lundi 29 septembre 2014

“Not in my name”, une initiative justifiée, ou Pourquoi les hérétiques sauveront le monde


Après les assassinats d’otages par les terroristes affiliés au califat autoproclamé d’al-Baghdâdî, des musulmans du monde entier ont tenu à se désolidariser de ces actes de barbarie en affirmant qu’ils n’avaient rien à voir avec l’islam tel qu’ils le pratiquaient. Initiative a priori louable et dont je n’imaginais pas qu’elle pût susciter de réelle critique, sauf à considérer – hypothèse à mon sens hautement improbable – que tous ces gens ne seraient que des menteurs et des hypocrites faisant usage de taqîya, la dissimulation légale permis par certains courants de l’islam.

Et pourtant, la polémique commence à enfler. Motif : les musulmans n’auraient pas à s’excuser pour les actes commis par l’État islamique.

Autant le dire tout de suite : ceux qui vont dans ce sens n’ont rien compris à cette initiative. Ceux qui y participent ne s’excusent pas : ils se désolidarisent ; ça n’a absolument rien à voir. Ont-ils à le faire ? Personne ne peut l’exiger d’eux, mais à l’évidence ils ont raison de le faire.

La première raison en est que, contrairement à ce qu’on entend ici ou là, les atrocités commises par Daesh n’ont pas « rien à voir avec l’islam ». D’abord parce qu’elles sont commises au nom de l’islam. On peut dire que c’est un islam mal compris, fondamentaliste, condamné par l’essentiel des autorités religieuses de l’islam, on peut dire qu’on trouve les mêmes atrocités commises par des membres d’autres religions, il n’en reste pas moins que c’est de l’islam que se revendiquent les monstres qui commettent ces atrocités-là. Ensuite parce que ces actes de barbarie ne sont pas sans fondement scripturaire dans les textes sacrés de l’islam, le Coran et surtout les hadiths. Là encore, on peut dire que la Bible contient autant d’appels au meurtre que le Coran, mais ça ne change rien au fait que le Coran contient des appels au meurtre.

Conclusion : les actes de barbarie commis par l’État islamique ne sont certainement pas constitutifs de l’islam ou structurellement liés à lui, ils ne représentent certainement pas la totalité ni même la majorité de l’islam, ils ne sont pas « le vrai » ou « le bon » islam, mais ils ne sont pas non plus sans aucun rapport avec l’islam. De même qu’il serait absurde de prétendre que les croisades ou les procès de l’Inquisition étaient sans rapport avec le christianisme : c’était un christianisme déformé et très mal compris, mais la base chrétienne était bel et bien là.

La seconde raison pour laquelle les musulmans font très bien de se désolidariser publiquement de l’État islamique est que ce dernier, que ça nous plaise ou non, prétend parler en leur nom. Dans ses déclarations, il se revendique non seulement de l’islam, mais encore comme le seul islam véritable, et il considère les musulmans qui s’opposent à lui comme des traîtres qui méritent la mort.

C’est pour cela que, quand on tombe sur un article du Nouvel Observateur qui affirme que les musulmans n’ont pas à se désolidariser de Daesh puisque les femmes n’ont pas à se désolidariser de Nabila ou les porteurs de prothèses d’Oscar Pistorius [sic !], il y a de quoi être atterré par un degré de réflexion aussi bas. Nabila ne prétend pas parler au nom des femmes, ou Pistorius en celui des porteurs de prothèses !

Prenons le cas du christianisme. Si un catholique pratiquant assassine sa femme parce qu’elle le trompe, je n’ai pas à me désolidariser de lui, parce qu’il n’a pas commis ce meurtre au nom de sa foi, et parce qu’il ne prétend pas parler en mon nom. Mais quand l’Église de France affirme qu’au nom d’une anthropologie chrétienne, elle ne peut pas accepter le mariage ou l’adoption pour les couples homosexuels, il est alors de mon devoir de chrétien de me désolidariser d’elle, et de le faire publiquement, pour montrer que, contrairement à ce qu’elle voudrait laisser croire, le christianisme ou le catholicisme ne sont pas uniformes sur ce sujet et ne se réduisent pas à l’idéologie portée par leurs autorités.

