Le premier concerne le négationnisme. En France, il est
pénalement condamné. À l’origine, je soutenais cette condamnation sans
réserve ; mais j’ai finalement compris qu’elle repose sur des bases somme
toute bien fragiles. Nier la Shoah, ou même en minimiser l’importance ou la
portée historique, c’est, dans 95% des cas, une attaque contre les Juifs. Cela,
on le constate empiriquement ; et on peut en déduire que très souvent, le
négationnisme se rattache de fait à un appel à la haine ou même à la violence.
C’est le seul fondement de l’interdiction pénale du négationnisme. S’il est si
fragile, c’est parce qu’on ne peut pas prouver
cette intention haineuse ou violente. Condamner pénalement le négationnisme,
c’est donc forcément faire un procès d’intention. Et cela, ce n’est pas
possible. Le négationnisme (et tous ses dérivés : nier l’horreur de
l’esclavage, nier le génocide des Arméniens etc.) doit donc être combattu par
des arguments, et pas par des procès.
Je conçois que ce soit difficile à avaler. Plaisanter sur la
Shoah, ou pire encore en nier l’existence ou l’ampleur, peut être ressenti par
certains comme une blessure très douloureuse. On peut penser que c’est extrêmement
stupide ou de mauvais goût. Mais il faut l’accepter en pensant que c’est le
prix de la liberté. Jésus disait : « si vous aimez vos amis, quel
mérite avez-vous ? Les pharisiens et les païens n’en font-ils pas autant ? » ;
de même, on peut dire : « si vous n’autorisez que les paroles
intelligentes, vraies ou de bon goût, quel mérite avez-vous ? où est la
liberté là-dedans ? » La liberté d’expression, ça veut dire que n’importe
qui a le droit de dire que le goudron a une âme et qu’il ne faut pas rouler
dessus, ou de dire « caca pipi prout ».
Le second cas, c’est celui du voile. Encore un sur lequel j’ai
évolué. Au départ, je considérais comme normal qu’on demandât aux jeune filles
de retirer leur voile à l’école. De même, le voile intégral me posait
instinctivement problème, et l’interdire dans l’espace public me semblait
salutaire.
J’ai changé d’avis sur les deux points. Sur le voile à l’école,
je reconnais que les usagers d’un service public ne peuvent pas, même dans un État
laïc, être considérés de la même manière que les fonctionnaires en service. Mon
passage à Mayotte y est peut-être pour quelque chose : les élèves et même certaines
employées sont voilées dans les établissements scolaires sans qu’on constate de
réelles dérives. Mais surtout, je me suis dit qu’il fallait assumer mon
opposition à la laïcité. Puisque ce système, même s’il est loin d’être le pire,
ne me semble pas non plus être la meilleure manière d’organiser les rapports
entre l’État et les Églises (je lui préfère le théisme d’État proposé par Tol
Ardor), autant aller au bout de la démarche : il serait sage de reconnaître
qu’afficher une appartenance religieuse n’est pas la même chose que de faire de
la propagande en sa faveur – seule chose qui doit rester interdite pour
les fonctionnaires dans le cadre de leur service.
Le voile intégral continue de me poser un problème dans la
mesure où, tant qu’il n’est de facto
porté que par des femmes, je continue à le considérer comme une marque de
domination des hommes sur les femmes et d’aliénation de ces dernières – domination
et aliénation assimilées et acceptées par les femmes qui se voilent
volontairement, là n’est pas la question. Mais est-ce un motif suffisant pour l’interdire ?
Là encore, je crois qu’on tombe dans le procès d’intention. La liberté de s’habiller
comme on le souhaite me semble devoir prévaloir par rapport à la présomption, même
très forte, de domination masculine. Après tout, songerait-on à interdire à une
femme de porter un t-shirt sur lequel serait écrit « j’aime être soumise » ?
