Sur la très complexe question des partis politiques, la Note sur la suppression générale des partis
politiques de Simone Weil offre des pistes de réflexion tout à fait
intéressantes. Écrit en 1940, trois ans avant sa mort, et repris dans les Écrits de Londres, il a été rédigé en
pensant à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale, mais
n’a rien perdu de sa pertinence.
Ce texte est certainement excessif par endroits :
ainsi, son refus de reconnaître aux partis politiques le moindre élément
positif pour en faire des entités à peu près exclusivement mauvaises (ils
seraient « du mal à l’état pur ou
presque ») est sans doute exagéré ; mais cela n’enlève rien à la
qualité générale de ce très court opuscule (une cinquantaine de pages sur un
petit livre écrit gros, on lit le tout en une heure).
Simone Weil commence par une analyse pertinente de la
démocratie : « la démocratie,
le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en
vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar,
au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement
parlementaires et légales de mettre les juifs dans des camps de concentration
[…], les tortures n’auraient pas eu un atome de légitimité de plus qu’elles
n’ont maintenant. » Elle ne va pas, comme nous, jusqu’à la remettre en
question, mais il faut resituer cela dans le contexte : en 1940, il
fallait effectivement être démocrate, car la démocratie était l’outil le plus
pertinent pour le plus grand bien, et ce même si, en 2015, elle a cessé depuis
longtemps d’être un élément de solution pour devenir une partie du problème.
Elle analyse particulièrement bien les trois causes qui
rendent les partis politiques si néfastes : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion
collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à
exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui
en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout
parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. »
Elle comprend particulièrement bien le troisième point, ce « retournement de la relation entre fin et
moyen » qui est une caractéristique majeure de notre société – et
probablement de toute société, découlant d’une caractéristique de la nature
humaine : « La transition est
facile. On pose en axiome que la condition nécessaire et suffisante pour que le
parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe
est qu’il possède une large quantité de pouvoir. Mais aucune quantité finie de
pouvoir ne peut jamais être en fait regardée comme suffisante, surtout une fois
obtenue. Le parti se trouve en fait, par l’effet de l’absence de pensée, dans un
état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du
pouvoir dont il dispose. […] Exactement comme si le parti était un animal à l’engrais,
et que l’univers eût été créé pour le faire engraisser. »
Elle mentionne également le fait qu’à partir du moment où
les partis existent dans un pays, ils deviennent rapidement un passage obligé,
si bien qu’on n’a plus aucune possibilité d’agir en politique pour le bien
public sans passer sous leurs fourches caudines : « Quand il y a des partis dans un pays, il en
résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir
efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti, et jouer le
jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser
efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à
y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des
partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien
public. »
Elle affirme, avec justice, que l’étouffement de la
recherche de la vérité par l’esprit de parti vient entre autres de l’Église,
qui a exigé une soumission totale des esprits à son autorité. Mais elle prend
du recul, ce qui lui permet de dépasser ce lieu commun : « Que l’Église fondée par le Christ ait ainsi dans
une si large mesure étouffé l’esprit de vérité – et si, malgré l’Inquisition,
elle ne l’a pas fait totalement, c’est que la mystique offrait un refuge sûr –
c’est une ironie tragique. On l’a souvent remarqué. Mais on a moins remarqué
une autre ironie tragique. C’est que le mouvement
de révolte contre l’étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris
une orientation telle qu’il a poursuivi l’œuvre d’étouffement des esprits. »
Là encore, la nature humaine abonde dans ce sens, car « c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus
confortable que de ne pas penser. »
De tous ces points, sur lesquels on peut difficilement
donner tort à Simone Weil, elle déduit que les partis politiques doivent être purement
et simplement supprimés. Pour elle, les candidats doivent se présenter devant
le peuple non pas en se définissant par l’étiquette d’un parti, mais en
exprimant leurs idées sur telle ou telle question. Les alliances, par la suite,
doivent se faire au cas par cas selon le jeu des affinités, puisque « je peux très bien en accord avec M. A. sur
la colonisation et en désaccord avec lui
sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B. »
Si je suis mon sentiment, je dois dire que j’approuve :
tout porte à croire – l’histoire, l’actualité, la réflexion – qu’on se
porterait mieux sans les partis politiques qu’avec. Cependant, cette idée pose quelques
problèmes que l’auteur n’examine pas. Dans l’ensemble, on peut faire à ce texte
trois reproches majeurs.
Le premier est une lecture peu critique de Rousseau. Simone
Weil affirme que « Rousseau partait
de deux évidences. L’une, que la raison discerne et choisit la justice et
l’utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L’autre, que
la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus
souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit
tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées
entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable
de chacune et diffèreront par les injustices et les erreurs. C’est uniquement
en vertu d’un raisonnement de ce genre qu’on admet que le consensus universel indique la vérité. »
Or, ces deux évidences sont tout à fait contestables. Que la
raison tende vers le bien alors que le mal viendrait des passions, des affects,
des sentiments, cela n’est pas toujours vrai : la raison peut parfaitement
choisir le mal si elle n’est pas éclairée par la morale, qui lui échappe
toujours en partie. Le totalitarisme nazi, pour reprendre l’exemple de Simone
Weil, loin d’être une explosion de violence barbare, un retour en arrière, est
au contraire un système parfaitement rationnel, qui n’aurait aucunement pu voir
le jour en-dehors de la civilisation technicienne, industrielle et
rationaliste.
