Le 9 mai dernier, Nathalie Filippi, une enseignante de l’académie
de Nice, s’est donné la mort en laissant derrière elle dix pages d’un journal
qui raconte son dernier mois au jour le jour et explique son geste. Son père,
François Filippi, et son compagnon, Serge Baillod, ont décidé de porter plainte
contre X pour « non-assistance à personne en danger », « harcèlement
moral » et « provocation au suicide ». Clairement mis en cause
par cette plainte, la hiérarchie de cette enseignante : les chefs d’établissement
et le rectorat dont elle dépendait.
Ce n’est pas ici le lieu de mener l’enquête, et encore moins
d’instruire la plainte. Comme on dit en pareil cas, laissons la justice faire
son travail. Mais il ne me semble pas inutile de joindre au dossier quelques considérations
sur la situation des professeurs et tout particulièrement sur leur rapport à
leur hiérarchie administrative.
Commençons par laisser la parole à feu Mlle. Filippi, c’est
bien le moins qu’on lui doive :
« Jeudi 4 avril. […] Pendant
le cours, un élève assis au fond de la classe s’amusait avec l’interrupteur. […] Puis, lorsque j’étais en train d’écrire
au tableau, il en a profité pour jeter une chaise par la fenêtre. J’ai entendu
un bruit, mais je ne me suis pas douté de l’incident. »
Évidemment,
tout le monde n’en est pas là. Il y a des établissements plus ou moins difficiles ;
à l’intérieur de ces établissements, il y a des classes plus ou moins difficiles ;
et face à ces classes, il y a des enseignants qui savent plus ou moins bien
gérer l’ennui, le rejet, l’insolence ou l’agressivité des élèves. Mais bon, le
fait est là : on a tous, absolument tous, au strict minimum, du mal à
gérer une classe ou un élève de temps à autres. Il n’y a pas de prof
parfaitement respecté, qui ne connaîtrait jamais la défaillance. Tous les profs
sont régulièrement confrontés à des situations qu’ils ne parviennent pas à gérer
correctement.
Et
l’autre fait est là aussi : il y a des profs pour lesquels ces situations
non gérées est le quotidien. Soit qu’ils n’aient jamais su gérer une classe (ce
qui n’empêche qu’ils peuvent avoir d’autres grandes qualités, y compris en tant
qu’enseignants, par ailleurs), soit que les élèves aient changé sans qu’ils
parviennent à s’adapter. J’ai eu des profs comme ça, en tant qu’élève :
des gens dont je me demandais franchement comment ils faisaient, chaque jour, pour résister à l’envie
(qui ne pouvait manquer de leur venir) de se jeter sous un train. Comme
collègue, c’est plus complexe, parce que ne pas savoir gérer une classe est
considéré comme honteux par nombre d’enseignants ; ce qui fait que les
concernés, souvent, le cachent. Parfois, les collègues savent, ou se doutent ;
parfois, c’est plus difficile à deviner.
De
toute évidence, face à ces drames humains, la base de la réponse devrait être l’entraide
entre adultes. Non seulement entre pairs, avec les autres enseignants, mais
aussi de la part de la hiérarchie. Or, que raconte Nathalie Filippi ?
Convoquée chez le principal le jour de l’incident décrit plus haut, elle note :
« Tantôt
le principal, tantôt l’adjoint ont dit que j’étais une incapable et une incompétente.
Ils ont ajouté que j’étais malade, et ont insisté pour que je prenne un congé. […] Au bout d’un moment, n’y tenant
plus, je me suis levée et j’ai éclaté en sanglots dans le couloir. »
Ah, la convocation chez le principal. J’espère que vous
notez la mesquinerie du procédé : vous êtes convoqué chez le principal ;
et puis finalement, il y a bien le principal, mais il y a aussi l’adjoint, en
invité surprise. Autrement dit, vous êtes seul et ils sont deux, deux supérieurs
pour vous charcuter. On doit leur apprendre ce truc à l’école des chefs d’établissement,
parce qu’on m’a fait le même coup, il y a quelque temps ; seulement moi, je
m’étais fait accompagner, sans prévenir non plus (à malin, malin et demi, c’est
de bonne guerre) par un délégué syndical, ce qui rétablissait l’équilibre.
Bref, dans le cas de Nathalie, on ne peut pas franchement
parler de bienveillance. Le lendemain, nouveau rendez-vous avec la direction, nouvelle
amabilité du chef d’établissement qui lui balance :
« Je ne vais pas pratiquer la langue de bois et je
vais vous dire que vous êtes dangereuse. […] Oui, pour les élèves. Sous la
colère, vous pourriez avoir un mauvais geste. »
Dernière étape, elle est convoquée chez le médecin du
rectorat, qui ne note rien de particulier et la déclare « apte à
poursuivre sa mission d’enseignement ». Quelques jours plus tard, elle se
tue. Dans les dernières pages de son carnet, elle se dit « décrédibilisée »,
« morigénée », « accablée », « harcelée ».
