J’ai longtemps cru que l’instauration d’un contre-modèle
avait quelques chances (de bien maigres chances, mais c’est mieux que pas de
chance du tout) d’enclencher un processus menant à une réelle amélioration de
la situation de l’humanité, en particulier sur le plan écologique et sur celui
des inégalités entre les hommes. Il me semblait qu’un contre-modèle
suffisamment visible et suffisamment efficace aurait été de nature à convaincre
assez rapidement une masse importante de personnes et ainsi à entraîner les
bouleversements nécessaires. C’était la base du projet ardorien.
Je ne le crois plus, ou presque plus. À mon avis, il est
déjà trop tard. Pas sur le plan des inégalités (sur ce plan, il n’est jamais
trop tard : l’humanité peut en baver durement, mais elle garde toujours
une chance de se redresser), mais sur celui de l’environnement, clairement. Tous
les processus de destruction de la nature telle que nous la connaissons sont
trop profondément amorcés pour qu’on puisse encore y revenir : sur le
réchauffement climatique, sur les pollutions diverses, sur la réduction de la
biodiversité, sur la destruction des écosystèmes, toutes choses dont dépend
notre survie dans des conditions dignes, nous avons sans doute franchi un point
de non-retour.
En 1788, le cumul de la dette publique, du niveau record des
inégalités et du blocage total du système politique et social rendait la
Révolution française inévitable. Nous sommes aujourd’hui dans une configuration
comparable à bien des égards, sauf que d’une part il faut ajouter la crise
environnementale au tableau, et que d’autre part les problèmes sont aujourd’hui
non plus nationaux, mais mondiaux. Autrement dit, nous ne sommes probablement
pas à la veille de 1789 ; nous sommes bien plus probablement à la veille
de 476, à la fin de l’Empire romain – c’est-à-dire à la veille d’un
bouleversement civilisationnel, pour ne pas dire d’un effondrement de civilisation.
Paul Valéry écrivait que « deux dangers ne cessent de
menacer le monde : l’ordre et le désordre. » Je crois qu’à présent,
il n’y a plus devant nous que deux avenirs possibles : le totalitarisme ou
le chaos.
Le totalitarisme adviendrait dans le cadre d’un effondrement
suffisamment lent. Les élites (sans doute très largement les élites actuelles,
avec de possibles modifications marginales – élimination ou inversement
élévation de quelques familles) auraient alors le temps de s’organiser pour
capter les richesses restantes (eau, nourriture, énergie). Les inégalités atteindraient
un niveau sans précédent, la société ne pouvant alors plus tenir que par la
mise en place d’un ou plusieurs totalitarismes à grande échelle, seul moyen d’empêcher
les révolutions. La terre serait alors une gigantesque poubelle dans laquelle
des masses tenteraient de survivre dans une extrême précarité, tandis qu’une
petite élite vivrait dans des petits paradis plus ou moins préservés. On ne
peut à peu près rien dire d’autre sur ces totalitarismes futurs, car ils
dépendront du niveau d’avancement technique à ce moment-là. Une seule chose est
certaine : la technique étant déjà ce qu’elle est, ils seront pires que
ceux que nous avons connus dans le passé.
Si l’effondrement est plus rapide, il est probable que les
sociétés n’auront pas le temps de réagir ; les totalitarismes n’auraient
alors pas le temps de cristalliser, et nous basculerions dans le chaos (c’est
très largement ce qu’il s’est passé à la fin de l’Empire romain, justement) ;
chaos qui durerait ensuite le temps nécessaire pour que les sociétés s’adaptent
à cette nouvelle planète et se réorganisent en conséquence, ce qui peut prendre
quelques siècles (après 476, il a fallu attendre 300 ans pour retrouver le
semblant de civilisation de l’empire carolingien, puis encore 300 de plus pour
arriver à la grande civilisation du XIIe siècle).
Ce constat un peu sombre n’enlève rien, il me semble, à la
pertinence de mes premières analyses : chercher à fonder des
contre-modèles est plus que jamais nécessaire. Bien sûr, face à un
totalitarisme, ils seraient immédiatement balayés ; mais de toute manière,
face à un totalitarisme disposant de la technique moderne, rien ne résistera : il est donc inutile de préparer autre chose.
En revanche, si c’est le chaos qui l’emporte, des communautés
plus ou moins importantes pourront constituer des refuges et des îlots de
préservation de quelques restes de notre civilisation (art, connaissances,
culture etc.), de la même manière qu’après la chute de l’Empire romain, les
villes, sous l’autorité des évêques qui avaient pris le relais des défuntes
autorités civiles impériales, sont restées des îlots de tranquillité relative. Ces
communautés pourront prendre des formes très diverses (Tol Ardor est une
proposition parmi de nombreuses autres), mais elles ne devront pas être trop
petites (l’espoir d’une autarcie individuelle ou même familiale, nourri par quelques
survivalistes, est une pure chimère), et elles auront intérêt à travailler en
réseau, ce qui impliquera de mettre leurs différences de côté pour insister sur
ce qui les rassemblera.
