Partout, la liberté d’expression subit des attaques
violentes et répétées. En Russie, les homosexuels ne sont plus autorisés à
s’embrasser dans la rue, car ils feraient ainsi de la « propagande »
en faveur de leur sexualité (et quand bien même ce serait le cas, au nom de
quoi pourrait-on leur interdire de faire de la propagande ?). En France,
en Allemagne, les catholiques crient au scandale après les profanations des
Femen, et demandent des condamnations. Toujours en France, le Conseil d’État
vient de donner raison au ministre de l’intérieur en interdisant un spectacle
de l’humoriste Dieudonné. Comme je le dénonce depuis longtemps, le puritanisme
revient en force et voudrait nous forcer à remettre des feuilles de vigne sur les
sexes des statues.
Chacun y va donc de sa marotte ; et pourtant, tout le
monde soutient, en apparence, la liberté d’expression. Ils trouvent tous ça
super, tant que ça ne touche pas à quelque chose qui leur est cher. Mais dès
que c’est à eux qu’on s’attaque, tout vole en éclat, et tous de dire :
« la liberté d’expression, oui, mais pas pour dire ça ». Parfois, des
cliques se forment, des alliances improbables se nouent : ainsi, des
évêques crient au scandale quand Charlie
Hebdo publie des caricatures de Muhammad ou quand un tribunal allemand
condamne la circoncision comme un délit, se disant in petto que les juifs et les musulmans sauront bien leur rendre la
pareil quand Jésus ou l’interdiction de la prêtrise pour les femmes seront
attaqués.
Cette attitude est extraordinairement dangereuse. Je pèse
mes mots : le risque, ici, est que nous finissions par perdre une de nos
libertés les plus fondamentales. Pourquoi ? Parce que toute limitation
illégitime de la liberté d’expression (et, plus généralement, de toute liberté
fondamentale) est une boîte de Pandore, la porte ouverte à toutes les dérives.
La décision d’interdiction du spectacle de Dieudonné par le
Conseil d’État est, à ce titre, révélatrice. Qu’il retienne le risque de
trouble à l’ordre public, c’était déjà très discutable : en France, on ne
punit pas un délit avant qu’il ait été commis, et on peut se rassembler sans
autorisation préalable. Les organisateurs doivent certes empêcher tout discours
contraire à l’ordre public, mais le contrôle des autorités doit se faire
principalement a posteriori : c’est
à elles de prendre les mesures requises pour préserver l’ordre, et elles ne
peuvent interdire un rassemblement ou une manifestation que s’ils font peser un
risque réel, sérieux, et contre lequel elles sont évidemment impuissantes.
Comment pourrait-on croire que la police française serait impuissante à faire
respecter l’ordre lors d’un spectacle humoristique dans une salle close ?
Mais ce qui glace le sang, c’est que le Conseil d’État va
beaucoup plus loin. Il affirme en particulier que « les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles
[…] ne seraient pas repris à Nantes ne [suffisent] pas pour écarter le risque
sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des
valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés
par la Déclaration des droits de l’homme ». Autrement dit, on interdit
à un homme de s’exprimer en public parce qu’il y a « un risque
sérieux » que ce qu’il dira soit illégal.
Comment les partisans de cette interdiction ne
comprennent-ils pas le risque inouï de voir cette décision faire
jurisprudence ? Comment ne pas voir que si l’on commence à juger les
intentions, et non plus les actes commis, toutes les dérives sont
possibles ? Si les juges ou le pouvoir exécutif se mettent à décider des
réunions à risques et des réunions sans risque, des provocations utiles et de
celles qui ne le sont pas, ou allons-nous nous arrêter ? Qu’est-ce qui les
empêchera d’interdire, sur le même prétexte, toute réunion qui les dérangerait,
tout rassemblement qui exprimerait des valeurs contraires aux leurs ?
Pourquoi ne pas interdire les réunions des opposants au nucléaire ou aux OGM
sous prétexte qu’ils risquent de paniquer les gens ? Ou celles de la
gauche radicale sous prétexte que leurs discours nuisent au patronat, ou à la
compétitivité de la France ? Pourquoi se gêneraient-ils ?
