samedi 1 juin 2013

Vers le totalitarisme : on progresse, merci

Quand les opposants à la loi Taubira affirment que la France est actuellement une dictature qui emploie contre eux « toute la panoplie des moyens des régimes totalitaires » (le mot est de Bernard Anthony, dans un communiqué de l’AGRIF), ils me font bien rire. Un peu pleurer aussi, je l’avoue, surtout sur l’échec de l’enseignement de l’histoire, mais passons. De toute évidence, la France n’est ni totalitaire, ni pré-totalitaire, ni même un « totalitarisme doux », sans quoi ceux qui se payent le luxe de le croire, et surtout de le dire, seraient morts ou enfermés dans un camp.

Pourtant, notre société, je le dis depuis des années, n’est pas exempte du risque totalitaire. La démocratie ne la protège en rien, si tant est qu’elle n’accroisse pas le danger : le nazisme, le pire des régimes totalitaires, est aussi celui qui s’est installé de la manière la plus démocratique, la plus légitime au regard de la volonté populaire. Mais le risque n’est pas là où le voient les adversaires du mariage pour tous. Le risque est de moins en moins celui d’un État violent qui interdirait à ses opposants de s’exprimer et les persécuterait ; il est, tout à l’opposé, celui d’un État (ou d’un ensemble d’entreprises, d’ailleurs) qui anéantirait toute résistance en pénétrant dans ce qui, pour l’instant, reste la dernière frontière, celle qui demeure encore entièrement impénétrable à tout étranger, à toute volonté extérieure à un individu : son for intérieur.

L’usage de la force et de la violence, et même de la violence de masse, n’est en effet pas une caractéristique essentielle du totalitarisme. Certes, les totalitarismes du passé, le nazisme, le stalinisme et le fascisme, furent tous des régimes extraordinairement violents ; mais c’était parce qu’ils n’avaient pas d’autre moyen d’atteindre leur but. Quel était ce but ? Le contrôle total à la fois sur la société, collectivement, et sur chacun de ses membres, individuellement ; ce double contrôle étant lui-même mis au service d’une idéologie – celle de la race dans le nazisme, celle de la classe sociale dans le stalinisme, celle de la nation dans le fascisme.

Le contrôle de la société implique la toute-puissance de l’État sur les champs politique, militaire, juridique bien sûr, mais aussi économique, social et culturel. Là-dessus, on peut dire que les totalitarismes du passé ont plutôt bien réussi. Mais le contrôle des individus est autrement plus difficile à atteindre. Contrôler leur vie publique, de la naissance à la mort, cela encore n’est pas trop compliqué : faire de l’école un moyen presque exclusivement destiné à la propagande, enrôler de force toute la population dans des organisations de jeunesse d’abord, dans des syndicats et des organisations de loisirs ensuite, toutes contrôlées par l’État bien sûr, les trois totalitarismes y sont assez bien parvenus. Mais pour prétendre avoir un contrôle total sur quelqu’un, il ne suffit pas de contrôler sa vie publique ; il faut aussi contrôler sa vie privée. Ce qui revient à la faire disparaître, puisque la vie privée, si elle est surveillée, contrôlée et orientée, cesse justement d’être « privée ».

Les totalitarismes, bien entendu, ont cherché à atteindre ce contrôle. Les polices politiques ouvraient le courrier et espionnaient ce que les gens faisaient dans leur appartement. Si besoin était (et il était en permanence), elles pouvaient recourir à la torture et à la terreur pour, par exemple, recueillir des informations. Car on peut briser une volonté : pour reprendre les mots de Tolkien, « l’homme est un être fini, et il a une capacité finie d’agir et de supporter ». Mais il reste la forteresse impénétrable du for intérieur, le jugement de la conscience. En d’autres termes, on peut très probablement me forcer, même contre ma volonté, à dire que le Christ n’est pas Dieu ; mais on ne peut pas me forcer à le croire.

Cette forteresse intérieure donc jouit et dispose chacun d’entre nous sera-t-elle toujours aussi inviolable ? Rien ne nous en assure. George Orwell, dans son roman 1984, imagine un régime qui parvient, entre autre par l’usage de la force, de la violence, de la terreur et de la haine, à altérer l’esprit des gens. Aldous Huxley, dans Le meilleur des mondes, envisage, quant à lui, une hypothèse que je trouve bien plus vraisemblable : un totalitarisme qui n’utiliserait aucune violence parce qu’il n’en aurait aucun besoin. Par une éducation très particulière, mais aussi par les plaisirs et les loisirs qu’il dispenserait aux individus, ces derniers seraient façonnés pour suivre aveuglément le régime et ses dirigeants et, plus pervers encore, pour aimer cela.

