Parfois, on se demande où on va, si le monde marche vraiment
sur la tête, quand – et si – les gens vont finir par ouvrir les yeux et surtout
par se bouger que les choses évoluent.
On voit de plus en plus les grandes entreprises et les États
chercher à encadrer, à contrôler le vivant, et à le soumettre à leurs intérêts.
Un premier exemple : deux éleveurs bio de la région de
Grenoble, Irène Bordel et Étienne Mabille, ont dû porter devant le Tribunal
administratif de Grenoble la sanction qui leur avait été infligée par le préfet
de l’Isère pour avoir refusé de poser à leurs brebis une boucle dotée d’une
puce électronique. Leurs animaux avaient tous la classique boucle de plastique
à l’oreille, ils ne voyaient pas la nécessité d’en mettre une autre (moi non
plus). Résultat, le préfet leur a collé un bon coup bien ajusté sur le
nez : suppression de leurs aides européennes, forte amende, et un procès
au cul.
L’idée derrière la puce électronique à l’oreille, c’est
naturellement de mieux fliquer les éleveurs (que mangent leurs animaux ?
quels médicaments prennent-ils ? où sont-ils ?) et de leur donner au
passage de « bons conseils » (on imagine bien l’intérêt des grosses
entreprises là-dedans : alimentation animale, vétérinaires, ils doivent
déjà saliver en voyant la mine de renseignements sur des clients potentiels que
ce truc peut devenir). Les éleveurs en question ne s’y trompent pas et voient
déjà venir le moment où on les forcera à acheter le lecteur de la puce et le
logiciel qui ira avec. Ils n’ont pas fait ce métier pour être derrière un
ordinateur, ils voient ce conflit comme un combat pour la liberté. Et ils ont
bien raison.
Le Tribunal administratif leur a finalement donné raison,
mais la menace continue de planer : la tendance est bel et bien à de plus
en plus de contrôle, surtout contre les petits producteurs, et il n’y a pas
besoin d’être grand clerc pour savoir que d’autres affaires similaires
apparaîtront dans l’avenir. Ainsi, en avril dernier, Thibault Liger-Belair,
vigneron bio, a été convoqué devant le Tribunal correctionnel pour avoir refusé
de traiter ses vignes avec un insecticide chimique. Là encore, le Tribunal lui
a donné raison ; mais combien d’agriculteurs, et pour combien de temps
encore, accepteront de courir sans arrête le risque d’un procès au nom de leurs
conviction ?
L’argument de la vitrine, dans les deux cas ? La
sécurité, bien sûr. Elle sert décidément à tout. Ici, c’est la sécurité
alimentaire et la prévention des épizooties. Alors que les animaux sont déjà
très bien surveillés par le système classique et que rien n’indique qu’on fera
mieux avec des puces électroniques.
Plus encore ! Ce qui favorise les maladies animales, ce
n’est pas l’absence de puce électronique, c’est de bourrer les animaux d’antibiotiques
pour les faire grandir et grossir plus vite, c’est de leur donner de la merde à
bouffer, c’est de les faire se reproduire n’importe comment, c’est de les
entasser les uns sur les autres dans un espace minuscule ; bref, c’est
tout ce qui définit l’élevage industriel. Et pourtant, c’est ce dernier qui
vient ici donner des leçons de sécurité alimentaire aux éleveurs traditionnels.
Allez comprendre.
Autre exemple : les évolutions législatives sur les
semences végétales. Jusqu’à présent, seules celles qui étaient inscrites au
Catalogue officiel des espèces et variétés végétales pouvaient faire l’objet
d’une exploitation commerciale ; mais les jardiniers amateurs pouvaient
récolter et réutiliser comme ils l’entendaient les semences de n’importe quelle
plante, tant qu’ils n’en faisaient pas une utilisation commerciale ; et il
était également possible de vendre de petits sachets de n’importe quelles
semences[1].
Que propose l’Union européenne ? Déjà, seules les
micro-entreprises (10 salariés au plus) pourront continuer à vendre ces petits
sachets de semences. Pourquoi ? S’il s’agit de petits sachets, de toute
évidence, les acheteurs ne peuvent pas en faire une utilisation commerciale. Alors
quel est l’intérêt de la mesure, sinon limiter encore la diffusion des graines
non répertoriées ? Ainsi, Kokopelli, association qui milite pour la
variété des semences, mais qui compte plus de 20 salariés, ne pourrait plus
vendre ses sachets.
