Vae victis !
« Malheur aux vaincus » : la phrase lancée par le chef gaulois
Brennos aux Romains, après le siège de Rome au début du IVe siècle av.
J.-C., est-elle en passe de devenir la devise officieuse de la France ou même
de l’Europe ?
Dans une société qui valorise l’argent, la possession et
l’accumulation du capital le plus important possible, de la plus grande masse
possible de biens matériels, et où l’argent permet tout, dans une société qui
exalte les riches et la richesse comme aucune autre ne l’a fait avant elle, les
pauvres, ceux qui n’ont pas ou peu, sont les vaincus par excellence.
Les pauvres sont brisés, broyés, écrabouillés par le Système
dont ils sont, non les seules, mais, avec les êtres vivants non humains, les
premières victimes. Smicards, travailleurs mal payés, chômeurs, immigrés, ils
peinent, souffrent, galèrent, et sont l’essentiel de notre société. Soumis à
une pression permanente, à la peur déchirante de perdre leur emploi, de ne pas
finir le mois, de n’avoir pas assez pour vivre avec un minimum de décence, sans
même parler de confort ou de plaisir, au drame de ne pas pouvoir offrir à leurs
enfants de quoi assurer une enfance ou un avenir heureux, à l’angoisse
quotidienne, interminable, éternelle, des problèmes qui s’accumulent et dont
ils ne voient jamais la fin, le Système leur arrache à peu près toute joie de
vivre.
Les pauvres sont manipulés, bien sûr, par des partis qui
profitent de leur faible éducation et de leur manque de réflexion politique
pour se maintenir ou se hisser au pouvoir. Les conservateurs de droite montent
les pauvres contre les encore plus pauvres, principalement les chômeurs, tandis
que la droite radicale les montent contre les pauvres d’ailleurs,
principalement les immigrés, chacun condamnant « l’assistanat » pour
conjurer le risque de les voir s’unir et se retourner contre les véritables
responsables de leurs malheurs : le Système lui-même et les riches qui en
profitent et le protègent.
Les pauvres, enfin, ne profitent même plus de l’image que
donnait d’eux le christianisme d’avant Luther, celle de vivante image et même
présence du Christ (« tout ce que vous faites au plus petit d’entre les
miens, c’est à moi que vous le faites »). Rendus responsables de leur
sort, l’État ne leur accorde plus sa protection qu’avec de plus en plus de
réticence et de moins en moins de libéralité.
Avec la crise écologique, les inégalités sont l’autre
immense enjeu de notre époque. Face à la tragédie de la pauvreté, à toutes les
échelles, la réponse est forcément de deux ordres complémentaires.
La lutte contre le Système, d’abord. De même qu’on ne
réglera pas la crise écologique sans mettre à bas le Système qui l’engendre en
permanence, on ne réglera pas la pauvreté sans refonder les bases même de notre
société. Il n’y a aucune fatalité de la pauvreté, pas plus qu’il n’y avait de
fatalité de choses qui avaient toujours existé et qui ont disparu, comme
l’esclavage. Opposer à la nécessaire mise à bas du Système une prétendue
fatalité de la pauvreté, c’est la réponse des faibles et des lâches qui ont
renoncé au Bon Combat, ou celle des privilégiés qui ne veulent pas perdre leurs
privilèges.
Mais la lutte contre le Système ne suffit pas. En attendant
Tol Ardor, ou le communisme, ou quelque utopie que ce soit, nous avons des
pauvres autour de nous, dont nous sommes responsables et que nous devons aider.
Cela s’appelle, traditionnellement, la charité. Elle ne peut pas et ne doit pas
chercher à se substituer à la construction d’un véritable État-providence, mais
elle n’en est pas moins absolument nécessaire.
La charité est, dans la lutte contre les inégalités, l’exact
symétrique des petits gestes et des petites réformes dans la lutte écologique.
