dimanche 10 avril 2022

It’s the ideology, stupid!

En 1992, James Carville avait tout d’abord milité pour, puis expliqué, la victoire de Clinton par sa célèbre formule : « It’s the economy, stupid! » Trente ans plus tard, la recomposition (apparente) du paysage politique français s’explique par un autre paradigme, celui de l’idéologie, non pas au sens péjoratif qu’on donne parfois au mot, mais dans son acception première, celle d’un ensemble de valeurs et de croyances organisées qui forment une vision du monde, de l’homme et de la société.

Car on a tendance à l’oublier : la première justification de l’existence d’un parti politique, c’est l’idéologie qu’il porte et prétend faire arriver au pouvoir. D’autres logiques, notamment clientélistes (« parti des profs » contre « parti des flics »…) peuvent entrer en ligne de compte, mais ne sauraient suffire à fonder un parti. Et l’analyse idéologique est limpide : il y a au moins 20 ans que les grands partis qui ont structuré la vie politique française n’ont plus d’avenir. Je le disais déjà dans un long texte écrit juste après la victoire de Macron en 2017 (et légèrement remanié après la crise sanitaire) ; les résultats des élections ce soir me donnent une confirmation dont moi-même, je l’avoue, je n’espérais pas l’ampleur.

Mais il me semble que l’apparente recomposition en cours depuis 2017 est dans l’ensemble assez mal analysée par les commentateurs. On parle de disparition de la frontière gauche / droite, ou d’une nouvelle opposition entre mondialistes et patriotes ; aucune de ces grilles de lecture n’est vraiment juste. Et pour mieux comprendre le mouvement en cours, il est indispensable de revenir, d’abord, à la définition de ce que sont la droite et la gauche.

Dans le texte cité plus haut, je définissais la droite en cinq points :

§  le fait de penser que le mal est inhérent à la condition humaine et ne peut être éradiqué par un changement des structures politiques et sociales ;

§  le fait de donner la priorité à l’existant, notamment en politique, par méfiance envers les utopies ou les révolutions ;

§  l’ancrage prioritaire dans un passé qu’il s’agit de transmettre ;

§  la priorité accordée au particulier sur l’universel en cas de conflit entre les deux pôles ;

§  la priorité accordée à la liberté sur les autres valeurs en cas de conflit, notamment face à l’égalité (ce qui prend souvent la forme de la défense du droit du plus fort, notamment en économie).

 

Symétriquement, la gauche me semblait pouvoir être définie également autour de cinq points :

§  l’idée que l’amélioration de la condition humaine peut aller jusqu’à « la perfection du bonheur » (pour reprendre le mot de Saint-Just), car elle dépend essentiellement des structures politiques et sociales dans lesquelles il s’inscrit et qu’il est possible de transformer ;

§  par conséquent, le désir de trouver un système parfait et de le faire advenir, au besoin par la révolution ;

§  l’ancrage prioritaire dans un avenir qu’il s’agit de faire advenir ;

§  la priorité accordée à l’universel sur le particulier, ce dernier étant parfois même voué à disparaître ;

§  la priorité accordée à l’égalité sur les autres valeurs en cas de conflit (ce qui, en économie, prend notamment la forme d’un interventionnisme étatique visant précisément à corriger les effets inégalitaires de la loi du plus fort).

Bien sûr, certains vont hurler : il est évidemment bien plus confortable de définir la droite par la défense de l’argent, des profits et des privilèges contre les gens, la vie et les faibles. Ma définition a toutefois un avantage considérable sur celle-ci : elle permet à des gens de droite par conviction de s’y reconnaître. Définir la droite par l’égoïsme tient donc plus de l’invective que d’un travail intellectuel honnête.

Cette double définition appelle un premier constat : elle souligne le lien entre ce qu’on peut appeler la « gauche modérée », ou « molle », ou « de gouvernement », ou « de responsabilité », et « l’extrême-gauche », ou la gauche « radicale » – la gauche modérée veut un peu d’égalité, la gauche radicale veut beaucoup d’égalité. En revanche, le parallèle ne marche pas du tout pour le rapport entre droite et « extrême-droite », ou « droite radicale ». Certes, on retrouve dans cette droite radicale des éléments de ma définition de la droite (notamment la priorité accordée au particulier sur l’universel) ; en revanche, il est manifestement impossible de croire que la droite modérée voudrait un peu de liberté et que l’extrême-droite en voudrait beaucoup.