La conclusion est double. D’une part, il faut dès à présent travailler
à fonder ces contre-modèles, ces petites communautés, et à les mettre en
réseau. D’autre part, si vraiment nous avons le choix entre le totalitarisme et
le chaos, il faut favoriser ce qui peut mener au chaos. Car, comme l’écrivait
Romain Rolland, « quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un
commencement de justice. »
Une dernière citation pour finir ? La Fontaine, cette
fois :
« Les oisillons, las de l’entendre,
Se mire à jaser aussi confusément
Que faisaient les
Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche seulement.
Il en prit aux uns comme aux autres :
Maint oisillon se vit esclave retenu. »
Bonjour, j'aime toujours autant vos grandes réflexions, même si je suis en désaccord.
RépondreSupprimerSi j'essaie de comprendre pourquoi vous et Valery voyez dans l'ordre un danger, je distinguerais l'ordre-rangement et l'ordre-organisation. Le rangement c'est le maniaque qui veut que tout soit propre, aligné, chronométré. L'organisation c'est la construction de relations complexes entre des éléments disparates. En terme biologique, une forêt est une organisation d'une complexité aussi formidable qu'elle est fouillie — une plantation est bien rangée, mais moins riche. Politiquement le rangement est totalitaire. Il est frère du chaos bien plus qu'il ne s'y oppose, ils s'appellent l'un l'autre, se répondent d'une décennie à la suivante. Pour se développer au delà du stade rudimentaire l'ordre (j'emploie maintenant ce mot au sens d'organisation) a besoin de la liberté.
Nous vivons la fin d'une période d'accroissement de la liberté. Cela a permis un accroissement inouïe de la complexité de nos sociétés. Mais un système aussi peu durable ne peut être qualifié d'ordonné. Faut-il réduire les libertés ? Non, nous avons besoin de changer, de vivre autrement, et un tel changement ne peut s'imposer d'en-haut, pire, essayer de l’imposer c’est le retarder. Nul ne viendra à notre aide, nous devons faire une révolution, une révolution humaine, totale, mystique et non politique. En cette année de centenaire je ne peux m'empêcher de vous citer Péguy que vous appréciez surement : "Une révolution n'est vraiment et pleinement révolutionnaire et ne réussit comme révolution que si elle atteint, comme d'un coup de sonde, que si elle fait surgir et sourdre une humanité plus profonde que l'humanité de la tradition à qui elle s'oppose, à qui elle s'attaque ; elle ne vaut que si elle met dans le commerce une humanité plus profonde et, proprement, plus traditionnelle, que l'humanité courante, que l'humanité actuelle, usuelle, que l'humanité connue ; elle ne vaut que si elle apporte ce merveilleux renouvèlement, ce merveilleux rafraîchissement de l'humanité, par approfondissement, qui donne tant de jeune ivresse aux véritables crises révolutionnaires, dans toute leur peine, dans toute leur misère, dans tout leur effort ; au fond une révolution n'est une pleine révolution que si elle est une plus pleine tradition, une plus pleine conservation, une antérieure tradition, plus profonde, plus vraie, plus ancienne, et ainsi plus éternelle."
Je défends donc et l'ordre et la révolution. Ce n'est pas contradictoire : l'ordre n'implique pas la conservation et la révolution n'implique pas le chaos. Et c'est bien là que nous sommes en désaccord. Si nous sommes en 476 que devons-nous faire : précipiter l'effondrement des restes d'empire, encourager gyrovagues et razzias, destructions du patrimoine et oubli des coutumes, faire table rase du passé ? Ou bien sauver ce qui peut l'être, l'art, le droit, la science, la joie des fêtes populaires, le sens du sacré et de la vie tragique, faire que la révolution qui s'annonce, chrétienne hier, écologique demain, faire que le nouveau monde qui s'annonce n'oublie pas ce qu'il y avait d'accompli et de vivant dans l'ancien ?
Comment fait-on une nouvelle civilisation ? C'est à chacun de répondre à cette question qui est celle de la vocation, mais nous avons besoin de héros et de saints autant que d'ordre. S'il vous faut à tout prix une réponse politique, encourager le chaos semble être logique, mais justement, s'il vous faut à tout prix une réponse politique, c'est que vous n'êtes pas dans un enjeu de civilisation.
