dimanche 11 novembre 2012

Merci à nos grands-parents

Mon enfance fut un moment plus qu’heureux : enchanteur. Bien sûr, je dois cela à beaucoup de gens : mes parents, ma famille, mes amis aussi, même si, avant l’adolescence, je n’en avais pas beaucoup. Mais parmi toutes ces personnes, je fais une place particulière à mes grands-parents. Mes vacances avec eux sont parmi les souvenirs les plus forts et les plus agréables que j’ai de cette période que, par ailleurs, je n’hésite pas à qualifier de « bénie ».

On pourrait se dire que c’est plutôt normal, et que les grands-parents prennent en général autant de plaisir à accueillir leurs petits-enfants que ces derniers à être accueillis chez eux ; et que, devenus vieux, lesdits petits-enfants rendront ce qu’ils ont reçu en agissant de même avec leur propre descendance.

Sans doute. Mais il me semble que si nous étions vraiment solidaires, si nous voulions aller au bout de notre amour, nous devrions rendre à nos grands-parents l’amour qu’ils nous ont donné dans notre enfance en leur manifestant le même amour dans leur vieillesse. Comme nous avions besoin d’eux, ils ont besoin de nous alors.

Mais notre monde ne le permet pas beaucoup. Quand on habite loin d’eux, comment les aider vraiment ? Comment soulager leurs souffrances, parfois leur solitude ? Appeler, écrire, rendre visite quand c’est possible, c’est-à-dire de loin en loin, c’est déjà quelque chose, mais cela me semble si peu en regard de ce qu’il faudrait faire, et de ce qu’ils ont fait pour nous. Pour moi en tout cas.

Bien sûr, voyager, voir le monde, s’ouvrir à de nouveaux horizons comporte des plaisirs et des avantages évidents. Mais il est triste que cela se fasse au détriment des relations familiales qui pouvaient exister lorsque les membres d’une même famille vivaient tous plus ou moins au même endroit. Je crains qu’il n’y ait rien à faire, car je ne milite pas pour un retour à un passé idéalisé ; mais ça n’empêche : c’est triste.

D’autant plus qu’il est rapidement trop tard. Je sais bien que la mort des personnes plus âgées que nous est dans l’ordre des choses. Nous devons tous nous préparer à vivre sans nos grands-parents, puis sans nos parents. Mais moi, cette seule idée me terrifie. La perspective de perdre un seul de mes grands-parents me paralyse d’horreur et, par avance, de regret.

Beaucoup de grands auteurs ont écrit là-dessus. Plus sur la mort des parents que des grands-parents, il me semble. Peut-être parce que pendant longtemps, les gens ne vivaient pas assez vieux pour qu’il soit possible de connaître vraiment ses grands-parents. Peut-être aussi parce que la mort de ses parents est une douleur encore bien plus intense, même si pour moi elle est encore trop lointaine (je l’espère, en tout cas) pour que je puisse vraiment me la représenter ou en souffrir par avance.

Ainsi, dans Fort comme la mort, Maupassant fait dire à Anne de Guilleroy, qui vient de perdre sa mère :

« Il me semble que je suis seule sur la terre. On aime sa mère presque sans le savoir, sans le sentir, car cela est naturel comme de vivre ; et on ne s’aperçoit de toute la profondeur des racines de cet amour qu’au moment de la séparation dernière. […] Et puis, et puis, ce n’est pas seulement notre mère qu’on a perdue, c’est toute notre enfance elle-même qui disparaît à moitié, car notre petite vie de fillette était à elle autant qu’à nous. Seule elle la connaissait comme nous, elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes et chères qui sont, qui étaient, les douces premières émotions de notre cœur. À elle seule je pouvais dire encore : « Te rappelles-tu, mère, le jour où ? … Te rappelles-tu, mère, la poupée de porcelaine que grand-maman m’avait donnée ? » Nous marmottions toutes les deux un long et doux chapelet de menus et mièvres souvenirs que personne sur la terre ne sait plus, que moi. C’est donc une partie de moi qui est morte, la plus vieille, la meilleure. J’ai perdu le pauvre cœur où la petite fille que je fus vivait encore tout entière. Maintenant personne ne la connaît plus, personne ne se rappelle la petite Anne, ses jupes courtes, ses rires et ses mines. […] Que tout cela est triste, dur, cruel ! On n’y songe jamais, pourtant ; on ne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu’un à tout instant, comme elle nous prendra bientôt. Si on la regardait, si on y songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous. »

Et Albert Cohen, dans Le livre de ma mère :

« Fils des mères encore vivantes, n’oubliez plus que vos mères sont mortelles. Je n’aurai pas écrit en vain, si l’un de vous, après mon chant de mort, est plus doux avec sa mère, un soir, à cause de moi et de ma mère. Soyez doux chaque jour avec votre mère. Aimez-la mieux que je n’ai su aimer ma mère. Que chaque jour vous lui apportiez une joie, c’est ce que je vous dis du droit de mon regret, gravement du haut de mon deuil. Ces paroles que je vous adresse, fils des mères encore vivantes, sont les seules condoléances qu’à moi-même je puisse m’offrir. Pendant qu’il est temps, fils, pendant qu’elle est encore là. Hâtez-vous, car bientôt l’immobilité sera sur sa face imperceptiblement souriante virginalement. Mais je vous connais, et rien ne vous ôtera à votre folle indifférence aussi longtemps que vos mères seront vivantes. Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leur mère, les fous si tôt punis. »

Aimons nos mères, et aimons aussi nos grands-mères, nous, les fous si tôt punis.

1 commentaire:

  1. ça tombe bien, Manou nous demandait aujourd'hui si elle, elle avait le droit d'aller sur ton blog, ça va lui faire plaisir! (et à moi aussi, d'ailleurs, ça m'a fait plaisir...)

    RépondreSupprimer