Il reste que le voile intégral masque ce qui incarne l’identité,
le caractère unique d’une personne, à savoir son visage. Pour cette raison, j’estime
qu’une personne ne peut pas exiger de rester intégralement voilée quand elle
est en relation avec quelqu’un. Je ne
tolérerais pas (même à Mayotte) une élève intégralement voilée dans un de mes
cours, parce que dans le cours, je suis en relation avec mes élèves, et que
cette relation de personne à personne, d’individu à individu, doit pouvoir s’appuyer
sur le lien visuel de visage à visage. De la même manière, j’estime qu’un
commerçant n’a pas l’obligation de servir une personne intégralement voilée (ou
même simplement masquée), qu’un fonctionnaire peut lui demander de retirer son
voile (ou son masque) pour accéder à ses demandes, qu’un policier peut exiger
la même chose pour, par exemple, un contrôle d’identité. Dès qu’on est en
relation avec quelqu’un, je crois qu’il faut pouvoir exiger que le visage soit
montré – ou, si la personne refuse, refuser en conséquence la relation. Mais si
quelqu’un se contente de marcher dans la rue, je ne vois en fait aucun
fondement solide pour lui interdire de masquer son visage.
Le troisième cas, le plus grave, porte sur le blasphème, et
peut s’appuyer sur trois exemples concrets.
Premier exemple : la tentative par les autorités
musulmanes (aidées par les autorités catholiques) de faire interdire les
caricatures de Muhammad parues dans Charlie
Hebdo. Là, les choses me semblent simples : rien ne permet de le
faire. La liberté d’expression implique la liberté de choquer, de heurter,
voire de blesser par ses paroles et ses dessins. Surtout, là aussi, une
interdiction serait la voie rêvée vers les pires dérives. Si l’on interdit les
caricatures de Muhammad, il faudra aussi interdire celles du Christ, celles de
Moïse, celles de Bouddha, celles de Krishna ; et moi, dont une bonne
partie de la religion est fondée sur Tolkien, ne serais-je pas fondé à faire
interdire Lord of the Ringards, ou
toute autre parodie du Seigneur des
Anneaux ? Ou les raëliens toute caricature de Raël, toute
représentation parodique des extra-terrestres ?
Deuxième exemple : les actions des Femen à l’église de la
Madeleine et dans la cathédrale de Cologne. À Paris, elles ont mimé un
avortement de Marie sur l’autel, avec un foie de veau comme fœtus, et proclamé
en conséquence l’annulation de Noël. En Allemagne, l’une d’entre elles a jailli
sur l’autel à moitié nue, « I am God » écrit sur le torse. Évidemment,
cela a choqué. On peut trouver ce qu’elles ont fait idiot ou efficace,
utilement ou inutilement provocateur. Mais sont-elles condamnables par la
justice ? À mon sens, pas pour avoir choqué ou blasphémé. Cela fait partie
de leur liberté d’expression. Personne ne peut se prévaloir de sa sensibilité religieuse
(ou de sa sensibilité tout court) pour limiter la liberté d’expression d’autrui.
Peut-être sont-elles condamnables sous un autre chef d’accusation ;
je ne connais pas assez bien les détails des deux affaires pour le dire. Si
elles ont sali ou dégradé des églises, elles sont condamnables pour dégradation
de lieux et de biens publics ou semi-publics. Mais il est essentiel qu’aucune
autorité ne les inquiète sous un mauvais prétexte. Elles ne doivent pas être inculpées,
et encore moins condamnées, pour avoir choqué la sensibilité des croyants, ou symboliquement
porté atteinte à leur foi, car cela reviendrait à rétablir le délit de
blasphème, ce dont je ne veux à aucun prix.
Le troisième exemple est le plus grave et aussi le moins
médiatisé, car il a eu lieu à Mayotte. Durant la nuit de la Saint-Sylvestre,
une tête de porc a été déposée sur le parvis de la mosquée de Labattoir (ça ne
s’invente pas), en Petite Terre. Un couple a été arrêté, ils ont avoué leur
geste (sous l’emprise de l’alcool), ils seront jugés prochainement en
correctionnelle, avec la personne qui leur a fourni la tête. Le chef d’inculpation ?