Certains disent : « oui mais la dignité
humaine ». Le Conseil d’État, en effet, se fonde sur la dignité de la
personne humaine, comme il l’avait fait pour interdire en 1995 pour autoriser l’interdiction
d’un spectacle de lancer de nains (arrêt Commune de Morsang-sur-Orge). Il
estime ainsi que le trouble à l’ordre public est immatériel : on ne craint
pas les heurts et les violences physiques, on craint que les consciences ne
soient troublées.
Que le respect de la dignité humaine soit une composante du
maintien de l’ordre public, j’en conviens entièrement. Mais le problème, c’est
que la « dignité humaine » est un concept éminemment sujet à
interprétation. Pour certains, agoniser lentement, sous sédation pour ne pas
souffrir, après avoir cessé de reconnaître ses proches, est indigne ; pour
d’autres, c’est tuer un malade ou un vieillard en fin de vie qui est indigne. Du
coup, qui décide ? Qui tranche ? J’ai tendance à penser que le doute
doit bénéficier à la liberté. Et surtout, là encore, le contrôle doit avoir
lieu a posteriori, pas a priori : il faut sanctionner les
atteintes à la dignité humaine quand elles ont été commises, mais l’État n’a
pas à punir un délit à venir ; sinon, chacun en profitera pour faire
interdire ce qui le dérange.
Cela a d’ailleurs sûrement déjà commencé. Sitôt la décision
du Conseil d’État tombée, il est probable qu’une armée de juristes ou de
militants catholiques ont commencé à l’éplucher pour y trouver les moyens de
faire interdire Charlie Hebdo, l’exposition publique de Piss Christ ou la pièce
de théâtre Sur le concept du visage du
fils de Dieu, au nom de la « dignité des croyants ».
Il faut comprendre qu’un principe n’est protecteur que dans
la mesure où il est toujours
respecté. Si vous ne fumez jamais, vous êtes protégé ; mais si vous
commencez à fumer dans les soirées entre amis, ou quand vous êtes stressé, ou
juste-une-cigarette-seulement-le-dimanche-avec-le-café, vous ne l’êtes
plus : vous pourrez toujours dire « encore une autre ». Il est
bien plus facile de passer de 1 à 2 que de 0 à 1. Offenbach le faisait déjà
chanter à la Grande-Duchesse de Gerolstein à propos du meurtre : « il
n’est, dit-on, qu’un pas qui coûte : c’est le premier, si l’on dit
vrai »[1]…
Il faut donc marteler, sur tous les tons, encore et encore
(si j’étais curé, je dirais « à temps et à contretemps ») que la
liberté d’expression ne peut connaître que trois limites : l’appel à la
haine ou à la violence, la diffamation, la divulgation de la vie privée
d’autrui. Je ne suis pas en train de défendre une liberté d’expression totale,
à l’américaine. Mais les limites posées à un droit fondamental doivent être peu
nombreuses, et définies avec la dernière précision ; et surtout, le doute
doit profiter à celui qui s’exprime, pas à celui qui veut lui interdire de le
faire.
Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de
défendre la personne ou les propos de Dieudonné. Cet homme sue la haine des
Juifs, et tient des propos odieux, inadmissibles et qui doivent être
sanctionnés. Il ne peut pas, simplement parce qu’il est humoriste, dire
n’importe quoi n’importe quand. Quand on l’interviewe à la radio, il est un
citoyen comme les autres, et doit répondre des propos qu’il tient en public. Mais
dans un spectacle qui s’affiche explicitement comme étant humoristique, il doit
pouvoir aller plus loin, même s’il ne peut pas non plus y dire regretter les
chambres à gaz. Je ne dis pas qu’il ne faut pas combattre Dieudonné, je dis qu’il
faut le combattre en respectant nos principes fondamentaux. On peut avoir du
mal à le digérer, mais il est infiniment préférable de le laisser proférer des
ignominies, et de le condamner ensuite pour cela, plutôt que de piétiner la
liberté d’expression en lui interdisant de parler (et en lui faisant un bon
coup de pub au passage).