De même, si la raison diffère moins que les sentiments d’un
individu à l’autre, on peut difficilement croire pour autant qu’elle soit
exactement la même chez tous. Face aux mêmes données et avec un but identique,
deux personnes différentes peuvent raisonner de manière différente ; c’est
ainsi que l’examen des mêmes données historiques, économiques et sociales, peut
conduire certains à promouvoir le libéralisme et d’autres le dirigisme, alors
qu’ils poursuivent le même but – le plus grand bonheur pour tous.
Pour ces deux raisons, le consensus universel n’est nullement
un critère de vérité, et s’est d’ailleurs très souvent trompé – ce que Simone
Weil ne relève pas. De la même manière, on aurait pu espérer une critique un
peu poussée de la notion de « volonté générale » – mais peut-être cela
aurait-il emmené l’auteur trop loin : sur des réflexions trop longues et
trop critiques vis-à-vis de la démocratie.
Le second reproche que j’adresserais à Simone Weil est de ne
pas examiner la question de la liberté d’association. Cela semble ne pas la
gêner le moins du monde, comme si cette liberté, ce droit fondamental, était en
réalité dénué de toute valeur. À mes yeux, il a au contraire une valeur
extrême, et interdire purement et simplement les partis politiques me semble
contradictoire avec cette liberté. Plutôt que de supprimer les partis politiques,
dont il semble de toute manière impossible d’empêcher qu’ils renaissent sous
forme de simples associations (qui pourraient se fédérer autour d’un ensemble d’idées,
autour d’une revue, voire autour d’une personne, ce qu’on ne pourrait interdire
sans sombrer dans une franche dictature), il serait donc préférable de limiter
drastiquement leur intervention dans la vie politique.
Comment ? On peut penser à plusieurs moyens. Le principal
serait d’interdire à un candidat de se revendiquer pour une élection d’un
parti, d’une association etc., et surtout, inversement, d’interdire à tout parti
ou association de l’investir, de financer sa campagne, de l’aider à accéder au
pouvoir, ainsi que de leur interdire d’accorder quelque avantage matériel que
ce soit à une personne exerçant des responsabilités politiques. Ainsi, sans
nuire à la liberté d’association, on pourrait remédier aux principales nuisances
liées aux partis politiques mais également au lobbying – une autre plaie assez
proche.
On peut penser à d’autres moyens, bien sûr, compatibles avec
cette première piste : je ne prétends pas à l’exhaustivité. L’essentiel
est de garder en tête notre double but : préserver la liberté d’association,
y compris autour d’idées politiques, tout en supprimant les effets pervers
induits par les partis, c’est-à-dire en les empêchant d’intervenir concrètement
dans la vie politique en tant que partis ou qu’associations.
Cela pose un autre problème – et ne pas l’examiner est le
troisième reproche que j’adresserais à Simone Weil : si les partis politiques
ou les associations ne peuvent plus investir de candidats et financer leurs
campagnes, qui le fera ? S’ils on demande aux candidats de le faire eux-mêmes,
ça ne peut mener qu’à la ploutocratie, le pouvoir des plus riches : eux
seuls seront à même de débourser les sommes qu’implique une campagne
électorale, et les élus se limiteront à peu près aux notables locaux et aux
élites sociales ; ce qui est évidemment inacceptable.
Il faudrait donc que ce soit l’État qui finance les campagnes
des candidats, non plus en les remboursant a
posteriori comme c’est le cas actuellement, mais en accordant à chacun d’entre
eux une somme d’argent identique préalablement aux élections. Cela signifie qu’on
cesserait de rembourser les candidats en fonction de leurs résultats électoraux ;
il faudrait donc être particulièrement attentif à éviter les candidatures
fantaisistes ou ceux qui ne se présenteraient que pour toucher la somme d’argent.
On pourrait exiger des candidats qu’ils dépensent effectivement la somme
allouée pour leur campagne et qu’ils soient astreints à rembourser les sommes
dont ils ne pourraient pas justifier la dépense.
Il serait également nécessaire de faire valider les
candidatures afin d’éviter leur inutile multiplication, par exemple en exigeant
pour qu’elles soient validées qu’elles recueillent un certain nombre de
signatures de soutien ; le nombre et la qualité ou le statut des
signataires dépendraient de l’élection considérée.
On pourrait évidemment aller encore plus loin et envisager d’autres
systèmes que les élections. Pour Simone Weil, les campagnes électorales « sont de la prostitution ». Mais se
passer des élections « suppose une
vie sociale qui n’ait pas le caractère à la fois grégaire et désertique de
celle d’aujourd’hui. Si les groupements de jeunesse, œuvres éducatives, etc.,
si la vie locale se développent, des hommes d’élite pourront être connus dans leur
région sans être dégradés par la publicité. » (Simone Weil, Idées essentielles pour une nouvelle constitution)
L’idée n’est pas mauvaise, mais me semble un peu aléatoire.
Si la Royauté participative que nous appelons de nos vœux doit effectivement,
entre autres, servir à repérer et à faire émerger ces « hommes d’élite »
afin de les appeler à exercer des responsabilités publiques, il me semble
néanmoins que nous ne pouvons guère nous passer complètement des élections, au
moins à petite échelle.
Encore une fois, ces mesures ne prétendent pas à l’exhaustivité ;
elles constituent seulement des pistes de réflexion pour supprimer les pires conséquences
de l’existence des partis politiques sans pour autant piétiner une liberté
fondamentale, ce qui est toujours extrêmement dangereux. Elles ne peuvent
évidemment pas être explorées dans le cadre de notre société : les partis,
qui tiennent le pouvoir, ne s’en laisseront pas dépouiller. En revanche, elles
peuvent être expérimentées dans le cadre d’une communauté alternative comme Tol
Ardor ou Nildanirmë.
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