera savoir qu’un Président, surtout quand il dépasse les 100 kilos, ne devrait jamais s’autoriser la position du petit pont, pas plus que celle de la montagne magique, et devrait s’en tenir exclusivement au cavalier perdu ou à l’union du crabe.

Là, j’ai envie de crier « halte ». Bien sûr, je suis content de voir tant de gens, passionnés qu’ils sont pour une affaire qui n’a strictement aucun intérêt, démontrer brillamment ma thèse, à savoir que décidément, la politique, ce n’est pas l’affaire de tout le monde ; mais enfin, ce faisant, ils contribuent quand même à mettre la vie privée en vrai danger, et ça, ça me navre.

Sur l’affaire elle-même, bien sûr, il n’y a rien à dire, ou presque. Je ne devrais même pas avoir à écrire ce billet. Oui, de toute évidence, un Président de la République, ou un Roi, ou un Empereur-du-monde-à-vie même, a droit à une vie privée. Qu’est-ce que vous vous imaginiez, que vous étiez gouvernés par un robot ? Eh oui, Hollande, comme tout le monde, dort, ronfle, baise, pisse, reprend de la dinde, va grignoter dans le frigo à minuit, et fait ainsi tout un tas de trucs qu’il est en droit le plus absolu, comme n’importe quel citoyen, de garder pour lui. Tant qu’il ne commet rien d’illégal, tant qu’il ne viole pas, tant qu’il ne couche pas avec des petits enfants ou avec des animaux, là où il fourre, c’est son problème, celui des femmes avec qui il le fait, celui de Dieu, mais pas le nôtre. Et donc, je ne veux même pas le savoir, parce que je n’ai pas à le savoir, parce que rien ne m’autorise à le savoir ; et si je l’apprends, je veux que soient condamnés avec la dernière fermeté ceux par qui je l’apprends, parce qu’ils ont violé la vie privée d’un citoyen, et que c’est grave.

Serais-je (ô terreur) un « vieux con » ? C’est peut-être ce que penserait Jean-Marc Manach, l’auteur du (pourtant très bon) blog Bug Brother, lui qui défend une évolution de notre représentation de la vie privée. C’est en tout cas sans aucun doute ce que penserait Vint Cerf, un des pères fondateurs d’Internet, qui travaille actuellement pour Google (…) chez qui il occupe le poste de « chef évangéliste de l’Internet » (re-…) : le 20 novembre dernier, il a dit sans ciller que « la vie privée pourrait bien être une anomalie ».

Ça vous fait flipper ? Moi aussi. Mais on ne doit pas être si nombreux que ça : la vidéo-surveillance, habilement renommée vidéo-protection, se développe dans des proportions démesurées sans que ça choque grand-monde ; la plupart trouvent même ça très bien (on se sent quand même plus en sécurité, ma bonne dame). Dans le même tonneau, le projet de loi de programmation militaire, examiné à l’Assemblée en novembre dernier, rend plus efficace la surveillance des internautes, et légalise (on dit « encadre », évidemment) des pratiques pour le moins douteuses. Et là encore, tout le monde applaudit comme à Guignol.

Est-ce que je suis de la génération des « parents » plutôt que de celles des « transparents » ? Je ne suis pas dans l’air du temps, c’est sûr. Non seulement les jeunes (mon Dieu, je dis « les jeunes »…) exposent de plus en plus leur vie privée sur le Net, mais (pire) ils trouvent cela normal, et (pire encore) ils attendent de plus en plus que tout le monde en fasse autant. Et on nous ressort les vieux poncifs (« si vous n’avez rien à vous reprocher, qu’est-ce que ça peut vous faire qu’on vous espionne ? »).

Eh bien moi ça me fait, et ce monde qu’on construit ne me va pas. D’abord, parce que j’estime que la vie privée est un droit, un droit fondamental de l’être humain, et qu’elle doit donc être protégée. J’ai le droit de faire l’amour, de manger, de dormir en n’étant regardé que par les personnes de mon choix. Ensuite parce que ceux qui ne s’inquiètent pas de cette évolution n’en voient pas les évolutions inévitables. Qu’est-ce que j’ai à me reprocher ? Mais un État que, pour une raison ou pour une autre, je dérangerai (et il y a mille manière de déranger l’État, l’administration ou ceux qui en ont la charge), ils trouveront toujours dans ma vie privée quelque chose à me reprocher. Et les lois changent : ce qui était légal en 1938 ne l’était plus forcément en 1942, et tout un tas de gens avaient soudain une foule de choses à « se reprocher ».

Ce qui sépare les totalitarismes des dictatures, c’est avant tout le fait qu’ils essayent de supprimer la vie privée, d’avoir un contrôle total, justement, sur la société et sur les individus qui la composent. Il y en a peut-être que ça ne dérange pas de vivre dans un totalitarisme. Moi ça me dérange.

3 commentaires:

  1. Je ne dis pas que la vie privée est un "problème de vieux cons", ce pourquoi il y a un point d'interrogation à la fin de mon article/livre, bien au contraire, on a jamais autant parler de "vie privée" qu'aujourd'hui, parce qu'elle est de plus en plus menacée (discours que je tiens depuis des années, et bien avant les révélations Snowden qui n'ont fait que confirmer, en pire, ce que l'on craignait).

    Il n'y a pas de libertés sans vie privée, ce pour quoi la défense de la vie privée est un impératif dans nos démocraties, ce pourquoi les dictateurs abolissent aussi la vie privée.

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    1. Damned, vous avez repéré que je parlais de vous ! Vous travaillez pour la NSA ou quoi ? ;-)

      A vrai dire, je n'ai pas lu votre livre en entier, seulement la version courte postée sur votre blog (si ma mémoire est bonne), et je n'étais pas sûr d'avoir très bien compris votre avis personnel sur la question ; d'où la prudence de ma formulation ("c'est peut-être ce que penserait Jean-Marc Manach...").

      Cela dit, même une "évolution" de notre vision de la vie privée me semble potentiellement très dangereuse. On peut penser qu'elle est inéluctable, bien sûr, mais je ne le crois pas, et je crois surtout qu'il ne faut pas l'encourager, ne serait-ce que parce que nous n'aurions aucun contrôle sur ce à quoi cette évolution pourrait mener. Entre "évolution" et "révolution", il n'y a qu'une lettre d'écart...

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