Il y a quelques semaines, on a assisté à une certaine
agitation autour d’une évolution supposée du droit français : enfin, le Code civil faisait passer les animaux du
statut de « biens meubles » à celui « d’êtres vivants doués de
sensibilité ». À l’heure où le tribunal de Versailles (ok, c’est
Versailles, mais quand même, ça n’excuse pas tout) a condamné des opposants à
la chasse à courre pour « violences en réunion » alors qu’ils avaient
seulement perturbé une chasse sans la moindre violence (comme m’a dit un ami :
« oui, mais il y avait réunion ! »), la première réaction est de
se dire qu’il était temps.
Que disaient ces éminents juristes ? Que le changement
du Code civil était avant tout symbolique ; qu’en droit français, il n’existait
que deux catégories, les personnes et les biens ; que n’étant pas des personnes,
les animaux restaient considérés comme des biens ; que comme ils se
peuvent transporter d’un lieu à un autre, ils restent des biens meubles ; que
le Code civil change en effet pour
leur reconnaître le statut d’êtres vivants sensibles, mais que cette caractéristique
leur était déjà reconnue par d’autres textes depuis longtemps (ainsi, vous
risquez la prison si vous blessez intentionnellement votre chat, alors que vous
ne risquez rien si vous cassez intentionnellement votre chaise). Bref, que rien
n’avait changé.
Est-ce à dire que rien n’aurait dû changer, que rien ne
devrait changer ? Certainement pas. Le problème de la démarche juridique –
et c’est particulièrement visible dans le billet de Maître Eolas –, c’est qu’elle
se contente trop souvent de décrire et d’analyser le droit tel qu’il est, de réfléchir en fonction de l’état actuel du droit, comme si rien ne
pouvait ou ne devait évoluer.
Maître Eolas nous dit ainsi qu’on est forcément soit une personne
(physique ou morale), soit un bien, et que les animaux, n’étant pas des personnes,
ne peuvent être que des biens. Or, c’est à mon avis précisément là que le bât
blesse. C’est le statut même de l’animal qui doit changer, parce que ce n’est
qu’ainsi que changera notre représentation du monde, la vision que nous avons
des animaux et du rapport que nous devons entretenir avec eux.
Il convient d’abord de se demander à quelle vision des
choses on veut parvenir, quelle idéologie on veut propager. Pour ma part, je
suis biocentriste et antispéciste, c’est-à-dire que je considère que tous les êtres
vivants (les hommes, les autres animaux, mais aussi les plantes) ont la même valeur
morale intrinsèque et la même dignité. Ce qui ne signifie pas que tous aient
exactement les mêmes droits : les hommes ont droit à la liberté d’expression ;
une poule ne s’exprimant pas, il n’y aurait aucun sens à lui reconnaître ce
droit (de la même manière qu’un enfant de quatre ans n’a pas le droit de voter,
sans que cela change rien à sa dignité et à sa valeur morale intrinsèque). De même,
pour des raisons exposées ailleurs (ici ou là), je considère aussi que nous avons le droit
de tuer des êtres vivants pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger, nous
défendre.
Si donc je me demande comme promouvoir cette vision
biocentriste des choses, il me semble clair que cela passe aussi par la loi. La loi procède toujours en partie d’une évolution
des représentations déjà engagée et qu’elle valide a posteriori ; mais inversement, elle contribue toujours elle
aussi à l’évolution des mentalités. De même que la loi Taubira va banaliser l’homosexualité
et faire reculer l’homophobie, de même que la suppression de la peine de mort
par Mitterrand a contribué à faire voir cette pratique comme barbare, il faut
aujourd’hui changer le statut légal des êtres vivants non humains pour faire
évoluer les mentalités.
Comment ? Il est illusoire de croire que nous allons
accorder une dignité intrinsèque et des droits d’un coup à tous les êtres vivants.
Les Occidentaux avaient déjà eu beaucoup de mal à accepter que les peuples qui
habitaient le continent américain avant leur arrivée fussent pleinement humains ;
après cette première étape, il leur a fallu des siècles pour accorder la même
dignité aux natifs de l’Afrique noire. De même, il faut commencer par accorder
des droits aux animaux avant d’aller plus loin et de reconnaître que les
plantes ont une vie et donc des droits – même si le fait de ne probablement pas
ressentir la souffrance implique qu’elles n’ont pas les mêmes droits que les
animaux ; là encore, à capacités différentes, droits différents.
Concrètement, quel statut leur accorder ? Je ne pense
pas qu’il faille en l’état leur accorder le statut de personnes ; cela
poserait trop de problèmes juridiques. Deux pistes s’offrent donc à nous.
La première consisterait à diviser les choses en deux
catégories, non plus les personnes et les biens, mais les organismes et les
biens, les personnes (physiques, donc humaines, ou morales) devenant une
subdivision de la première catégorie (celle des organismes, suivez un peu,
bordel !). La seconde consisterait à conserver la division entre personnes
et biens, mais en ajoutant une troisième catégorie entre les deux : les êtres
vivants non humains.
Même si la première voie a clairement ma préférence, le résultat
serait au fond assez proche. Le nouveau statut des animaux (et, à terme, des êtres
vivants en général) pourrait se résumer en cinq points :
1/ Les êtres vivants non humains sont dotés d’une dignité et
d’une valeur morale intrinsèques reconnues par le droit ;
2/ Les êtres vivants non humains sont à la fois objets de
droit et sujets de droit ;
3/ Un être vivant non humain ne peut être possédé, ni être considéré
comme un bien ou une propriété ;
4/ Il peut en revanche être placé sous la responsabilité d’une
personne, cette dernière en retirant à la fois des devoirs et des droits
(ainsi, le responsable d’une vache a le devoir de bien la traiter, et le droit
de traire son lait ou de l’abattre pour sa viande) ;
5/ Tous les êtres vivants non humains ont des droits ;
certains de ces droits sont communs à tous les êtres vivants, d’autres sont
spécifiques à certaines espèces en fonction de leurs capacités et des leurs caractéristiques
biologiques.
En arriver là sera difficile ; il faut donc procéder
par étape. La proposition de loi du professeur Jean-Pierre Marguénaud, soutenue
par Tol Ardor, va dans le bon sens, même si elle ne règle pas tout, loin s’en
faut. La Déclaration ardorienne des droits des êtres vivants cherche aussi à
aller dans cette direction. Mais un réel danger nous guette : les coups de
bluff des parlementaires tels que celui que nous venons d’essuyer. Le monde de
la protection animale doit se montrer particulièrement vigilant pour ne pas se
satisfaire de ce genre de coup d’épée dans l’eau, sans quoi il risque fort de
tomber dans l’inaction. Les divisions dont il est victime ne le poussent déjà
que trop sur cette funeste pente.
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