De la même manière, et à l’encontre de toute logique, la
définition de la « commercialisation » des semences devrait s’élargir
pour inclure… les semences non destinées à une utilisation commerciale. Ce qui
menace potentiellement toute plante non inscrite au Catalogue officiel, y
compris entre jardiniers amateurs.
Et pour quelles conséquences ? Un appauvrissement
génétique et botanique. Il y avait plus de 2000 variétés de pomme en France au
XVIIIe siècle ; dans le circuit classique de la distribution,
on en trouve aujourd’hui moins d’une dizaine. Ce qui a des effets pervers
nombreux : outre qu’on mange de manière infiniment moins variée, les
effets sur la sécurité alimentaire et sur l’environnement sont catastrophiques.
On standardise, on normalise les variétés végétales, et de plus en plus, on
clone. Or, des plantes plus semblables génétiquement, ce sont des plantes plus
fragiles face aux maladies et aux parasites ; ce sont des récoltes
menacées, ce sont davantage de produits phytosanitaires déversés dans la nature
pour pallier cette fragilité.
Qui profite du système ? Les marchands : de
semences, de machines, de puces électroniques, de produits phytosanitaires.
Mais ni les agriculteurs, ni les plantes cultivées ou les animaux élevés, ni
l’environnement, ni les citoyens consommateurs. Les marchands sont organisés en
lobbies puissants qui parviennent, principalement grâce à de beaux conflits
d’intérêts, à imposer leurs vues à des politiciens nationaux et européens qui,
de base, sont déjà assez acquis à leur cause.
Et ils n’ont pas l’intention de se laisser marcher sur les
pieds par de petits emmerdeurs dans notre genre, les marchands. Monsanto gagne
des procès un peu partout contre des agriculteurs accusés de replanter
illégalement des graines (illégalement = sans leur payer des royalties chaque
année).
Leur dernière trouvaille, pas des moindre : permettre
aux semenciers de breveter des « traits » caractéristiques d’une
variété végétale, et ce même si ces traits existent à l’état naturel et ont
seulement été découverts ou identifiés par un sélectionneur. Les producteurs de
semences vont ainsi pouvoir s’arroger l’exclusivité du droit à produire une
certaine couleur de tomates.
Que pouvez-vous faire ? Au moins, aider ceux qui
luttent. Kokopelli (que Tol Ardor a officiellement rejointe depuis 2013) a bien
besoin de vous, par exemple. Tol Ardor prévoit aussi le lancement d’un
jardin-conservatoire baptisé « le Jardin des (vieilles) plantes ».
Nous y cultiverons, selon nos principes, c’est-à-dire sans pétrole, sans
électricité, sans équipement industriel, de manière totalement biologique, des
variétés anciennes et menacées de fruits et de légumes. Un premier projet avait
vu le jour en Ariège, puis a dû être abandonné ; un autre est en cours
dans la région de Toulon ; une implantation plus importante et plus
durable devrait voir le jour dans les Hautes-Pyrénées dans les années à venir.
Vous pouvez ensuite vous opposer à certaines dérives
législatives. À mon sens, le vivant ne devrait pas être brevetable du
tout ; un être vivant n’appartient qu’à lui-même, même si un autre peut en
avoir la charge ; et les nouvelles variétés devraient être
systématiquement considérées comme faisant partie du domaine public.
Je me doute bien que les semenciers ne laisseront jamais
appliquer une telle législation. Mais en attendant une société qui ne serait
pas dirigées par les industriels et les financiers, on peut déjà demander trois
choses :
1/ Qu’une variété ancienne ne puisse en aucun cas être
brevetée, et soit forcément considérée comme relevant du domaine public ;
2/ Que les variétés nouvelles bénéficient de règles
particulières qui les fassent tomber dans le domaine public après un laps de
temps très court (5 ans au plus) ;
3/ Que soient absolument préservés et légalisés les échanges
de graines et les ventes de petits sachets de graines, et ce quels que soient
les acteurs de ces ventes et de ces échanges. Pour cela, il faut, en plus des
deux mesures précédentes, que les variétés appartenant au domaine public
sortent du champ d’application des nouvelles législations européennes et
nationales.
Interpellez les pouvoirs publics sur ce sujet. L’enjeu
est très peu médiatisé, mais il est loin d’être mince.
[1]
Notez que les échanges de graines entre paysans étaient déjà interdits, étant
considérés comme des ventes déguisées, ce qui est parfaitement injuste.
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