« Provocation par emblème exhibé dans un lieu public à la haine, à la
violence ou à la discrimination en raison d’une appartenance à une religion. »
Jusqu’à leur comparution, ils ont été « invités » à quitter le
territoire de Mayotte, pour leur propre sécurité.
Cette affaire me laisse extrêmement perplexe. De toute
évidence, ce qu’ils ont fait était assez bête. Clairement, ils ne doivent pas adorer l’islam. Bien sûr, leur geste a profondément choqué la population locale.
Est-ce suffisant pour justifier une condamnation pénale ? Le chef d’inculpation
pondu par le procureur me semble fabriqué pour l’occasion, et bien fragile.
Exposer une tête de porc devant une mosquée, ce serait appeler à la haine, à la
violence ou à la discrimination ? On voit mal comment ou pourquoi.
Chercher à choquer toute une communauté, ce n’est pas la même chose que d’appeler
à la haine à son égard.
Certes, c’est une profanation. Mais une profanation
doit-elle être condamnée par la justice en
tant que telle ? Je ne le crois pas, parce que ce serait dire que la
sensibilité religieuse des croyants prime la liberté d’expression. Il ne faut
donc pas condamner pénalement la profanation en tant que telle : on ne
peut que condamner la dégradation de biens ou de lieux publics ou semi-publics
(ou privés, d’ailleurs, mais c’est moins fréquent). D’ailleurs, si quelqu’un volait
une hostie consacrée et la piétinait dans la rue, ce serait une profanation
terrible pour des chrétiens, et je ne pense pas que quiconque songerait à en
poursuivre l’auteur devant les tribunaux.
On aurait pu penser à d’autres motifs. Par exemple, il est
clair que, dans le contexte local, ce geste aurait pu déclencher des
manifestations, des émeutes ou même des violences physiques. Mais qui en aurait
été responsable : les provocateurs, ou ceux qui auraient répondu
violemment à la provocation ? À ce compte-là, les auteurs des caricatures
de Muhammad sont responsables des violences qui ont éclaté un peu partout dans le
monde musulman après leur publication dans un journal danois. Comment peut-on
tenir ce discours ? Et comment se fait-il que les provocations des Femen,
largement aussi graves pour les catholiques que celles-là le sont pour les
musulmans, ne soient, elles, suivies d’aucune violence ? Désolé, mais tout
ça me rappelle furieusement ceux qui prétendent que les filles qui portent des
fringues sexy sont responsables de se faire violer…
Alors que reste-t-il pour condamner juridiquement ce geste ?
Pas grand-chose, à mon avis. Une seule, en fait : c’est que personne ne
doit jeter une tête de porc dans un lieu public, parce que ce n’est pas hygiénique.
Pour ça, oui, ils peuvent être condamnés, en retenant éventuellement le risque
d’émeutes comme une circonstance aggravante, et l’alcool comme une circonstance
atténuante.
Ça décevra sans doute les musulmans de Mayotte. Mais c’est
le seul moyen, je crois, de ne pas dériver, lentement mais sûrement, à coup de
chefs d’inculpation ad hoc, vers un
rétablissement du délit de blasphème qui ne dira jamais son nom, mais n’en sera
que plus insidieux, plus difficile à combattre et donc plus dangereux.
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RépondreSupprimerEn effet, elles ne pourraient pas interrompre une cérémonie, ce serait contraire à la liberté de culte. C'est pour ça que j'ai bien précisé que je ne connaissais pas assez bien les deux affaires. Mais l'essentiel est surtout, selon moi, qu'elles ne soient pas condamnées sous des prétextes fallacieux ou dangereux. Ainsi, le droit à la croyance n'implique aucunement le droit de n'être jamais choqué par les autres dans ses croyances, dans sa foi, dans ses lieux sacrés ou dans ses symboles !
SupprimerPour le dernier cas, je ne peux que répéter ce que j'ai dit : la provocation et le risque d'émeutes ne me semblent pas, en l'occurrence, mériter de condamnation pénale.