Évidemment, là encore, pas de jugement hâtif : d’une
part, avant enquête et jugement, donc en l’absence de toutes les pièces du
puzzle, rien ne permet de dire que les chefs d’établissement impliqués ont
commis une faute ; d’autre part, ils ne sont évidemment pas tous pareils. Dans
ma courte carrière, j’en ai déjà rencontré pas mal : pas moins de dix en
cinq ans, dix-neuf si on ajoute les adjoints. Il faut dire que le statut de TZR
aide bien : rien que l’an dernier, étant en poste sur trois collèges
différents et rattaché administrativement à un quatrième, je dépendais donc de
quatre principaux différents. Sur l’ensemble de ma carrière, et avant ça en
tant qu’élève, j’ai donc eu le privilège de rencontrer de tout, du parfait
malfaisant (je reste poli, ce sont d’autres termes qui me viennent) au très
sympa. Mais je peux quand même dire que ceux qui associent efficacité administrative
et qualités humaines sont rares, très rares.
Or, je n’ai pas pu m’empêcher de faire le rapprochement avec
d’autres choses qu’on lit de-ci de-là. Par exemple à propos de la police. Dernièrement,
je lisais un article du Monde qui
racontait comment la hiérarchie policière avait couvert des actes parfaitement
ignobles : tirs à balles réelles, pour s’amuser, à proximité de maisons,
etc. Il y avait eu aussi le cas de l’automobiliste à qui des policiers d’Aulnayavaient voulu faire porter le chapeau pour couvrir leur propre délit (ils
avaient renversé et blessé un des leurs).
Évidemment, j’aimerais bien que ça cesse dans la police, et
donc je ne demande pas que ça s’installe dans l’Éducation nationale. Pas
question, bien sûr, pour notre hiérarchie de couvrir les enseignants qui se
rendent coupables de véritables fautes professionnelles. De même, il n’est pas non
plus question de faire passer l’intérêt des profs avant celui des élèves :
nous sommes, après tout, là pour eux, pas pour nous. Mais il est fondamental de
comprendre qu’il est justement de l’intérêt supérieur des élèves d’être dans une
institution fonctionnelle, ce qui n’est possible que si ses membres sont
solidaires les uns des autres. Il est dans l’intérêt des élèves d’avoir face à
eux des enseignants heureux d’enseigner et à l’aise dans leur établissement.
Et je ne peux pas me départir du sentiment que nous sommes
un des rares corps de l’État au sein desquels la relation de base entre les
chefs (ici principalement les chefs d’établissement) et leurs subordonnés (principalement
les enseignants) est celle de la méfiance, de la conflictualité, du mépris, de
la brimade. On a vraiment l’impression que, dans la plupart des administrations,
la hiérarchie a tendance à soutenir ses subordonnés, et ce jusqu’au plus haut
niveau, quand nos recteurs ne perdent pas une occasion de nous punir comme des
enfants. Qu’on pense par exemple à Brice Hortefeux, quand il était ministre de
l’Intérieur, allant jusqu’à outrepasser ses fonctions et même violer la
séparation des pouvoirs pour défendre les policiers contre les juges ! Si
on compare cela au discours des ministres de l’Éducation nationale envers les
professeurs (Allègre qui voulait dégraisser le mammouth, Darcos qui considérait
que les instituteurs de maternelle ne faisait que de la garderie…), on se dit
qu’il y a un problème.
Je ne prétends pas que les enseignants n’y ont pas leur part
de responsabilité. Mais la relation entre un prof et un chef d’établissement n’est
pas une relation d’égal à égal, elle est une relation entre un subordonné et
son supérieur – on nous le fait assez sentir. Pour résoudre un conflit
autrement qu’en brisant une des parties en présence, c’est toujours à celui qui
est en position de force de faire le premier pas. En l’occurrence, nous ne
demandons pas grand-chose : de la solidarité, un vrai soutien, en actes et
pas seulement en paroles, de la sympathie, de l’empathie, de la compréhension,
de la bienveillance, de l’humanité.
Ne nous voilons pas la face : l’Éducation nationale,
dans le monde et la société actuels, ne se dirige par vers du mieux mais vers
du pire. Les élèves sont plus durs, les moyens se rétractent comme peau de
chagrin, la tension monte. Si cette bienveillance et cette humanité continuent
à faire généralement défaut, les Nathalie Filippi se multiplieront.
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