Comme je l’ai déjà dit sur ce blog (en particulier ici et ici), la science pourrait bien, dans les décennies à venir, mettre entre nos mains des outils bien plus efficaces encore que ceux imaginés par Orwell ou Huxley. Ainsi, je tombe sur un article du Huffington Post intitulé : « L’intégrisme religieux bientôt “guéri” par la science ? » ; le contenu fait peur.

Bien sûr, les intentions sont bonnes : supprimer le terrorisme et la maltraitance  envers les enfants. Mais c’est bien ça le pire : avec des intentions aussi louables, et sachant que, à notre époque, les terroristes et ceux qui font du mal aux enfants sont probablement (et de manière pas complètement dénuée de raison, d’ailleurs) ce qu’il y a de plus proche du Mal absolu dans les mentalités populaires, on se dit que si on lui présente ça comme objectif, la plèbe acceptera tout, absolument tout.

Or, de quoi s’agit-il ? Rien de moins que du contrôle de la pensée. Le docteur Kathleen Taylor, chercheur au département de physiologie, anatomie et génétique de l’université d’Oxford, déclare ainsi, quand on lui demande si elle prévoit des développements positifs dans les neurosciences pour les années à venir :

« L’une des surprises possibles du futur serait de considérer des personnes avec certaines croyances comme des personnes pouvant être traitées. Prenons par exemple le cas de quelqu’un qui se serait radicalisé autour d’une idéologie religieuse : nous allons peut-être cesser de considérer cela comme un choix personnel pris en toute liberté, et au contraire, commencer à le traiter comme un trouble mental. Ce serait positif pour de nombreuses raisons, notamment parce que de telles convictions dans notre société font bien des ravages. »

Dans la préface de son livre Brain Supremacy – Notes From the Frontiers of Neuroscience, la même est encore plus explicite : la science est en train d’ouvrir la porte à des technologies « permettant de pénétrer le cerveau et de manipuler la pensée ». J’insiste sur le « est en train de » : selon elle, de fortes pensées négatives pourraient être supprimées par des techniques déjà utilisées.

Derrière les bonnes intentions d’un monde gentil, sans guerre et sans violence, n’importe qui, pour peu qu’il soit doté d’un peu de bon sens, peut voir toute l’horreur du monde auquel cela pourrait aboutir. Car qui déterminerait quelles pensées, quelles opinions sont « normales », et lesquelles sont trop extrêmes et doivent être éradiquées ? Qu’est-ce qu’une opinion « normale » ? Plus encore : même si elle a des conséquences négatives, douloureuses, a-t-on le droit de changer par la force la pensée de quelqu’un ? Cela signifierait la fin de notre liberté la plus précieuse, la fin de la permanence de notre identité, et en fait la fin de tous nos droits.

Bien sûr, Kathleen Taylor prend des précautions. Elle nous dit bien qu’il faut être prudent avec les neurosciences, se pencher sur les questions éthiques, se protéger des appétits des entreprises et des États qui, elle s’en doute bien, ne manqueront pas de trouver à toutes ces découvertes d’autres applications que scientifiques ou médicales. Bref, elle nous dit que ces techniques nouvelles, il nous faudra les contrôler.

Mais cet espoir est, à l’évidence, parfaitement chimérique. Si ces technologies de manipulation cérébrale et mentale devaient voir le jour (et les chercheurs concernés, on le voit de plus en plus, pensent que ce sera le cas), la tentation qu’elles représenteraient serait infiniment trop grande pour espérer une quelconque résistance ou un quelconque contrôle. D’un point de vue spirituel et moral, l’humanité est bien trop primitive, bien trop immature, bien trop peu avancée, pour que notre morale, nos règles, nos lois, nos croyances puissent faire barrage à nos désirs ataviques de puissance et de domination. Qui s’emparerait de ces techniques et les exploiterait pour asseoir son pouvoir ? Les États, quelques entreprises puissantes ; mais il n’y aurait aucun contrôle, surtout pas de la part de la population. Si ces techniques voient le jour, elles offriront à leurs détenteurs une telle supériorité que nous serons immédiatement soumis, d’une manière plus dure que nous ne l’avons jamais connue, à la loi du plus fort.