Eh ! Tous les beaux parleurs qui s’offusquent que les musulmans aient à se désolidariser des actions de l’État islamique, ou étiez-vous lorsque nous étions nombreux, catholiques progressistes, à affirmer notre soutien à la loi Taubira ? Que ne faisiez-vous vos discours alors ? Pourquoi ne pas nous avoir rassurés, nous aussi, en nous disant que bien sûr, vous ne faisiez pas d’amalgame, et qu’il était bien évident pour vous que le christianisme n’avait rien à voir avec la position de l’Église de France ? Pourquoi ne vous offusquiez-vous pas, déjà, de nous voir non seulement devoir nous désolidariser, mais encore affronter le scepticisme de ceux qui nous considéraient forcément comme des crypto-réactionnaires ?

Alors de grâce, un peu de bon sens. Arrêtez de voir de l’islamophobie partout : quand une autorité (car, que vous le vouliez ou non, le califat dispose de facto d’une certaine autorité) prétend parler ou agir au nom d’un groupe ou d’une communauté, ceux qui, en son sein, ne sont pas d’accord avec ce qu’ils disent ou font ont le devoir de le faire publiquement connaître.

Inversement, d’autres vont inévitablement me dire que les partisans de l’État islamique sont ceux des musulmans qui respectent le mieux les textes sacrés de leur propre religion ; tant il est vrai qu’entre l’islamophobie réelle et la dénonciation hystérique d’une islamophobie fantasmée à propos de tout et n’importe quoi, le juste milieu semble décidément, pour beaucoup, bien difficile à tenir – voire à comprendre.

Peut-être. Mais j’ai envie de dire : et alors ? Ce qui m’intéresse dans l’islam, ce n’est pas le corpus des textes sacrés, c’est que, concrètement, les croyants en font. Un juif qui lapiderait à mort une femme qui n’arriverait pas vierge au mariage respecterait mieux la Torah qu’un autre qui ne le ferait pas. Lequel serait le meilleur juif ?

On peut jouer à ce petit jeu avec n’importe quelle religion, et à n’importe quelle époque. Avant le Concile de Vatican II, le catholique qui refusait le dialogue inter-religieux était celui qui respectait le mieux la doctrine officielle. Après la publication de l’encyclique Mirari vos en 1832, c’était celui qui s’opposait à la liberté de la presse. En 2014, c’est celui qui s’oppose à la prêtrise des femmes, à la communion pour les divorcés-remariés, à la contraception, et qui affirme qu’un acte homosexuel est un péché contre-nature.

C’est bien pour cela que ce sont les hérétiques de toutes les religions qui sauveront, en fin de compte, les religions auxquelles ils appartiennent. Les hérétiques de 1961 qui affirmaient la nécessité d’un dialogue inter-religieux ou de la liberté religieuse se sont soudainement vus légitimés quatre ans plus tard, et ils ont permis à l’Église catholique de ne pas devenir une secte sans plus de rapport avec le reste de la société. De même, aujourd’hui, les musulmans qui n’appliquent pas les passages du Coran ou des hadiths appelant à la violence sont peut-être des hérétiques ; il y en a d’autres, encore plus hérétiques qu’eux, qui pensent que les hadiths, voire le Coran, ne sont pas la Parole même de Dieu, mais Sa Parole interprétée et, parfois, déformée par les hommes.

Ils sont sans doute hérétiques ; ils n’en sont pas moins l’avenir de l’islam.

