Après Hollande et la rafle du Vel’ d’Hiv, les ministres
espagnols nous offrent notre seconde grande polémique de l’été, cette fois-ci à
propos de l’avortement. Sujet immanquable, inratable, l’empoignade est assurée.
Comme dirait Calvin : aucun problème n’est résolu, mais on s’amuse.
Évidemment, toute la question est de savoir si on veut
avancer dans la résolution du problème, ou si on cherche seulement à tromper
l’ennui de ceux (ils sont bizarres, mais ils existent) qui ne trouvent rien à
faire pendant leurs vacances d’été. Sur ce sujet, il semble tellement
impossible de discuter sereinement qu’on serait tenté d’opter pour la seconde
hypothèse. Pour ceux qui pencheraient du côté de la première, cela dit, je
trouve frappant à quel point le débat est mal posé, ce qui le rend, dans l’état
actuel des choses, impossibles à résoudre.
Quand on bavarde avec les partisans ou les adversaires de
l’avortement, on s’aperçoit en effet qu’ils ne parlent pas du tout de la même
chose. Les premiers parlent du « droit de la femme à disposer de son
corps », les seconds parlent du « respect de la vie ». Ce sont
deux thèmes complètement distincts.
C’est très intéressant : les partisans de l’avortement
ne sont pas, par ailleurs, des gens qui n’ont aucun respect pour la vie
humaine ; ils ne militent pas systématiquement pour le rétablissement de
la peine de mort ou la militarisation à outrance. Inversement, les adversaires
de l’avortement ne sont pas automatiquement des ennemis de la femme ; ils
ne considèrent pas tous que les femmes devraient rester à la maison ou gagner
moins que leurs maris. Il est donc clair que, alors que tous s’imaginent parler
de l’avortement, ils parlent en fait tous d’autre chose. On est typiquement
dans un dialogue de sourds ; normal que personne ne s’entende (si tant est
qu’ils cherchent à s’entendre).
Or, il est assez simple de poser les bonnes questions, à
défaut de pouvoir les résoudre. Il suffit en fait de mettre clairement sur la
table les positions implicites des uns et des autres, sous-jacentes à leurs
revendications.
La position implicite (ou parfois explicite, mais jamais
étayée ou argumentée) des adversaires de l’avortement, c’est que dès la
fécondation de l’ovule par le spermatozoïde, l’œuf est un être humain à part
entière, et dispose donc exactement des mêmes droits que tous les autres êtres humains,
en particulier le droit au respect de sa vie. La position implicite des
partisans de l’avortement, c’est que tant qu’il se trouve à l’intérieur du
corps de sa mère, l’embryon ou le fœtus en développement n’est pas un être
vivant à part entière, mais une partie du corps de sa mère, et n’a donc pas de
droits propres.
Ces deux positions sont bien difficiles à tenir.
La première, parce qu’il n’y a pas grand-chose de commun
entre un ovule fécondé et un être humain formé. Bien sûr, il y a le patrimoine
génétique ; mais est-ce vraiment ce qui définit le mieux l’humanité ?
Un avenir humain, est-ce déjà l’humanité ? L’humanité ne réside-t-elle pas
davantage dans l’accomplissement de ses capacités que dans les gènes qui en
sont à l’origine ? D’ailleurs, il ne s’agit que d’un avenir possible, et tout ovule fécondé ne peut
pas donner un être humain : beaucoup meurent naturellement et
n’aboutissent jamais au développement d’un enfant.
La seconde, parce qu’on ne peut pas raisonnablement faire de
la naissance le moment où un être devient humain. Le fœtus est potentiellement autonome
bien avant ce terme, et deux semaines avant la naissance, il n’est pas extrêmement
différent de ce qu’il sera deux semaines après.
Il est donc clair qu’à un moment de la grossesse, moment qui
n’est ni la fécondation, ni la naissance, ce qui se trouve dans le ventre de la
femme devient un être humain. Bien
sûr, tracer une ligne serait peut-être réducteur et simplificateur. Il se
pourrait bien que le fœtus devienne progressivement
un être humain, qui plus est selon des rythmes différents selon les individus, et
qu’il soit donc impossible de tracer une ligne de démarcation claire et unique
entre un avant et un après l’acquisition de la nature humaine.
Mais le contraire pourrait aussi être possible, après tout ;
et surtout, la loi peut difficilement s’accommoder de nuances aussi subtiles. Il
est donc absolument nécessaire de tracer cette ligne, de dire à partir de quel
moment l’embryon devient un être humain à part entière, et dispose donc de
droits qui peuvent éventuellement entrer en conflit avec ceux de ses parents.
