À côté de l’origine de la vie, des causes du Big Bang et du
succès de Keen’V, un des grands mystères de l’existence, pour moi, c’est que
les gens continuent de croire en la démocratie. Qu’ils voient ce que ça donne
aujourd’hui, et depuis 70 ans en fait, et qu’ils s’imaginent que demain ça
donnera quelque chose de mieux ; qu’ils voient comment les gens votent et
qu’ils croient sincèrement que demain ils voteront moins stupidement ;
bref, pour reprendre les mots de Charles Péguy dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu, « que ces pauvres enfants
voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux, […] ça
c’est étonnant […] et j’en suis étonné moi-même ».
Aussi, régulièrement, je discute avec les fidèles de cette religion
contemporaine, avec ceux qui ont la Foi et l’Espérance dans ce système. Et régulièrement,
un argument leur revient à la bouche : « mais il suffit d’éduquer le peuple.
Pour l’instant il vote Front national et Copé et Sarko parce qu’il n’est pas
bien éduqué, mais quand il sera éduqué tout ira pour le mieux dans le meilleur
des mondes possibles ».
Cet argument m’a toujours laissé fort perplexe. Déjà, je n’ai
jamais pu me défaire de l’impression que dans leur tête, « éduquer le
peuple », ça voulait dire « lui apprendre à penser comme moi » ;
autrement dit, que les démocrates refusaient de se plier à l’avis majoritaire
aussi longtemps qu’il ne coïncidait pas avec le leur. Si ceux qui votent Mélenchon
sont vraiment démocrates, que n’acceptent-ils Sarkozy quand la démocratie a
porté Sarkozy au pouvoir ? Dans ce cas, à quoi rime d’être démocrate ?
C’est le même système que ce que je propose, l’hypocrisie en plus.
Mais il y a plus fondamental. Une première raison, assez
évidente : je doute, tout bêtement, de la possibilité même d’éduquer l’ensemble,
ou même la majorité, du peuple. Si on résume, gouverner nécessite trois choses :
1/ Avant tout, le plus important (merci Platon) : une connaissance,
une compréhension de ce qui est bien et de ce qui est mal. Par exemple, il faut
savoir, sentir, comprendre, accepter pleinement que même le pire des criminels
a le droit à une défense et à un procès équitable et impartial. Ou que la
liberté d’expression ne peut être limitée que de manière très restreinte. Ou
que nous avons le devoir de prendre en considération l’intérêt de nos
descendants, ou des autres espèces vivantes. Ça peut sembler tout bête, mais c’est
loin d’être simple. En tant qu’enseignant, je suis bien placé pour en
témoigner, et je l’ai dit sur ce blog à plusieurs reprises (ici ou là) : beaucoup de
gens seraient tout disposés à ne pas accorder d’avocat aux pédophiles lors de
leurs procès, ou à interdire toute critique de l’islam. Bref, pour gouverner,
il faut d’abord connaître le devoir-être,
et pour beaucoup, c’est pas gagné.
2/ Ensuite, très important aussi (merci Machiavel), une
solide connaissance et compréhension de la manière dont fonctionnent les hommes
et la société. Il faut comprendre les ressorts qui font que des hommes agissent
ou n’agissent pas, ce qu’une société peut ou ne peut pas endurer ; il faut
savoir selon quels schémas les sociétés peuvent évoluer ou comment un individu
a le plus de chances de réagir à une situation donnée ; il faut comprendre
les structures sociales et la psychologie humaine. Là encore, pour beaucoup, c’est
loin d’être facile.
3/ Enfin (c’est le moins fondamental, mais en réalité c’est
essentiel aussi), il faut être informé de l’état du monde. On ne peut pas
prétendre gouverner aujourd’hui sans avoir une compréhension, pas forcément
très poussée, mais tout de même solide, des mécanismes à l’œuvre dans le
réchauffement climatique, des conséquences de ce phénomène, du rapport de force
entre les grandes puissances, des principaux risques liés à la réduction de la
biodiversité, des mécanismes déflationnistes ou inflationnistes de l’économie contemporaine,
etc. Cette information implique également une solide culture générale, en
sciences sociales mais aussi en sciences exactes et en art.
On ne peut pas gouverner sans une maîtrise de ces trois
points. Il est déjà extrêmement difficile de les inculquer à quelques individus :
nos dirigeants politiques et économiques, par exemple, ne maîtrisent absolument
pas les plus essentiels. Alors à toute la population, franchement, j’ai des
doutes. On a beau critiquer l’école, elle a beau avoir une grosse marge de
progression, elle enseigne. Elle forme des médecins, des ingénieurs, des
artisans, des commerçants, des agriculteurs, des artistes, des enseignants, des
juges, preuve qu’elle n’est pas si nulle.
