Mon enfance fut un moment plus qu’heureux : enchanteur.
Bien sûr, je dois cela à beaucoup de gens : mes parents, ma famille, mes
amis aussi, même si, avant l’adolescence, je n’en avais pas beaucoup. Mais
parmi toutes ces personnes, je fais une place particulière à mes grands-parents.
Mes vacances avec eux sont parmi les souvenirs les plus forts et les plus
agréables que j’ai de cette période que, par ailleurs, je n’hésite pas à
qualifier de « bénie ».
On pourrait se dire que c’est plutôt normal, et que les grands-parents
prennent en général autant de plaisir à accueillir leurs petits-enfants que ces
derniers à être accueillis chez eux ; et que, devenus vieux, lesdits
petits-enfants rendront ce qu’ils ont reçu en agissant de même avec leur propre
descendance.
Sans doute. Mais il me semble que si nous étions vraiment
solidaires, si nous voulions aller au bout de notre amour, nous devrions rendre
à nos grands-parents l’amour qu’ils nous ont donné dans notre enfance en leur manifestant
le même amour dans leur vieillesse. Comme nous avions besoin d’eux, ils ont
besoin de nous alors.
Mais notre monde ne le permet pas beaucoup. Quand on habite
loin d’eux, comment les aider vraiment ? Comment soulager leurs
souffrances, parfois leur solitude ? Appeler, écrire, rendre visite quand c’est
possible, c’est-à-dire de loin en loin, c’est déjà quelque chose, mais cela me
semble si peu en regard de ce qu’il faudrait faire, et de ce qu’ils ont fait
pour nous. Pour moi en tout cas.
Bien sûr, voyager, voir le monde, s’ouvrir à de nouveaux horizons
comporte des plaisirs et des avantages évidents. Mais il est triste que cela se
fasse au détriment des relations familiales qui pouvaient exister lorsque les membres
d’une même famille vivaient tous plus ou moins au même endroit. Je crains qu’il
n’y ait rien à faire, car je ne milite pas pour un retour à un passé idéalisé ;
mais ça n’empêche : c’est triste.
D’autant plus qu’il est rapidement trop tard. Je sais bien
que la mort des personnes plus âgées que nous est dans l’ordre des choses. Nous
devons tous nous préparer à vivre sans nos grands-parents, puis sans nos
parents. Mais moi, cette seule idée me terrifie. La perspective de perdre un
seul de mes grands-parents me paralyse d’horreur et, par avance, de regret.
Beaucoup de grands auteurs ont écrit là-dessus. Plus sur la
mort des parents que des grands-parents, il me semble. Peut-être parce que pendant
longtemps, les gens ne vivaient pas assez vieux pour qu’il soit possible de connaître
vraiment ses grands-parents. Peut-être aussi parce que la mort de ses parents
est une douleur encore bien plus intense, même si pour moi elle est encore trop
lointaine (je l’espère, en tout cas) pour que je puisse vraiment me la
représenter ou en souffrir par avance.
Ainsi, dans Fort comme
la mort, Maupassant fait dire à Anne de Guilleroy, qui vient de perdre sa
mère :
« Il me semble
que je suis seule sur la terre. On aime sa mère presque sans le savoir, sans le
sentir, car cela est naturel comme de vivre ; et on ne s’aperçoit de toute
la profondeur des racines de cet amour qu’au moment de la séparation dernière. […]
Et puis, et puis, ce n’est pas seulement notre mère qu’on a perdue, c’est toute
notre enfance elle-même qui disparaît à moitié, car notre petite vie de
fillette était à elle autant qu’à nous. Seule elle la connaissait comme nous,
elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes et chères qui sont, qui
étaient, les douces premières émotions de notre cœur. À elle seule je pouvais
dire encore : « Te rappelles-tu, mère, le jour où ? … Te
rappelles-tu, mère, la poupée de porcelaine que grand-maman m’avait donnée ? »
Nous marmottions toutes les deux un long et doux chapelet de menus et mièvres
souvenirs que personne sur la terre ne sait plus, que moi. C’est donc une
partie de moi qui est morte, la plus vieille, la meilleure. J’ai perdu le
pauvre cœur où la petite fille que je fus vivait encore tout entière.
Maintenant personne ne la connaît plus, personne ne se rappelle la petite Anne,
ses jupes courtes, ses rires et ses mines. […] Que tout cela est triste, dur,
cruel ! On n’y songe jamais, pourtant ; on ne regarde pas autour de
soi la mort prendre quelqu’un à tout instant, comme elle nous prendra bientôt.
Si on la regardait, si on y songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et
aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la
vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous. »
Et Albert Cohen, dans Le
livre de ma mère :
« Fils des mères
encore vivantes, n’oubliez plus que vos mères sont mortelles. Je n’aurai pas
écrit en vain, si l’un de vous, après mon chant de mort, est plus doux avec sa
mère, un soir, à cause de moi et de ma mère. Soyez doux chaque jour avec votre
mère. Aimez-la mieux que je n’ai su aimer ma mère. Que chaque jour vous lui
apportiez une joie, c’est ce que je vous dis du droit de mon regret, gravement
du haut de mon deuil. Ces paroles que je vous adresse, fils des mères encore
vivantes, sont les seules condoléances qu’à moi-même je puisse m’offrir. Pendant
qu’il est temps, fils, pendant qu’elle est encore là. Hâtez-vous, car bientôt l’immobilité
sera sur sa face imperceptiblement souriante virginalement. Mais je vous
connais, et rien ne vous ôtera à votre folle indifférence aussi longtemps que
vos mères seront vivantes. Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et
tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leur mère, les fous si tôt
punis. »
Aimons nos mères, et aimons aussi nos grands-mères,
nous, les fous si tôt punis.
ça tombe bien, Manou nous demandait aujourd'hui si elle, elle avait le droit d'aller sur ton blog, ça va lui faire plaisir! (et à moi aussi, d'ailleurs, ça m'a fait plaisir...)
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