Une seule explication à cela : alors que la gauche radicale est effectivement une idéologie de gauche poussée à son maximum, l’extrême-droite n’est pas du tout une idéologie de droite poussée à son maximum. C’est autre chose, et cette autre chose est avant tout caractérisée par la valeur centrale qu’elle met au-dessus de tout : l’identité. Défense de l’identité qui la pousse notamment à chercher l’homogénéisation du corps social par le rejet des étrangers d’une part, mais d’autre part et plus généralement de tout ce qui peut le rendre hétérogène : les cultures immigrées (qu’il s’agisse de croyances, d’habillement, de manières de manger, etc.), les opposants politiques, les sexualités minoritaires trop voyantes, et j’en passe. Plutôt que « d’extrême-droite » ou de « droite radicale », termes qui apparaissent comme extraordinairement trompeurs, il serait donc infiniment préférable de parler, par exemple, « d’identitarisme ».

Il n’y a donc en réalité jamais eu de bipartition gauche / droite, mais bien plutôt une tripartition gauche / droite / identitarisme, et ce depuis au moins un siècle. Ce qui a pu donner l’impression contraire, c’est une pure illusion d’optique : à certains moments historiques donnés, un des trois blocs semble absent. De 1945 aux années 1980, l’identitarisme (ce qu’on appelle donc classiquement « l’extrême-droite »), laminé et marqué au fer rouge par son comportement pendant la Seconde Guerre mondiale, disparaît politiquement – mais pas idéologiquement, ce qui prépare sa renaissance.

L’autre facteur qui perturbe les analyses, c’est qu’évidemment il est rare d’être, en politique, « chimiquement pur ». L’histoire a notamment brouillé les frontières et conduit à des hybridations nombreuses entre ce que j’appelle « la droite » et ce que j’appelle « l’identitarisme ». Des gens comme Éric Ciotti, François-Xavier Bellamy, Laurent Wauquiez, Christine Boutin en sont de belles illustrations : identifiés comme « de droite », ils sont en fait bourrés de scories d’identitarisme. À mon sens, quelqu’un comme Macron est justement beaucoup plus « de droite » qu’eux (René Rémond aurait dit « orléaniste »…). Mais ces abâtardissements, en quelque sorte, ne rendent pas les définitions de base moins pertinentes.

Le second grand constat qu’il faut en tirer, c’est que nous vivons dans un monde de droite. Notre société est organisée selon un Système de droite. Pour cette raison, la grande frontière aujourd’hui ne passe effectivement pas entre la gauche et la droite, mais elle ne passe pas plus entre les patriotes et les mondialistes. Elle passe entre ceux qui veulent conserver le Système d’une part (et qu’on peut appeler les « conservateurs » ou « la droite » de manière à peu près indifférente, puisque c’est précisément ce Système de droite qu’ils veulent préserver), et d’autre part ceux qui veulent le détruire, en sortir et construire autre chose (et que je serais tenté d’appeler les « radicaux »).

La grande force des conservateurs, c’est qu’ils peuvent facilement s’entendre entre eux, puisque justement ils veulent garder les choses en l’état. Bien sûr, ce conservatisme s’accommode de courants, de nuances internes : certains veulent garder le Système en le rendant un tout petit moins inégalitaire, d’autres un tout petit peu plus libéral, d’autres un tout petit peu plus interventionniste ; mais au fond, tout ça n’est pas bien grave, parce que tous s’entendent sur l’essentiel : la conservation du Système. C’est précisément cette clarification idéologique qui a permis à Macron de rassembler autour de lui des gens qui auparavant militaient dans des partis faussement opposés (faussement, puisqu’une fois au pouvoir ils menaient la même politique), de Jean-Yves Le Drian, Richard Ferrand et Christophe Castaner jusqu’à Gérald Darmanin et Éric Woerth, en passant par François Bayrou.

Les radicaux, au contraire, sont eux-mêmes violemment opposés, puisque ce n’est pas tout de savoir qu’on veut sortir du Système, encore faut-il savoir ce qu’on veut mettre à sa place. Il y a donc, fondamentalement, deux grands radicalismes, un de gauche, incarné aujourd’hui par Jean-Luc Mélenchon, et un identitaire, incarné aujourd’hui par Marine Le Pen.

Hors ces trois pôles, il n’y a plus guère de salut pour des partis politiques. Il y a bien deux autres radicalismes qui pourraient prétendre opposer d’autres contre-modèles au Système : l’écologie radicale et l’islam radical. Mais tous deux sont pour le moment complètement marginaux et on peut se permettre de les mettre temporairement de côté. Mention spéciale tout de même, au passage, à Yannick Jadot, dont le score lamentable s’explique là encore assez simplement : promouvant une écologie compatible avec la croissance, le capitalisme et l’industrie, qui pouvait bien voter pour lui ? Si vous êtes vraiment écologiste, vous savez que ça ne peut pas marcher ; et si vous n’êtes pas vraiment écologiste, pourquoi voter pour EELV ?