Visiblement, elle échoue à former des dirigeants. Peut-elle
progresser ? Sans doute. Peut-elle rendre le monde et les individus
meilleurs ? J’y crois, sinon je ne ferais pas ce métier. Mais peut-elle faire
que tout le monde soit apte à diriger ? Pour voir passer une grosse
centaine d’élèves par an, franchement, j’en doute.
Mais à la rigueur, passons. C’est une question de foi, et je
sais qu’on ne combat pas la foi par des arguments rationnels. Si certains s’imaginent
que tout le monde peut être éduqué, que tout le monde peut devenir apte à
diriger un pays, je sais que toute la raison et toute l’expérience du monde n’y
feront rien.
Mais il y a un autre argument, et celui-là me semble plus
difficilement parable. Il faut éduquer le peuple ? C’est
donc qu’il n’est pas éduqué. Il n’est pas éduqué ? C’est donc qu’il ne doit pas
avoir le pouvoir. À la rigueur, on pourra instaurer une démocratie quand le
peuple sera éduqué ; en attendant, proposez ce que vous voudrez, mais ne
proposez pas de laisser le pouvoir au peuple, ou alors vous proposez de laisser
le pouvoir à des gens dont vous reconnaissez l’absence de compétence.
On me répond que, si le peuple ne
pratique pas le pouvoir, il n’apprendra jamais. C’est en forgeant qu’on devient
forgeron, c’est en prenant de mauvaises décisions qu’on apprend à prendre les
bonnes. Je pourrais répondre que, depuis le temps qu’il le pratique, on
pourrait espérer qu’il ait un peu plus appris.
Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel,
c’est que la Crise que nous traversons est bien trop grave pour pouvoir laisser
les gens se faire la main dessus. On ne peut pas se le permettre. Le
réchauffement climatique, l’extinction massive des espèces vivantes, les
pollutions en tous genres, la financiarisation de l’économie, le chômage de
masse, l’explosion des inégalités, la montée de l’intolérance religieuse, les
droits fondamentaux piétinés, il me semble absolument irresponsable, dément, de
dire qu’on va laisser gérer tout ça par des gens dont on reconnaît qu’ils ne sont
pas encore éduqués pour le faire, tout ça pour leur apprendre, éventuellement,
à se former sur le tas.
C’est de notre avenir qu’il s’agit,
de l’avenir de nos descendants et de l’avenir de la vie telle que nous la
connaissons. Nous ne pouvons pas jouer aux apprentis sorciers et nous permettre
un tel risque ; c’est un pari infiniment trop risqué.
En politique,
je ne suis pas un dogmatique. Je ne suis pas opposé par principe à la
démocratie. En 1791 ou en 1940 en France, il fallait être démocrate. En
Afghanistan de nos jours, il faut être démocrate. À l’échelle locale, il faut être
démocrate. Ce qui pose problème, ce sont justement les dogmatiques qui
considèrent que la démocratie est forcément toujours, partout et à toutes les
échelles la meilleure solution possible, ceux qui font de la démocratie un but
en soi, alors qu’elle n’est jamais qu’un moyen. Non, aujourd’hui, dans les pays
développés, la démocratie est une partie du problème, pas une partie de la
solution.
Ce matin, sur Fr Cult, écoutant ( en pointillé) l'émission l'Esprit public, j'ai entendu la présentation du livre de Dominique Schnapper; " L'esprit démocratique des lois." J'ai pensé à votre chronique, même si le propos du livre semble un peu différent. D'après l'invité ( Bourlanges? Pech? je ne sais plus...), cet ouvrage mesure les risques d'une démocratie "trop" poussée...et prône d'après ce que j'ai compris une modération en matière de démocratie... Pardonnez-moi, cela est bien flou, mais le bouquin m'a semblé intéressant.
RépondreSupprimerMerci du tuyau de lecture ! Je vais aller voir ça.
SupprimerJe ne vous suis plus Meneldil, quelle alternative à la démocratie (aussi directe/indirecte soit-elle) ? La monarchie : vaste blague, la dictature : vaste horreur ! "La parfaite raison fuit toute extrémité et veut que l'on soit sage avec sobriété". Le mieux, ce sont les contre-pouvoirs au sein même de la démocratie, garants d'un équilibre institutionnel agréable. La France n'y est pas habituée... ;-(
RépondreSupprimerLibre à vous de penser que la royauté est une "vaste blague", mais ce n'est pas mon cas. Après, je suis personnellement favorable à une monarchie d'un type totalement nouveau, qui n'aurait pas grand-chose à voir avec les représentations que vous pouvez avoir quand vous pensez "monarchie".
SupprimerSi vous voulez plus de détails, c'est par là :
http://www.tol-ardor.org/2_2_1_1Fondements.php
Mais je vous préviens, c'est long (car développé, détaillé et argumenté).