jeudi 6 août 2015

Le vivant entre brevets et flicage

Parfois, on se demande où on va, si le monde marche vraiment sur la tête, quand – et si – les gens vont finir par ouvrir les yeux et surtout par se bouger que les choses évoluent.

On voit de plus en plus les grandes entreprises et les États chercher à encadrer, à contrôler le vivant, et à le soumettre à leurs intérêts.

Un premier exemple : deux éleveurs bio de la région de Grenoble, Irène Bordel et Étienne Mabille, ont dû porter devant le Tribunal administratif de Grenoble la sanction qui leur avait été infligée par le préfet de l’Isère pour avoir refusé de poser à leurs brebis une boucle dotée d’une puce électronique. Leurs animaux avaient tous la classique boucle de plastique à l’oreille, ils ne voyaient pas la nécessité d’en mettre une autre (moi non plus). Résultat, le préfet leur a collé un bon coup bien ajusté sur le nez : suppression de leurs aides européennes, forte amende, et un procès au cul.

L’idée derrière la puce électronique à l’oreille, c’est naturellement de mieux fliquer les éleveurs (que mangent leurs animaux ? quels médicaments prennent-ils ? où sont-ils ?) et de leur donner au passage de « bons conseils » (on imagine bien l’intérêt des grosses entreprises là-dedans : alimentation animale, vétérinaires, ils doivent déjà saliver en voyant la mine de renseignements sur des clients potentiels que ce truc peut devenir). Les éleveurs en question ne s’y trompent pas et voient déjà venir le moment où on les forcera à acheter le lecteur de la puce et le logiciel qui ira avec. Ils n’ont pas fait ce métier pour être derrière un ordinateur, ils voient ce conflit comme un combat pour la liberté. Et ils ont bien raison.

Le Tribunal administratif leur a finalement donné raison, mais la menace continue de planer : la tendance est bel et bien à de plus en plus de contrôle, surtout contre les petits producteurs, et il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir que d’autres affaires similaires apparaîtront dans l’avenir. Ainsi, en avril dernier, Thibault Liger-Belair, vigneron bio, a été convoqué devant le Tribunal correctionnel pour avoir refusé de traiter ses vignes avec un insecticide chimique. Là encore, le Tribunal lui a donné raison ; mais combien d’agriculteurs, et pour combien de temps encore, accepteront de courir sans arrête le risque d’un procès au nom de leurs conviction ?

L’argument de la vitrine, dans les deux cas ? La sécurité, bien sûr. Elle sert décidément à tout. Ici, c’est la sécurité alimentaire et la prévention des épizooties. Alors que les animaux sont déjà très bien surveillés par le système classique et que rien n’indique qu’on fera mieux avec des puces électroniques.

Plus encore ! Ce qui favorise les maladies animales, ce n’est pas l’absence de puce électronique, c’est de bourrer les animaux d’antibiotiques pour les faire grandir et grossir plus vite, c’est de leur donner de la merde à bouffer, c’est de les faire se reproduire n’importe comment, c’est de les entasser les uns sur les autres dans un espace minuscule ; bref, c’est tout ce qui définit l’élevage industriel. Et pourtant, c’est ce dernier qui vient ici donner des leçons de sécurité alimentaire aux éleveurs traditionnels. Allez comprendre.

Autre exemple : les évolutions législatives sur les semences végétales. Jusqu’à présent, seules celles qui étaient inscrites au Catalogue officiel des espèces et variétés végétales pouvaient faire l’objet d’une exploitation commerciale ; mais les jardiniers amateurs pouvaient récolter et réutiliser comme ils l’entendaient les semences de n’importe quelle plante, tant qu’ils n’en faisaient pas une utilisation commerciale ; et il était également possible de vendre de petits sachets de n’importe quelles semences[1].

Que propose l’Union européenne ? Déjà, seules les micro-entreprises (10 salariés au plus) pourront continuer à vendre ces petits sachets de semences. Pourquoi ? S’il s’agit de petits sachets, de toute évidence, les acheteurs ne peuvent pas en faire une utilisation commerciale. Alors quel est l’intérêt de la mesure, sinon limiter encore la diffusion des graines non répertoriées ? Ainsi, Kokopelli, association qui milite pour la variété des semences, mais qui compte plus de 20 salariés, ne pourrait plus vendre ses sachets.