Pour moi, cette ligne est le début du fonctionnement du
système nerveux central, parce qu’il me semble que l’activité du cerveau est ce
qui est le plus constitutif de notre humanité. De mon point de vue de croyant,
je dirais que le début du fonctionnement du système nerveux central est le
moment où Dieu insuffle l’âme dans le corps en développement ; mais on
peut très bien tracer exactement la même ligne à partir d’un raisonnement
parfaitement athée. On peut aussi tracer une autre ligne, tant qu’on pose des arguments en sa faveur.
Qu’est-ce que cela peut donner socialement et juridiquement ?
Avant ce point de basculement (c’est-à-dire entre la 10e et la 14e semaine d’aménorrhées),
les parents sont, moralement, absolument libres de faire ce qu’ils veulent de l’embryon,
puisqu’il ne s’agit ni d’un être humain, ni d’un être vivant indépendant, et qu’il
ne dispose donc d’aucun droit. L’avortement doit donc, en début de grossesse, être
entièrement libre. Et ce laps de temps semble tout de même
suffisant pour décider si on veut garder un enfant ou non.
Ensuite, le fœtus devient humain, et acquiert donc des droits.
Il cesse d’être une partie du corps de sa mère pour devenir le corps de quelqu’un
d’autre, qu’elle abrite. Ce qui signifie qu’on ne peut plus en disposer comme s’il
s’agissait d’un objet. Cela ne veut pas dire qu’il a tous les droits pour autant, ni que sa mère cesse d’en avoir. Ainsi,
s’il est avéré que la grossesse ou l’accouchement mettent en péril la vie de la
mère, il me semble logique que les parents aient le droit (mais pas l’obligation)
d’avorter : la vie de l’enfant vaut quelque chose, mais elle ne vaut pas
plus que celle de sa mère. Mais sans motif extrêmement sérieux, l’avortement
devrait être interdit après ce terme, puisqu’il s’agirait alors d’un meurtre.
Encore une fois, on peut parfaitement choisir de tracer une autre ligne
que celle du système nerveux central. Mais on ne peut pas se passer de tracer
une telle ligne ; et on ne peut pas dire que tuer ce qu’on considère comme
un être humain n’est pas un meurtre. Le vrai débat de société devrait donc être
là, et pas dans les arguties stériles qu’on entend depuis 40 ans : quand commence
la vie humaine ? Il ne sert à rien de parler de droits des femmes et de
respect de la vie tant qu’on n’aura pas résolu cette question qui est à la base
de toutes les autres.
Bonsoir,
RépondreSupprimerCette note est ancienne mais vous en avez parlé ailleurs, et cela me fait réagir.
Tout d'abord, je suis ravie d'avoir lu sous la plume de quelqu'un d'autre que moi que la vie de l'enfant ne vaut pas plus que celle de sa mère... Cela choque souvent de dire cela, et pourtant je trouve cela fondamental. Sur un autre sujet, l'accouchement sous le secret, j'ai un peu le même raisonnement, ce qui m'a valu une belle engueulade avec une amie : oui, je comprends la souffrance des enfants nés sous le secret ; mais je comprends aussi celle des femmes qui ont fait ce choix et je ne hiérarchise pas l'une par rapport à l'autre. Le besoin pour elles de cacher leur identité n'a pas moins d'importance que le besoin qu'elles laissent aux enfants de connaître cette identité... La différence fondamentale avec votre sujet du jour est que dans le cas de l'accouchement sous le secret, les deux parties sont vivantes, alors que dans le cas de l'avortement, il s'agit bien du droit de l'une à tuer l'autre (faire tuer) pour protéger sa propre vie. La question des "motifs extrêmement sérieux" est du coup extrêmement difficile à résoudre : qui décide si le motif est assez sérieux ? qui mesure le risque pour la femme, en dehors du risque strictement physique dont on peut penser qu'il ne relève que du corps médical ?
L'autre remarque, par contre, c'est que vous savez sans doute qu'il n'est pas si évident de savoir au bout de dix semaines d'aménorrhée si on veut garder l'enfant ou non, tout simplement parce qu'il n'est pas toujours si simple de savoir avant ce moment qu'on est enceinte (et je ne parle pas de déni de grossesse, hein).
Il y a eu une ébauche de débat sur cette question quand le délai légal pour l'IVG en France est passé de 12 à 14 semaines d'aménorrhée. Mais il est clair que cela n'est pas allé bien loin, au moins dans le "grand public", alors que c'est la clef de la question.