Et franchement, encourager le chaos qu'est-ce que ça veut dire ? Encourageriez-vous les émeutes dans les banlieues, la prise de pouvoir de l'ISIL, ou les diverses crises institutionnelles ? Que vous soyez désabusé je l'entends bien, mais haut les cœurs bon sang !
Bonjour,
SupprimerDéjà, merci pour vos compliments. Et pour ce qui est de nos désaccords, je crois qu’ils ne sont pas si importants que vous semblez le croire.
Je vais commencer par la toute fin : le cœur, je le porte assez haut, à dire vrai. Je mène depuis 15 ans Tol Ardor, qui est un projet de civilisation, et très loin d’être uniquement politique (premier point où on se retrouve parfaitement) ; et ni la lenteur de notre progression, ni l’abandon de certains amis et membres ne parviennent à me faire désespérer de la cause. Je suis tout sauf un anarchiste, et tout sauf un désespéré : je lutte au contraire de toutes mes forces (ou presque, tout le monde a ses faiblesses) pour l’avènement, non pas du désordre, mais d’un nouvel ordre – j’y reviendrai.
Continuons avec les points d’accord. Je me retrouve, évidemment, dans chaque mot du génial et sublime Péguy : il pourrait avoir écrit en pensant à Tol Ardor tant chaque ligne colle à notre ADN. D’accord aussi, entièrement, sur la volonté de conserver l’art, la science, la culture, et j’ajouterais aussi un certain confort minimal, une médecine qui ne soit pas totalement nulle, une solidarité sociale etc. A vrai dire, c’est exactement le cœur du projet ardorien : puisque la civilisation que nous connaissons ne peut que s’effondrer, selon nous, nous voulons justement construire une communauté suffisamment large, vaste, nombreuse, ordonnée (on y revient !) pour préserver tout cela. C’est la grande nouveauté de ce que nous proposons par rapport aux survivalistes ou aux communautés utopiques classiques.
D’accord enfin avec la distinction que vous établissez entre les deux catégories d’ordre.
Qu’est-ce qui reste pour nous séparer ? Pas grand-chose ; en fait, sans doute uniquement des malentendus dus au fait que j’ai trop rapidement écrit ce billet, et donc pas assez expliqué ma pensée.
SupprimerLe premier, c’est que ma comparaison avec 476 a une limite que je suis coupable de n’avoir pas évoquée : c’est qu’en 476, il n’y avait justement aucun risque totalitaire. Le chaos était le seul risque, et tout devait être fait pour l’éviter (même si, en 476, il y a belle lurette qu’il était devenu inévitable). De nos jours, ce n’est pas la même chose ; la comparaison avec 476 m’intéresse car elle permet de montrer aux gens que les civilisations sont mortelles, qu’une société peut disparaître sans laisser place rapidement à autre chose. 1789 ne fait peur qu’aux plus riches, parce qu’ils sont les seuls à avoir vraiment quelque chose à y perdre ; mais tout le monde a à perdre à 476. C’est le sens de ma comparaison ; elle ne doit pas occulter le risque de totalitarisme.
Le second, c’est que je n’ai pas assez précisé ce que j’entendais par « chaos ». Ce ne sont certainement pas les émeutes de banlieues : ça, ce serait probablement le plus sûr moyen d’aboutir au totalitarisme, au contraire ! J’ai dit qu’il fallait encourager ce qui mène au chaos ; c’est très différent du chaos immédiat. L’immobilisme des politiques, par exemple, c’est tout sauf du chaos immédiat, mais c’est le meilleur moyen d’aller vers le chaos, parce que nos sociétés prennent du retard qu’elles ne pourront plus rattraper le moment venu. Une situation d’émeutes, en revanche, représenterait du chaos sur le très court terme, mais à l’évidence le gouvernement reprendrait très vite la main et durcirait le régime ensuite : on se rapprocherait alors du risque totalitaire.
Bref, quand je disais qu’il fallait favoriser le chaos, je n’incitais personne à commettre des violences, des actes de terrorisme ou à déclencher des émeutes. Il faut être plus intelligent que ça, et penser toujours au long terme : qu’est-ce qui peut fonctionner, et qu’est-ce qui ne le peut pas ? Et à quoi mèneront probablement les actions que nous enclenchons ?
Pour finir, je ne peux que vous renvoyer vers le site de Tol Ardor (vous trouverez le lien sur le blog, si ça vous intéresse, ou alors Google vous renseignera). La partie sur la spiritualité et les religions est encore en reconstruction, et c’est bien dommage, c’est peut-être celle qui vous aurait le plus intéressé, mais d’ici quelques semaines, elle devrait être en ligne : d’ici-là, vous avez le temps de flâner dans les autres sections. Et votre avis sur tout ça m’intéresserait au plus haut point.