De la même manière, et à l’encontre de toute logique, la définition de la « commercialisation » des semences devrait s’élargir pour inclure… les semences non destinées à une utilisation commerciale. Ce qui menace potentiellement toute plante non inscrite au Catalogue officiel, y compris entre jardiniers amateurs.

Et pour quelles conséquences ? Un appauvrissement génétique et botanique. Il y avait plus de 2000 variétés de pomme en France au XVIIIe siècle ; dans le circuit classique de la distribution, on en trouve aujourd’hui moins d’une dizaine. Ce qui a des effets pervers nombreux : outre qu’on mange de manière infiniment moins variée, les effets sur la sécurité alimentaire et sur l’environnement sont catastrophiques. On standardise, on normalise les variétés végétales, et de plus en plus, on clone. Or, des plantes plus semblables génétiquement, ce sont des plantes plus fragiles face aux maladies et aux parasites ; ce sont des récoltes menacées, ce sont davantage de produits phytosanitaires déversés dans la nature pour pallier cette fragilité.

Qui profite du système ? Les marchands : de semences, de machines, de puces électroniques, de produits phytosanitaires. Mais ni les agriculteurs, ni les plantes cultivées ou les animaux élevés, ni l’environnement, ni les citoyens consommateurs. Les marchands sont organisés en lobbies puissants qui parviennent, principalement grâce à de beaux conflits d’intérêts, à imposer leurs vues à des politiciens nationaux et européens qui, de base, sont déjà assez acquis à leur cause.

Et ils n’ont pas l’intention de se laisser marcher sur les pieds par de petits emmerdeurs dans notre genre, les marchands. Monsanto gagne des procès un peu partout contre des agriculteurs accusés de replanter illégalement des graines (illégalement = sans leur payer des royalties chaque année).

Leur dernière trouvaille, pas des moindre : permettre aux semenciers de breveter des « traits » caractéristiques d’une variété végétale, et ce même si ces traits existent à l’état naturel et ont seulement été découverts ou identifiés par un sélectionneur. Les producteurs de semences vont ainsi pouvoir s’arroger l’exclusivité du droit à produire une certaine couleur de tomates.

Que pouvez-vous faire ? Au moins, aider ceux qui luttent. Kokopelli (que Tol Ardor a officiellement rejointe depuis 2013) a bien besoin de vous, par exemple. Tol Ardor prévoit aussi le lancement d’un jardin-conservatoire baptisé « le Jardin des (vieilles) plantes ». Nous y cultiverons, selon nos principes, c’est-à-dire sans pétrole, sans électricité, sans équipement industriel, de manière totalement biologique, des variétés anciennes et menacées de fruits et de légumes. Un premier projet avait vu le jour en Ariège, puis a dû être abandonné ; un autre est en cours dans la région de Toulon ; une implantation plus importante et plus durable devrait voir le jour dans les Hautes-Pyrénées dans les années à venir.

Vous pouvez ensuite vous opposer à certaines dérives législatives. À mon sens, le vivant ne devrait pas être brevetable du tout ; un être vivant n’appartient qu’à lui-même, même si un autre peut en avoir la charge ; et les nouvelles variétés devraient être systématiquement considérées comme faisant partie du domaine public.

Je me doute bien que les semenciers ne laisseront jamais appliquer une telle législation. Mais en attendant une société qui ne serait pas dirigées par les industriels et les financiers, on peut déjà demander trois choses :

1/ Qu’une variété ancienne ne puisse en aucun cas être brevetée, et soit forcément considérée comme relevant du domaine public ;

2/ Que les variétés nouvelles bénéficient de règles particulières qui les fassent tomber dans le domaine public après un laps de temps très court (5 ans au plus) ;

3/ Que soient absolument préservés et légalisés les échanges de graines et les ventes de petits sachets de graines, et ce quels que soient les acteurs de ces ventes et de ces échanges. Pour cela, il faut, en plus des deux mesures précédentes, que les variétés appartenant au domaine public sortent du champ d’application des nouvelles législations européennes et nationales.

Interpellez les pouvoirs publics sur ce sujet. L’enjeu est très peu médiatisé, mais il est loin d’être mince.


[1] Notez que les échanges de graines entre paysans étaient déjà interdits, étant considérés comme des ventes déguisées, ce qui est parfaitement injuste.

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