6 commentaires:

  1. Oui et…non. Bon, il va de soi – et je crois que tu seras d’accord – que ce qui est difficile à supporter ce sont les injonctions des bonnes âmes adressées aux Musulmans pour qu’ils se prononcent contre Daesh, rendant tout silence de leur part suspect, ce qui ressemble bel et bien à du chantage. Reste à savoir à quoi répondent les prises de position lorsqu’elles viennent des Musulmans eux-mêmes (cas #NotInMyName). Qu’est-ce qui les motive ? Pourquoi se sentent-ils dans l’obligation, non pas de s’excusez, comme tu le dis bien, mais de se détacher de ce côté obscur de l’Islam ? Personnellement je trouve que les prises de position condamnant Daesh sont les bienvenues lorsqu’elles émanent d’organes représentatifs (Conseil français du culte musulman, imams, etc.) même si l’Islam n’est pas d’une seule hiérarchie. Mais s’agissant du « Musulman lambda », en quoi devrait-il se sentir dans l’obligation de nous rappeler que lui, c’est autre chose ? N’est-ce pas prendre ses coreligionnaires qui ne se prononcent pas en otage ? N’est-ce pas entretenir le mythe qu’il y aurait deux Islams, l’un bon l’autre méchant ? (ce que tu sembles un peu insinuer…). J’ai déjà vu des commentaires ici et là se moquant de la faible participation lors de la manif devant la Mosquée de Paris il y a deux jours, commentaires insinuant que tous les autres, les absents, cautionneraient Daesh. « Qui ne dit mot consent », disent-ils. Dans ces conditions, quoi qu’il arrive, quoi qu’ils fassent, les Musulmans sont perdants. Ne devraient-on pas plutôt rappeler un principe de base du droit en démocratie, celui de la responsabilité individuelle, pour rappeler que les Musulmans (nationaux ou pas) présents dans nos sociétés n’ont pas à se justifier car ils n’ont rien fait ? Qui plus est parce que notre société est laïque ? Voilà un peu ce qui me trottine dans la tête à ce sujet. Je ne veux évidemment pas juger ceux qui participent à une campagne comme #NotInMyName, campagne motivée par des bonnes intentions. Je me pose plutôt des questions sur la signification (cette signification qui échappe à l’émetteur du message) et les effets de ce type de campagne.

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    1. Je te répondrai encore par l'exemple des catholiques favorables à la loi Taubira face aux déclarations des autorités de l'Eglise de France : n'était-ce pas notre devoir que de nous désolidariser ? Et j'insiste : quand on voit que des associations cathos parmi les plus progressistes, comme la CCBF, ont refusé de prendre position sur le sujet, oui, c'était bien aux catholiques lambda de prendre la parole !

      Sinon, il ne faut pas non plus s'étonner que des généralités et des amalgames fassent leur chemin dans les têtes. Si, quand les évêques de France lancent des centaines de milliers de personnes dans les rues contre le mariage pour tous, des cathos lambda ne s'expriment pas publiquement en faveur de cette loi, comment peut-on demander au reste de la population de ne pas faire d'amalgame ? Si les cathos progressistes ferment leur gueule, comment demander aux gens de faire la différence entre les cathos progressistes et le discours des évêques ? Tu ne peux pas ne jamais prendre la parole et ensuite t'étonner de ne pas être entendu !

      Ensuite, bien sûr qu'il y a deux islams, un bon et un méchant ! Je ne vois pas où est le "mythe" là-dedans ! Il me semble absolument évidemment que l'islam de ma bouéni, qui est très pieuse et une des femmes les meilleures et les plus honnêtes que je connaisse, est un bon islam, une richesse pour le monde, alors que celui qui pousse des gens à décapiter des innocents est un mauvais islam.

      Ou est le problème à affirmer cela ? Ça marche avec toutes les religions et toutes les croyances ou idéologies du monde, tu sais : il y a un bon et un mauvais christianisme, un bon et un mauvais athéisme, un bon et un mauvais communisme.

      Ensuite, on ne peut pas non plus tomber dans l'excès inverse, qui consiste à dire que "qui ne dit mot consent" et à exiger de chaque individu qu'il se prononce personnellement. De même que parmi la grande majorité de cathos qui sont restés silencieux sur la loi Taubira, il y avait des opposants comme des partisans. Mais encore une fois, ça n'enlève rien au devoir pour ceux qui ont les moyens de parler de le faire.