Je ne suis, heureusement, pas le seul à le dire. La Ligue
des droits de l’homme, fondée en 1898 pour défendre Dreyfus contre une des plus
vastes campagnes antisémites jamais menées en France, et qui a fait condamner
Dieudonné lui-même pour des propos antisémites, s’est alarmée, par la voix de
son président, du risque que fait peser sur la liberté d’expression la décision
du Conseil d’État.
Il ne croit pas si bien dire. Invité de Patrick Cohen sur France
Inter vendredi dernier, Manuel Valls a été encore plus loin : il veut
maintenant exclure Dieudonné d’Internet. Mais où allons-nous ? Comment
peut-on rester aveugle au danger de mort qui plane sur la liberté d’expression
quand on voit un ministre chercher à transformer les hébergeurs et les
opérateurs en forces de police ? Nous sommes déjà dangereusement engagés dans
cette direction. En 2011, Claude Guéant avait réussi à obtenir le filtrage,
accepté par la plupart des opérateurs et par le tribunal de grande instance de
Paris, du site Copwatch qui dénonçait les dérives policières. Durant l’hiver,
le gouvernement a lancé des ballons d’essai en annonçant son intention d’étendre
le périmètre de l’article 4 de la loi LOPPSI, qui ne permet pour l’instant le
filtrage sans accord judiciaire que pour les sites pédopornographiques. En
termes clairs pour le commun des mortels, cela signifie que le gouvernement actuel
souhaite pouvoir se passer des juges pour décider tout seul de quels sites
seront autorisés et quels sites seront interdits.
Est-il possible de faire marche arrière ? Probablement
pas. Comme Tol Ardor l’affirme depuis le début (et cette affaire aura au moins
le mérite de nous donner encore un peu plus raison), les puissants, l’État, les
riches, auront toujours bien plus que le petit peuple les moyens de se saisir
de la technique actuelle pour réprimer les libertés ; et le pouvoir, les
possibilités offertes par cette technique sont tels que la tentation sera trop
forte pour qu’ils y résistent.
Contrairement à ce qu’affirme Manuel Valls, ce n’est donc
pas la République qui a gagné en ouvrant cette boîte de Pandore. C’est avant
tout la liberté qui a perdu. Et tous ceux qui se réjouissent de voir condamné
celui qu’ils considéraient comme « un petit entrepreneur de la
haine », « raciste » et « antisémite » devraient se
poser très sérieusement la question : combien de temps avant que des
discours qui n’auront rien à voir avec celui de Dieudonné soient interdits à
leur tour ? La droite radicale n’est pas la seule dont les idées
principales soient contraires au « consensus républicain » :
c’est aussi largement le cas pour la gauche radicale ou pour l’écologie
radicale. Ceux qui crient victoire aujourd’hui pourraient bien être les
victimes de demain.
[1]
Avant qu’on me balance l’histoire du droit à la figure, je précise que je sais
très bien que la décision du Conseil d’État n’est pas un basculement juridique
complet, que l’arrêté Benjamin lui-même, sur lequel s’appuient souvent les
partisans de Dieudonné, encadrait justement la liberté d’expression et
permettaient des mesures de police administrative, et que bien des décisions jurisprudentielles
ultérieures allèrent également dans le sens d’un encadrement, sinon d’une
restriction, de la liberté d’expression. Donc oui, l’arrêt Dieudonné s’inscrit
dans une jurisprudence et dans une évolution antérieure. Et alors ? C’est
cette évolution qui est inquiétante. Et dans cette perspective, la décision
présente pourrait bien être la première page de sa conclusion liberticide.a
Je ne saurais mieux dire. Merci. Il y a système entre la limitation de la liberté d'expression et la montée des paroles exclusives - opinion contre opinion : à moyen terme, ce n'est pas la confrontation dialoguée et argumentée qui l'emporte.
RépondreSupprimer(Mais dans l'ensemble de cette affaire, mon impression demeure qu'il nous manque des éléments permettant de comprendre la position des uns et des autres. Comme une histoire dans laquelle on ne comprendrait pas pourquoi le Chat Botté mange la grand-mère)
merci pour cet article
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