Avant tout autre facteur explicatif, je suis donc convaincu que c’est cette clarification idéologique qui explique l’effondrement des grands partis de la Ve que sont le Parti socialiste et les Républicains. Car tous les deux souffraient d’une incohérence idéologique, et étaient fracturés, déchirés entre deux pôles opposés.

Les Républicains étaient déchirés entre ceux qui étaient au fond de droite et donc d’accord sur l’essentiel avec Macron, et ceux qui étaient au fond identitaires et donc d’accord sur l’essentiel avec Le Pen. En 2017, ils étaient portés par l’espoir de victoire, puisque celle-ci semblait acquise jusqu’à l’éclatement de l’affaire Fillon ; cette certitude de l’emporter pouvait leur permettre de dépasser cette contradiction interne. C’est ce qui explique qu’à droite, la « recomposition », ou plutôt la clarification politique, n’était pas encore aboutie en 2017, d’où un score élevé de François Fillon (un exemple assez typique d’hybridation entre droite et identitarisme), qui finissait troisième. En 2022, c’est terminé, et sans perspective de prise du pouvoir politique, les contradictions idéologiques internes ont achevé le parti. Valérie Pécresse en a été l’incarnation : faisant entendre sa différence en 2017 avec le reste de son parti, elle avait précisément démarré sur le refus de l’hybridation avec l’identitarisme ; elle n’a pas su tenir ce cap, et a fait la course derrière Ciotti, Le Pen et Zemmour, donnant en plein dans la contradiction dont je parle – la sanction est sans appel.

Pour le PS, c’est pire encore. La clarification a été plus ancienne, car sans espoir de victoire en 2017, ils se sont écroulés sous le poids de leurs incohérences dès cette date. Leurs contradictions étaient par ailleurs plus lourdes encore, car si les Républicains étaient déchirés entre deux familles idéologiquement différentes et même difficilement réconciliables, ils faisaient au moins, une fois au pouvoir, la politique pour laquelle ils avaient été élus. Le PS, au contraire, souffrait de cette évidence que « gauche de responsabilité » était un oxymore : élus sur des programmes, sinon de gauche, du moins de réelle social-démocratie, ils menaient ensuite les mêmes politiques de droite que leurs prétendus adversaires – la sanction a été plus précoce, et elle est aujourd’hui plus forte.

Maintenant, tout ça permet de se compter. Les conservateurs et partisans du Système : Macron + Hidalgo + la quasi-totalité de Pécresse + une solide partie de Jadot = 36 à 38% des Français. Les radicaux identitaires : Le Pen + Zemmour + la quasi-totalité de Dupont-Aignan = 32 à 33% des Français. Les radicaux de gauche : Mélenchon + Roussel + Poutou + Arthaud = 25 à 26%. Quels sont les principaux enseignements à en tirer ?

1. Ceux qui veulent sortir du Système pèsent 57 à 59% de l’électorat, contre 36 à 38% qui trouvent qu’il faut y rester. Non seulement les défenseurs du Système sont en train de devenir minoritaires, mais la dynamique s’apparente à un écroulement : en 2007, les partisans du Système totalisaient plus de 75% des voix au premier tour ; en 2012, 65% ; en 2017, 50%.

2. Néanmoins, ceux qui veulent sortir du Système ne semblent pas en mesure de prendre le pouvoir, faute de s’entendre sur ce par quoi il faut le remplacer. Les partisans du Système peuvent bien être devenus moins nombreux que ceux qui veulent en sortir ; mais ils sont toujours plus nombreux que ceux qui veulent le remplacer par un système égalitaire et que ceux qui veulent le remplacer par un système identitaire, pris séparément. Chaque radicalisme déteste le Système, mais craint le radicalisme d’en face, ce qui assurait à peu près la victoire de Macron quel que soit son opposant (Le Pen peut gagner, mais elle a très peu de chances).

3. Enfin, il ne faut pas oublier qu’au sein des radicaux, les identitaires l’emportent de très loin sur la gauche. La non-accession de Mélenchon au second tour n’est en rien un hold-up démocratique ; c’est plutôt s’il était passé que c’en serait un ! Si on ne compte que les radicaux, c’est-à-dire les anti-Système, le bloc des identitaires dépasse celui de la gauche de 6 à 8 points de pourcentage ; et ce qu’on appelle classiquement « l’extrême-droite » dépasse l’ensemble de ce qu’on appelle classiquement « la gauche » (toute la gauche, radicale ou conservatrice) d’un point de pourcentage.

Avis à tous les amateurs de démocratie.

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