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    2. Plus qu'un bon et un mauvais Islam, il y a un bon et un mauvais usage de l'Islam comme il y a un bon et un mauvais usage des Évangiles (la mesure se faisant par la propension à nuire à autrui). Je comprends bien ton point de vue et la nécessité de vouloir éviter les amalgames, moteur et raison de la campagne #NotInMyName. Seulement, je me pose des questions sur la réception de ce type de message dans nos sociétés (je pense en particulier aux crispations en France) et d’un éventuel effet contreproductif, en rendant tout musulman silencieux suspect d’être complice de ce "mauvais Islam". Mon exemple sur la manifestation à la Mosquée de Paris me semble assez éloquent. C’est tout de même drôle que l’on demande d’un côté (et jusqu’à l’hystérie) aux Musulmans de se plier aux normes de la laïcité (laïcité souvent mal comprise, mais ce n’est pas le sujet ici) et que l’on exige d’eux, de l’autre, de parler au nom de leur religion. Bref, j’ai peur que les "gentils Musulmans" ne soient vus que comme une exception à la règle. Mais bon, tu as peut-être raison car s’ils ne faisaient rien on le leur reprocherait fortement (c’est pour ça que je dis qu’ils sont de toute façon perdants).

      Cela étant dit, je viens de penser à la réception éventuelle de la campagne auprès des Musulmans eux-mêmes et là c’est peut-être une autre histoire - à laquelle je n’ai pas réfléchi, je n’y pense que maintenant ☺

      Pour ce qui est de la comparaison avec l’attitude des catholiques "progressistes" lors du mariage pour tous, il me semble y voir une différence importante : concernant le mariage homosexuel, les catholiques favorables à la loi comme toi et moi étions (et sommes toujours) en contradiction avec le discours de l’Église. Nous ne pouvions pas dire "le catholicisme ce n’est pas ça", car, justement, le discours du magistère n’est pas le nôtre et se trouve plutôt être du côté de la "Manif pour tous" et autres abbés Grosjean. Nous pouvons dire "les Évangiles ce n’est pas ça", mais là on nous dirait d’aller voir ailleurs, comme ça m’a été dit plusieurs fois. Cela dit, je crois, comme toi, que nous aurions dû nous faire entendre plus que ça à l’époque (les choses ont un peu changé depuis quand-même).

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    3. Moi aussi, je comprends ton point de vue et l'idée que ce genre d'initiative risque de faire paraître suspects ceux qui gardent le silence. Mais c'est une question de rapport entre ce qu'on y gagne et ce qu'on y perd, et en l'occurrence, j'ai vraiment l'impression que cette campagne fait plus de bien que de mal.

      De fait, j'ai souvent entendu des gens me dire : "mais si les musulmans de base s'opposent à cette violence, pourquoi ne la dénoncent-ils pas ?" ; c'est pour ça que, quand j'ai vu la campagne pour la première fois, je me suis dit : "génial ! ça va leur clouer le bec". Sauf que du coup ce sont les autres qui pignent. Ahlàlà...

      Sinon, pour le bon et mauvais islam, je ne vois pas bien la différence entre nos deux positions. Dire qu'il y a un bon et mauvais islam, ou dire qu'il y a un bon et un mauvais usage de l'islam, la différence n'est-elle pas avant tout sémantique ?

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  2. Rapidement et comme je l'ai dit ailleurs en commentaire sur Fb, quand je disais à des amis lors des manifs que "j'étais contre celles-ci", on me répondait d'un air interrogateur: "ah bon??...pourtant...."-" Ben oui, pourtant..." et s'ensuivait une discussion sur la fait que ts les catholiques ne pensent pas forcément la même chose et pas forcément comme la hiérarchie... etc etc C'est vrai que pour ceux qui sont étrangers à nos"vécus", l'amalgame est vite fait...( Parfois, j'entendais aussi, oui, mais toi, tu n'es pas comme les autres...)

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    1. Moi aussi, je l'ai entendue, celle-là. Mais l'IPSOS m'a quand même un peu aidé à faire passer l'idée qu'on était peut-être plus comme les autres que les évêques ne voulaient le laisser croire... ^^

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