Trier ses déchets, taxer le diésel, favoriser le recyclage, replanter des
arbres, renforcer les normes environnementales pour les entreprises, éteindre
les lumières quand on quitte une pièce, favoriser les énergies renouvelables, économiser
l’eau, décourager le transport routier, tout cela comporte un risque :
celui de faire croire que de telles mesures, si elles sont vraiment appliquées,
suffiront à nous sortir de la crise
environnementale sans renoncer à notre niveau de vie. Le risque est donc de
décourager les gens de se tourner vers l’écologie radicale, qui est pourtant la
seule réponse possible. Ce risque est réel et ne doit pas être
sous-estimé ; mais les avantages que nous tirerons de toutes ces mesures
est plus important encore, et elles doivent donc être prises.
De la même manière, le risque est réel que les gens et
l’État se reposent sur la charité privée, plus ou moins organisée par les
associations caritatives et humanitaires, et oublient l’indispensable refonte
systémique. Mais les avantages de la charité sont plus importants, car eux
seuls permettent de soulager, un peu, la douleur quotidienne des pauvres.
« À ceux à qui on a beaucoup donné, il sera beaucoup demandé ; à ceux
à qui on a beaucoup confié, il sera réclamé davantage » : les
privilégiés de ce monde n’ont le droit de se soustraire à aucun aspect de la lutte contre la pauvreté.
Et pourtant, de nos jours, un grand nombre d’entre eux ne
lutte plus contre la pauvreté, mais bien contre les pauvres. En France, en
Italie, des villes prennent des arrêtés pour interdire la mendicité. C’est
indéfendable. Il ne faut pas chercher à cacher la pauvreté ; bien au
contraire, la présence visible des pauvres doit être un rappel constant de
notre chance et surtout des devoirs qui en découlent. D’autres installent des
barres, des piques, des herses pour empêcher les SDF de dormir dans certains
lieux publics, ou interdisent d’offrir à manger à un mendiant. C’est honteux,
scandaleux, révoltant. En fait, c’est à vomir. Comment peut-on oser, quand on a
tout, prendre le peu qu’il a à celui qui n’a rien ? Le procureur de la
République de Saint-Étienne a requis 12 000€ d’amende contre un prêtre qui avait hébergé des sans-papiers. Comment est-ce possible ? Comment en
sommes-nous arrivés là ? Comment peut-on condamner quelqu’un pour être,
tout simplement, bon ?
On va m’opposer le droit, la loi, me dire que toutes
ces mesures sont légales. Je me fous de la loi. Si la loi est mauvaise, qu’on
la change. Si les parlementaires sont pervers, que les magistrats se rebellent.
Vae victis ne peut pas devenir notre
devise. L’amour ne peut pas être mis hors-la-loi.
Dans un conte que je lisais à mes petits-enfants il y a quelques jours, l'auteure expliquait que le grand péché de Sodome avait été le fait de punir ceux qui venaient en aide aux pauvres et donnaient à manger aux mendiants.
RépondreSupprimerJe préfère de très loin cette explication à celle qu'on retient traditionnellement ! ;-)
SupprimerMoi aussi!
Supprimermerci de votre réflexion limpide et sans a priori. C'est toujours un plaisir de vous lire: vos chroniques me rappellent où est l'essentiel de nos vies.
RépondreSupprimerJe me suis permis de la restituer avec un lien sur http://ccfdmorbihan.wordpress.com/
bien sûr, en cas de désaccord, je suis prêt à l'enlever...
Xavier
Au contraire, je vous remercie pour l'éloge et pour le petit coup de pub !
SupprimerBonjour. Je suis une fois de plus en total accord avec vous.
RépondreSupprimerCela fait longtemps que dans les stations de métro, les bancs ont été remplacés par des sièges individuels (ou des bancs convexes - ou concaves, je ne sais jamais), où il est impossible de s'allonger pour dormir. On ne sait jamais, que les sdf puissent s'installer un peu moins inconfortablement pour les nuits froides. ça me dépasse.