2 commentaires:

  1. Je réagis sur deux points. Rapidement (mais c'est un détail) sur ce que le nazisme n'est _pas_ le pire des totalitarismes. Cela relève d'une vision européenne de l'histoire. J'ai tendance à penser que certains régimes asiatiques ont, selon nos critères, atteint, à cette date de l'histoire, des sommets en la matière (que ce soit de destruction idéologique des populations ou de contrôle radical).

    En revanche, je ne saurait être plus d'accord sur ce point : l'appétit totalitaire est inhérent à la société occidentale (à son anthropologie) de même que lui est inhérent le désir de liberté pour tous ("pour tous" étant en passe de devenir un mème, surfons dessus).

    L'Occident est pris dans cette contradiction d'affirmer la liberté de l'homme ; et de se construire un savoir de l'humain contradictoire avec cette affirmation. La citation que vous fournissez me semble représentative de ce point : "nous allons peut-être cesser de considérer cela comme un choix personnel pris en toute liberté, et au contraire, commencer à le traiter comme un trouble mental."

    La chercheure a beau jeu ensuite de renvoyer à d'autres le soin de définir les cadres éthiques de ce considérant : le problème est redoutable. Quand on est en mesure de modifier l'organisation des pensées des gens, il devient éminemment problématique de parler de liberté et de choix, sauf à être en mesure de définir sur le même plan, à savoir scientifique, la ligne de partage entre le choix libre et le choix "pathologique". Or on sait l'impossibilité de parvenir à une définition stable en la matière, en l'absence de toute souffrance manifeste.

    Je ne me fais pas d'illusion - dans la mesure où j'ai de la notion de liberté une conception qui oscille entre Spinoza et le bouddhisme - nous parviendrons tôt ou tard à développer une ingénierie machinique des pensées (nous en avons une ingénierie humaine : psychothérapies, amitiés, oeuvres de l'art, etc. : tout le champ complexe de l'influence, de la séduction, de la réparation).

    La question qui demeurera est bien celle de la légitimité d'usage : sera-t-il légitime de modifier l'état des pensées d'une personne qui ne le veut pas (à cette question, je répondrais non) ? Sera-t-il légitime de modifier l'état des pensées d'une personne qui le souhaite (à cette question, je répondrais "oui", modulo quelques garde-fous, complexe) ?

    Car il faudrait encore tenir compte, cette technologie était accessible, des incitations à en user. Comme on voit aujourd'hui des pressions faites sur certaines femmes pour avorter, on pourrait voir apparaître des pressions pour normaliser son flot de pensées. Mais aussi des "drogues" étranges - où l'on se mettrait volontairement en état de penser des choses et selon des modes minoritaires.

    Bref, il y a là un cas de science/éthique fiction - qu'une lignée cyber-punk pourrait exploiter à plein. Ce qui me semble assez certain, c'est que la façon dont cette chercheure semble présenter le problème est... également problématique.

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    1. Marc,

      Je réponds très tard à votre commentaire, mais un point me semblait intéressant à souligner. Vous dites que "la question qui demeurera est bien celle de la légitimité d'usage". En effet, c'est une bonne question. Mais est-ce la principale ? Pour moi, non. La vraie question, avant celle de la légitimité, est de savoir si, dans le cas où ces techniques de modification mentale deviendraient une réalité, il serait tout simplement possible d'éviter leur utilisation contre la volonté des personnes.

      Et à cela, je réponds "non". Si de telles techniques voient le jour, les gouvernements les utiliseront contre les citoyens considérés comme déviants, y compris (et même surtout) contre la volonté des citoyens considérés, et sans que le débat ait eu lieu sur la légitimité d'un tel usage forcé.

      Pourquoi ? Parce que la tentation serait trop forte. La possibilité de se débarrasser de pensées "déviantes" ou politiquement très incorrectes serait un fruit trop tentant pour ne pas être être cueilli. Face à elle, les droits fondamentaux des individus ne pèseront plus rien.

      A ce titre, la comparaison avec l'avortement est intéressante, mais limitée. A l'heure actuelle, les femmes ne subissent que des "pressions" dans ce sens, comme vous le soulignez, parce que les intérêts économiques et politiques en jeu sont faibles. Mais s'il s'agissait d'éliminer l'islam radical, par exemple (ou même probablement toute pensée radicale), les enjeux et les intérêts seraient trop forts pour espérer un quelconque "débat démocratique". Après le 11 septembre, les Etats-Unis n'ont pas organisé de débat pour savoir s'il fallait torturer les islamistes prisonniers. Ils les ont torturés ; en secret, certes, mais torturés quand même.

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